Questions à Marie-Hélène Lafon, autrice d'un essai sur Cézanne

Cézanne, Des toits rouges sur la mer bleue (Flammarion, 2023)
Marie-Hélène Lafon
© Musée d’Orsay / Sophie Crépy

Marie-Hélène Lafon est romancière. Elle a publié une dizaine de romans dont les récents Histoire du fils (Prix Renaudot 2020) et Les Sources (2023), tous deux chez Buchet Chastel. Elle s'autorise un pas de côté pour écrire sur Cézanne. Paru en septembre 2023 aux éditions Flammarion, Cézanne, Des toits rouges sur la mer bleue, essai très personnel, est l'occasion pour nous de rencontrer l'autrice qui nous livre son regard sur le peintre d'Aix-en-Provence, son travail, son intimité.

Pourquoi Cézanne ?

Parce que, à partir du moment où j’avais accepté de me lancer dans cet exercice, vertigineux pour cause d’illégitimité d’écriture autour de la peinture, j’ai pensé d’abord et uniquement Cézanne ou Van Gogh. Et finalement pas Van Gogh parce que j’ai eu peur de ne pas pouvoir approcher de sa folie. Non pas que Cézanne n’ait pas ses vertiges, mais pour le dire sommairement, il semble moins fou, au sens malade et absent à lui-même, dans une douleur d’être terrifiante, que Van Gogh. Même si Cézanne m’a toujours semblé très douloureux. Donc pas Van Gogh. Et Cézanne, d’abord et avant tout pour son rapport à un pays, à ce que j’appelle les choses vertes, et à un paysage, ce que j’appelle, le corps du pays. Je dis toujours que je suis entrée en « Cézannie » par les sous-bois, par ce rapport au pays premier qui, dans sa peinture, m’a très vite sauté aux yeux, à la gueule et au corps, ce rapport définitivement fusionnel, ombilical, nourricier, ce qui n’exclut pas la colère et le désir de s’en arracher, de s’en éloigner. C’était de l’ordre de l’intuition, mais ce que j’ai pu lire de la biographie de Cézanne, de sa correspondance, ne m’a pas détournée de cette intuition. Il écrit « quand on est né dans ce pays, c’est foutu » ; on n’est pas dans un rapport fusionnel, toujours heureux, et du côté de la plénitude. Il a besoin que ce pays lui manque, il a besoin d’en être éloigné puisqu’il passe son temps à en partir et à y revenir. Quand il est loin, il dit qu’il serait mieux à Aix, et quand il est à Aix, il passe beaucoup de temps à dire qu’il serait mieux ailleurs. Il y a de la pose, certainement, mais pas seulement. Donc c’est probablement le rapport complexe, attaché/arraché au pays qui m’a tirée vers Cézanne, et il m’a tirée par sa peinture, parce que sa peinture le dit.

Dans votre ouvrage, vous livrez, à travers le regard des proches du peintre, une sorte de portrait en creux. Comment s’est décidé l’ordre d’apparition des membres de cet entourage ?

Alors ça, c’était très empirique. Le premier texte que j’ai mis sur l’établi, que j’ai écrit pour ce chantier, c’est celui qui ferme le livre, le texte du jardinier Vallier. J’ai commencé avec le jardinier probablement parce que c’est celui avec lequel je me sentais le plus en affinité. Mais l’ayant écrit, j’ai pensé qu’il faudrait finir par lui, ne serait-ce que parce que c’est le dernier tableau, le dernier modèle, ce sont les derniers jours, la fin. Vallier aussi est vieux et usé. Il y a quelque chose de crépusculaire dans ces pages, et de très doux en même temps. J’ai donc commencé par ce texte-là. Ensuite, j’ai écrit les autres en arborescence, comme je fais souvent, c’est-à-dire en poussant l’un, puis l’autre, en revenant à l’un. Les autres, ils sont quatre, ce sont les trois familiaux, la mère, le père et Hortense, et le Docteur Gachet. J’ai eu des hésitations. J’ai beaucoup pensé à Pissarro. Il me fallait un homme de la peinture, il me fallait une voix qui vienne du milieu qui était le sien, puisque Cézanne avait un milieu professionnel, qui était celui de la peinture. Même s’il s’y sentait parfois en porte-à-faux, il n’empêche qu’il en faisait partie, quitte à jouer le rôle de l’exclu. Il me fallait un homme de ce milieu-là, et finalement, je suis allé du côté du Docteur Gachet à cause de Van Gogh (ndlr : le Docteur Paul Gachet est indissociable de la dernière période de la vie de Van Gogh à Auvers-sur-Oise). Il se peut aussi que ce qu’il y a de rayonnant chez Pissarro, dans sa peinture, dans son corps, dans sa barbe, dans ce que les autres disent de lui, m’ait tenue un peu à distance. Gachet est plein d’envie, peut-être de rancœur, de vieilles douleurs. Je ressens toujours ce personnage comme quelqu’un que la peinture crucifie, et le film de Pialat m’a confortée dans cette idée. Il sait qu’il ne sera jamais un grand peintre. Je me suis laissé dire que Gachet et son fils auraient fait des faux. Qu’est-ce que cela dit, ça, de son désir de peinture ? C’est ce désir avorté de peinture qui m’a fait le choisir, le poids de Van Gogh et son désir avorté de peinture.

 J’ai eu beaucoup de problème avec la distribution familiale. Évidemment Marie, la sœur eût été passionnante, le fils, Paul, aussi. Il a fallu que je fasse des choix. Il y avait les textes où je me livre à des variations libres sur le rapport que j’ai à la peinture de Cézanne, sur ce que je peux flairer des gestes de peinture de Cézanne et de ses tensions, ce que dit son atelier, par exemple. Et puis il y avait ces coulées dans la peau de l’un ou de l’autre. Souvent je mène les textes de front. Et il y a eu un moment, très tardif dans l’écriture, où je me suis demandé comment j’allais les disposer. C’est vraiment de l’ordre de la composition. C’est empirique mais il y a quand même une visée chronologique. Ce qui m’a gênée, c’est qu’il y a un certain déséquilibre dans les années : 1873, 1874, ensuite on passe à 1886 avec le père, puis 1897 avec Hortense et la mort de la mère, et ensuite le jardinier (ndlr : 1906). Mais j’étais gênée par ce déséquilibre au début. Il se trouve que l’année qui a vu la fréquentation assidue de Gachet auprès de Cézanne et Pissarro, c’était 1873. J’eusse pu décaler la mère dans un souci d’équilibre mais il y avait cette lettre, datée de 1874 (ndlr : lettre de Paul Cézanne à sa mère, envoyée de Paris et datée 26 septembre). Les livres se font en se faisant. J’aime beaucoup penser en terme de symétrie et il aurait fallu trouver une date plus éloignée de 1873, plus proche de 1886, mais cette lettre ouvrait une piste, et finalement cela s’est fait ainsi.  Enfin le texte du début, je l’ai écrit à la fin car j’ai ressenti la nécessité d’articuler ce chantier-là au précédent, celui des Sources (ndlr : Les Sources, Marie-Hélène Lafon, Buchet Chastel, janvier 2023).

Marie-Hélène Lafon devant Le Portraint de Madame Cézanne (Hortense)
© Musée d’Orsay / Sophie Crépy

Ce qui frappe, c’est le décalage entre Cézanne et sa famille, son père, sa mère, son épouse… Leur regard sur sa peinture est sévère : ils la qualifient de « pas finie ». Vous écrivez que « les familles peuvent être des champs de bataille ». On a l’impression que, pour Cézanne, c’est même une peine à perpétuité. Lui-même appelle sa femme et son fils, « la boule et le boulet. »

Oui, et toute la jeunesse de Cézanne est dans cette âpreté, en effet. Il y a une date, 1886, où il finit par céder à l’insistance de sa sœur, et épouse Hortense, non pas qu’Hortense ait été aux yeux de Marie Cézanne l’épouse idéale mais son frère était en état de péché, et c’était manifestement pour elle une plaie vive, ensuite, six mois plus tard le père meurt. Il y a un champ de bataille, et dans cette année-là, quelque chose bascule, à savoir qu’on en termine avec ce mensonge de quatorze années. Pendant toutes ces années, la mère et la sœur ont menti au père, lequel se doutait bien qu’il y avait quelque chose, il y a même des témoignages, qui semblent attester qu’il savait, mais on ne lui disait pas les choses. Ces secrets de familles, que tout le monde flaire plus ou moins, sont particulièrement cuisants dans la famille de Cézanne.  

Ce qui m’a beaucoup saisie aussi, dans la jeunesse de Cézanne, c’est quand il dit que les membres de sa famille sont les êtres les plus emmerdants qu’il connaisse, et pourtant, il y passe énormément de temps dans cette famille ; attaché/arraché, il ne peut pas s’en défaire. Et ensuite, dès que le père est mort, cela bascule complètement, « Mon père est un saint homme, il m’a laissé 25 000 francs de rente ». Point final, plus d’objection et plus jamais un mot plus haut que l’autre au sujet du père. Après 1886, tout ce monde-là va trouver un modus vivendi, que favorise l’abondance matérielle. La période âpre où il fallait demander de l’argent à Zola pour terminer les fins de mois, et parfois à Pissarro qui n’en avait pas beaucoup, est terminée. On sent qu’il y a moins d’âpreté dans les rapports de couple. Hortense est la plus opaque des cinq (Gachet, le père, la mère, Hortense et Vallier), c’est celle qui m’échappe le plus. J’aurais pu continuer à écrire sur Hortense, autour d’Hortense, à l’intérieur.  Sa façon d’être avec Cézanne, le père de son fils, son compagnon puis son mari, et jusqu’au bout, sa façon de considérer sa peinture, de figurer dans sa peinture, me paraissent totalement stupéfiantes et inépuisables. J’invente autour d’Hortense, sa jeunesse ; cela dit j’ai des repères, il y a des points fixes, mais ensuite, je vais déployer des choses concernant Madame Cézanne mère, qui sont des choses flairées, à l’instinct, mais je ne cherche pas à asseoir la véracité. Ce qui reste très opaque, c’est ce qu’il en était au juste de ce couple. Il y a des faits objectifs, à savoir qu’elle faisait valser les rentes, qu’elle fera beaucoup valser aussi l’argent, énorme, que rapporteront les tableaux par le truchement de son fils après la mort de Cézanne, et il y a tout de même ce qu'elle a dit à Matisse, que Renoir et Monet eux savaient leur métier de peintre. C'est terrible. Mais ces propos très durs, elle les tient d’autant plus que Cézanne lui interdisait toute parole sur la peinture, il ne reconnaissait à sa parole aucune validité, ça aussi c'est attesté par la correspondance : « elle ne raconte que des bêtises. »

Vous lui faites dire des choses assez drôles tout de même. Je vous cite : « Pas fini, elle en revient toujours à ça. Les natures mortes sont mieux, les pommes surtout, elle reconnait que c’est bien, il faut poser comme une pomme, c’est lui qui le dit ; il s'y connaît en pommes… »

Elle est de mauvaise foi évidemment, car elle sait bien que la peinture de Paul Cézanne ne s'arrête pas aux pommes, aux pichets et aux rochers, elle le sait bien, mais c'est une femme humiliée en fait. Elle a été probablement très longuement humiliée par le jeune Cézanne mais cela nous échappe complètement ; mais aussi, ça c'est sûr, par la famille Cézanne, la tribu. Après le mariage, une fois que le lien sera officiel, elle et son fils seront « intermittents du spectacle » à Aix. Ils ne resteront jamais toute une année à Aix, et quand ils y sont, on le voit très bien dans la biographie de Cézanne par John Rewald et on le constate aussi sur le site internet des amis de Paul Cézanne où il y a beaucoup d'indications au sujet d’Hortense Cézanne, elle va, elle vient mais rester à Aix tout le temps en position conjugale avec Paul Cézanne, non. Mais ça ne veut pas dire qu'ils n’ont pas trouvé un modus vivendi, et ça aussi, c'est intéressant. Ils en ont trouvé un malgré tout. Ils ne sont peut-être pas accordés mais ils sont encordés. Et il y a ce fils : Paul Cézanne ne représente quasiment qu'une fois son père, mais en revanche peint beaucoup son fils. Paul Cézanne qui avait une relation tellement empêchée avec son père, lui qui pourtant était mal parti en tant que père, aura ensuite, quand son fils devient un homme, une relation de très grande confiance avec lui. C'est très beau, ça. Il reconnaît à son fils les qualités qu'avait son père, pour être dans le monde, gérer ses affaires, être efficace, et cetera. Il pense que son fils a ces qualités-là que lui n’a pas, et qu‘il les tient de son père. Vous vous rendez compte ? Mais le temps a passé.

Paul Cézanne
Pommes et oranges, vers 1899
Musée d'Orsay
Legs comte Isaac de Camondo, 1911
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
See the notice of the artwork

Cette relation avec le fils donne l’impression de sortir enfin Cézanne de la solitude, car il vit dans une grande solitude dans cette famille.

Oui, une très grande solitude, absolument, une très grande solitude dans cette famille et dans le monde, parce que, par exemple, il a des relations profondes, suivies, excellentes avec Camille Pissarro, mais on trouve dans sa correspondance des passages où il dit pis que pendre de Pissarro. Il va être capable d’être dans un lien avec quelqu'un, puis, le jeu de cartes va se retourner et il deviendra extrêmement critique voire même agressif. Il avait des cycles comme ça, à peu près avec tout le monde, donc, en effet, ça creuse une solitude.

Avec Pissarro, qui lui a appris à composer ses paysages, c’était peut-être l’élève qui essayait de tuer le maître ?

Oui, Pissarro avait ce côté-là en effet, et en même temps, j'aime bien regarder les photos où on les voit partir au paysage. Pissarro avec sa barbe blanche. Il était plus âgé, et il y a quelque chose de paternel chez lui, Pissarro en père universel. Mais il y a aussi de l'amitié, vous voyez, quelque chose qui les met davantage sur un même pied l'un et l'autre, comme embarqués sur le même bateau de peinture.

Vous avez qualifié ce livre de pas de côté, par rapport à vos romans, on y retrouve cependant vos thèmes de prédilection : la famille, la transmission. Est-ce ce qui vous a attirée vers Cézanne ou, au contraire, est-ce Cézanne qui vous y a ramenée ?

Les deux en fait. Je crois que, plus ou moins à tâtons et à l’instinct, je percevais que j'allais retrouver ces chemins familiers, ou ces ornières sempiternelles, on les appelle comme on veut, sur le territoire de Cézanne. C'est le peintre Vincent Bioulès, le dédicataire de ce livre sur Cézanne, qui emploie ce proverbe espagnol dans un livre d'entretiens : « On ne saute pas hors de son ombre ». Quoi que j'écrive, je ne sauterai pas hors de mon ombre. Quand bien même j’aurais abordé Van Gogh ou une figure apparemment beaucoup plus paisible et solaire, j’aurais retrouvé les sempiternelles questions des familles, de la transmission, du silence, du secret. De toute façon, quoi qu'on fasse, où qu'on se tourne, quand il y a création en général, qu'elle soit littéraire, picturale ou musicale, il y a un terreau de cet ordre-là. C'est que quelque chose souvent, condition nécessaire mais pas suffisante bien sûr, a manqué, n'a pas été dit, a fait défaut. C'est dans cette absence, dans ce manque que s'inscrit, que se creuse, que se fiche comme une écharde sous un ongle, le désir, la nécessité de la création. Je crois que c'est pour ça qu’on n’échappe pas à ces tropismes-là.

Marie-Hélène Lafon
© Musée d’Orsay / Sophie Crépy

Vous avez visité des musées, dont Orsay et l’Orangerie, mais aussi d’autres lieux liés à Cézanne : que vous ont apporté ces visites pour votre récit ?

C’est un processus qui n’est pas le mien habituellement, il m'arrive rarement d'aller sur des lieux pour en écrire. Ça m'est arrivé quelques fois mais c'est très rare. Là, en revanche, je me suis dit que je ne pouvais pas tenter ce travail sans aller respirer, tâter, toucher de près, la montagne Sainte-Victoire, les carrières de Bibémus que je ne connaissais pas. Il fallait vraiment que je les voie. Et surtout l’atelier, parce qu‘on m’en avait parlé, j'avais aussi vu un documentaire réalisé par Sophie Bruneau, une documentariste belge (ndlr : Cézanne, Sophie Bruneau, Alter Ego Films, 2021), et je m'étais dit : il faut que j'y aille, je pense que ça va me dire quelque chose. Je ne m'étais pas trompée : la fente, l'échelle, la lumière… Le côté un peu foutraque et vieillot de cet endroit le rend très vibrant, pas seulement émouvant, mais vibrant, habité, enfin pour moi. Je comprends très bien que l'on puisse traverser ce lieu sans être touché mais en ce qui me concerne, il m'a fait une impression très forte, qui est liée aussi au fait que je l'ai vu en juin 2022 au moment d’une grande canicule, une de ces premières canicules précoces. Il faisait une chaleur de bête et cette chaleur m'a immédiatement renvoyée à ce que Cézanne écrit dans ses dernières lettres sur la chaleur terrible de son dernier été qui le tient éloigné de cet atelier. Il ne peut pas y aller parce qu'il fait trop chaud pour son corps d'homme malade. Il n’est pas très âgé mais il est diabétique. Mais en dépit de tout, la peinture continue jusqu’au bout. « Je veux mourir en peignant », écrit-il et il meurt en peignant. On le ramasse à la suite d’un orage très violent, dans un fossé avec son travail en cours répandu au sol. Il était parti au paysage. Il en revient pour mourir.

À propos de l’atelier des Lauves, vous parlez de cette échelle et de sa dimension symbolique ce qui donne lieu à une parenthèse de quelques lignes où vous parlez de vous.

Quand j’y suis allée, j’ai vu cette échelle, j’ai commencé à écrire quelques semaines après, et avant, j’avais beaucoup lu. Comme une élève appliquée, je lis, je prends des notes. J'adore les biographies, et je me suis régalée avec la biographie de John Rewald. J'ai lu aussi en parallèle les soixante-dix pages de la chronologie très détaillée établie par Isabelle Cahn dans un catalogue très ancien mais formidable (ndlr : catalogue de l'exposition « Cézanne » aux Galeries nationale du Grand Palais, du 25 septembre 1995 au 7 janvier 1996, éd. Rmn, Paris). J'étais donc très au fait, de manière superficielle évidemment, je ne suis pas spécialiste, mais j'étais quand même relativement au fait des circonstances biographiques. J'arrive dans l’atelier, et évidemment, venant d’où je viens, le désir éperdu d'ascension sociale de Louis-Auguste Cézanne auquel son fils n'a jamais répondu, ne pouvait pas ne pas m'avoir parlé, et qu'est-ce que je trouve ? Une échelle. Toute ma vie j'ai entendu « le monde est comme une échelle, on monte ou on descend les barreaux ». Mon père considérait, par exemple, que moi j'avais bien monté les barreaux, c'était une satisfaction de son vieil âge. Et là, cette échelle me terrasse d'évidence : le corps peineux et empêché de Cézanne aux prises avec cette échelle colossale, bien plus colossale que celle modeste et sommaire qui était dans la cour de ferme de mes parents. Ce qui me terrasse aussi, c'est que, évidemment, ce père n'a pas le fils qu'il aurait voulu avoir, et ce fils, pendant un certain temps, n’a pas non plus le père qu’il eût voulu avoir. Mais c'est quand même le même père qui lui installe un atelier en 1881 au Jas de Bouffant, ce n'est quand même pas rien ça, comme geste, alors que pour lui, la peinture… Il disait que son fils finirait bouffé par la peinture et sa fille, Marie, qui était très pieuse, par les jésuites. Et il eût pu ajouter que sa dernière fille Rose finirait ruinée par son mari. Je crois qu'il y a quelque chose de l’ordre de l’insatisfaction chez ce père, d’où son agitation perpétuelle, dans son désir éperdu que le nom de Cézanne soit porté haut. Il y a quelque chose qui résonne très profondément avec une trajectoire comme la mienne.

C’est un désir qui est repris par Hortense. Elle dit, toujours à propos des pommes, certes bien peintes par son mari, que « ça ne suffit pas à vous faire admettre au salon. ». Les tableaux se vendent mais ça ne lui suffit pas, elle voudrait la reconnaissance officielle.

Bien sûr, sans oublier - Hortense y est peu sensible mais pas le père - la reconnaissance du milieu d’Aix. Et ça, jamais du vivant du père, et jamais après non plus. Bien sûr, il y avait des signes de reconnaissance à Aix à la fin de sa vie, mais il y avait aussi une forme de mépris, alors qu’aujourd’hui, à Aix, tout est Cézanne. Pour un homme comme son père, c’est particulièrement douloureux. Pour Cézanne, c'est difficile à évaluer car il avait un rapport très ambivalent à la reconnaissance, très ambigu ; il va quand même s'obstiner à tenter d’exposer au Salon, jusque très tard, et se faire répudier. Je n’ai pas suivi cette piste, mais il a le don de se faire répudier, recaler, rejeter, comme s'il y avait chez lui un don et un désir de l'être, une ambivalence à cet égard. On n’épuise jamais les êtres, on n’épuise pas la peinture.

“Il y a une véritable douleur chez [Cézanne], il y a une véritable nostalgie : la douleur du retour quand il est impossible...”

 Récemment vous avez déclaré à votre propos « On ne naît pas impunément dans un pareil paysage », il s’agissait en l’occurrence du Cantal. De Cézanne, à propos du pays d’Aix, vous citez cette phrase : « Quand on est né là-bas, c’est foutu, rien ne vous dit plus ». Et quelques lignes plus loin « La joie de la jeunesse est aussi une cicatrice, elle est irrémédiable ». Tout se joue-t-il là ? Dans les premières années ?

Oui, dans une jubilation, celle de l’amitié avec Zola. Il y avait un troisième larron dans l'affaire, Baptiste, qui est devenu polytechnicien, je crois, ou il a fait l’École centrale. Il a mal fini comme dirait l’autre… Ils partaient tous les trois à la chasse ou à la pêche mais en fait ils partaient se déployer dans le paysage avec leurs jeunes corps ardents, et ça, plus jamais. Il y a un moment où ces choses-là sont derrière soi d'une part, et d'autre part ce déploiement dans les paysages durant les jeunes années, dans l'enfance et dans l’adolescence, ne s'accompagne pas d’une pratique de la peinture, même si c’est venu assez vite. Au départ, on était dans la pure jouissance et dans le jeu, et ça, c'est perdu pour toujours. Ce qui m'a beaucoup frappée, c'est que, dans les premières lettres que Paul Cézanne écrit à Zola qui est le premier à quitter Aix pour Paris, il court après ça. Il écrit à Zola, quand tu reviendras on reprendra nos courses, mais ils ne reprendront plus jamais rien, c'est trop tard. Et ça, Cézanne l'exprime. Il y a une véritable douleur chez lui, il y a une véritable nostalgie : la douleur du retour quand il est impossible, parce qu'on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Il n'aura plus jamais cet âge, ce corps, et ses éblouissements ne seront plus jamais premiers même s'il reste pour toujours ébloui par la lumière, par le paysage, mais le surgissement des choses n’aura plus jamais cette fraîcheur et cette unicité des premiers temps et des premières émotions. Ça, il le dit, il l'exprime à sa façon, c'est un homme très douloureux, sa correspondance est douloureuse, vraiment, et quand elle est enragée, cette rage, c'est aussi de la douleur. Et il y a de la douleur dans sa peinture.

Marie-Hélène Lafon
© Musée d’Orsay / Sophie Crépy

J’ai eu le sentiment en vous lisant qu’il était possible de rapprocher votre écriture pour ce livre de la manière de peindre de Cézanne. Il y a quelque chose dans le rythme des phrases. Dans un agencement choisi, cinq ou six segments viennent constituer une phrase complexe, comme des touches sur la toile, donnant ainsi force et cohérence au motif. Cela vous paraît-il juste ?

J’aimerais infiniment que ce soit ça. Je dis volontiers que j’aimerais écrire comme on peint. Et plus particulièrement sur un chantier pareil. Si je me mêle d’écrire au sujet de la peinture, j'ai encore d'avantage ce désir d’écrire comme on peint, d'incarner par la matière verbale et le rythme qu’on lui donne, et la forme que cette matière composée va prendre. On est dans l'élaboration du tableau sauf que moi je ne suis pas peintre, j’y vais à tâtons. Mais puissiez-vous parler d'or sur ce point. Vincent Bioulès intervient dans une émission de la série Toute une vie sur France culture qui est consacrée à Cézanne. Je l’avais invité dans Le Grand atelier que Vincent Josse avait consacré à mon travail au mois de juin dernier. Il dit avec ses mots de peintre à la fin de l'émission, quelque chose sur ce que mon écriture a de pictural.  Ce sont des questions de touche et des questions de strate, de couche. Ça rejoint ce que vous dites, et c’est le peintre qui le dit.

Vous reprenez aussi l’expression de Cézanne, « aller au paysage ». J’en ai noté une autre qui concerne le jardinier Vallier, « faire maison » : elles traduisent à la fois l’économie de moyens et la recherche d’efficacité dans votre écriture. Vous revendiquez au début du livre le droit d’utiliser le mot « faire » auquel les éditeurs font pourtant la chasse. Est-ce votre intention de dire simplement, mais pas de façon simpliste, des sentiments des situations complexes ?

De les incarner de la façon la plus juste, et souvent la justesse est simple, elle est à l'os, sans fioriture. On ne peut pas faire de fioriture autour d’un sous-bois de Cézanne, autour des mains du jardinier Vallier, j'ai envie de vous dire, ça serait de l'ordre de la trahison au sens culturel et politique du terme. La fioriture, la joliesse, on ne peut pas… il faut que la phrase se tienne, qu’elle soit très rythmée, musculeuse et douce à la fois. Ça demande beaucoup de travail, à l'oreille, ça demande de malaxer la matière, de laisser poser et de revenir, d'attendre. J'aurais certainement pu élaguer davantage. Encore une fois, c'est très empirique cette affaire-là mais dans la simplicité, au sens du dénuement, ça vraiment, plus j’écris, plus il me semble que c’est là que sont les choses lumineuses et justes.

Pour terminer, nous sommes dans une salle du musée où sont exposées des œuvres de Cézanne ? Si vous pouviez repartir avec un tableau, lequel choisiriez-vous ?

Ah, ça c’est terrible. J’hésite… Ce joueur de cartes avec son abandon, son blanc, son silence, son mur pas fini. Voyez ses mains, on ne sait pas bien ce qu’il fait de ses jambes. Qu’est-ce qui se trame là-dessous ? Et cette lumière dans l’angle à droite…

On ne sait pas trop s’il est en train d’apparaître ou de disparaître.

Oui, peut-être que la lumière va l’avaler…

Marie-Hélène Lafon et Le Joueur de cartes de Paul Cézanne
© Musée d’Orsay / Sophie Crépy
Paul Cézanne
Le Joueur de cartes, entre 1890 et 1892
Musée d'Orsay
Don Heinz Berggruen, 1997
© photo : droits réservés
See the notice of the artwork

Cézanne. Des toits rouges sur la mer bleue

  • Marie-Hélène Lafon
  • éditions Flammarion
  • Paru le 13 septembre 2023
  • Broché, 176 pages - 134 x 209 mm
  • ISBN : 9782080421357

Entretien réalisé par Jean-Claude Lalumière, éditeur-rédacteur pour le site internet du musée d'Orsay