Gustave Caillebotte Peindre les hommes

Partie de bateau, vers 1877-1878
Musée d'Orsay
Achat grâce au mécénat exclusif de LVMH, Grand Mécène de l’établissement, 2022
© Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Sophie Crépy
Voir la notice de l'œuvre
Introduction
Plus que les autres peintres du groupe impressionniste, Gustave Caillebotte (1848 –1894) a toujours montré une forte prédilection pour les figures masculines. En « chroniqueur pictural de l’existence moderne » selon l’expression du critique Gustave Geffroy, il dépeint l’apparence et l’existence des hommes de son temps ; du moins de ceux qui vivent auprès de lui – ses frères et amis – ou qu’il croise sur les boulevards en bas de chez lui, ouvriers aussi bien que bourgeois en promenade. Caillebotte pose un regard « réaliste » mais aussi très personnel sur ces figures, empreint d’interrogations sur sa propre identité d’homme (à la fois bourgeois, peintre, amateur, sportif, célibataire), avec l’aspiration de s’affranchir des antagonismes de classe, et empreint d’une forme d’admiration, voire de désir, pour un idéal masculin moderne défiant les stéréotypes de genre. Ainsi, Caillebotte introduit dans la peinture de nouvelles images de la virilité, comme l’ouvrier ou le sportif, mais se plaît aussi à montrer le versant intime, considéré alors comme « féminin », de la vie des hommes bourgeois, passant le temps à jouer aux cartes, à regarder la ville depuis leurs balcons ou même à leur toilette.
À une époque où les sphères masculines et féminines sont plus que jamais différenciées, où triomphent la virilité militaire, le patriarcat bourgeois et la fraternité républicaine, mais où s’amorce aussi le mouvement d’émancipation des femmes et d’émergence des subcultures homosexuelles, les peintures de Caillebotte attestent des reconfigurations à l’œuvre dans la société de la fin du XIXe siècle.
Focus : Caillebotte et l'armée
Si Caillebotte a peu représenté le monde militaire et jamais la guerre, ces sujets ont occupé une place non négligeable dans sa vie, contribuant sans doute à forger son regard sur la masculinité. Son père a notamment fait fortune comme « entrepreneur des services des lits militaires », fournissant des textiles à l’armée sous la Monarchie de Juillet puis le Second Empire. Alors qu’il suit des études de droit, Caillebotte est tiré au sort en février 1869 pour effectuer son service militaire. Il réussit à s’y soustraire, son père ayant la possibilité de payer un « remplaçant ». Mais pendant la guerre Franco-Prussienne (1870-1871) il est incorporé au 7e bataillon de la garde nationale mobile de la Seine et affecté à la défense de Paris.
Sous la IIIe République, alors que le pays se prépare à une nouvelle guerre et rend progressivement obligatoire le service militaire, Caillebotte est versé dans la réserve active, puis dans l’armée territoriale. Le peintre effectue deux périodes d’exercices en 1876 et 1881 et est libéré de ses obligations en 1889.
Gustave et ses frères
Au début des années 1870, Caillebotte abandonne ses études de droit pour devenir peintre et est admis à l’École des beaux-arts après une formation dans l’atelier de Léon Bonnat. Après un premier envoi refusé au Salon par le jury en 1875, il rejoint le groupe des impressionnistes dont il partage l’envie de tourner le dos aux traditions pour représenter de façon réaliste la société de leur temps et leur propre existence. Ses premiers tableaux importants prennent pour sujet sa vie quotidienne, avec sa mère et ses frères, dans leur hôtel particulier du VIIIe arrondissement parisien ou leur maison de campagne à Yerres (Essonne). Son père Martial, mort en 1874, alors qu’il n’a que 26 ans, en est absent, mais ces somptueuses propriétés, bâties ou achetées par lui, sont le signe de sa grande réussite sociale. Martial père a encouragé ses fils dans leurs passions artistiques, la peinture pour Gustave et la musique pour Martial fils. Les jeunes frères de Gustave sont parmi ses premiers modèles. À travers eux, il s’interroge sur son identité bourgeoise et sur sa place dans la société. Il est marqué par cette fratrie (deux frères et un demi-frère) et cherchera toute sa vie à retrouver et dépeindre ce sentiment d’appartenance à un groupe modelé par un idéal de fraternité.
Au travail et à l’œuvre
Caillebotte, qui a grandi à proximité de la manufacture textile familiale, dans un Paris où la population ouvrière s’accroît, est l’un des premiers à dédier de grands tableaux aux travailleurs urbains. Probablement refusé par le jury du Salon en 1875, Raboteurs de parquets attire tous les regards à l’exposition impressionniste de 1876. La nouveauté tient beaucoup à l’intérêt que porte l’artiste à la représentation réaliste du corps de ces ouvriers à demi-nus, signe de la pénibilité de leur tâche. Cette œuvre peut aussi se lire comme l’expression, pour l’artiste, d’un idéal masculin moderne, viril et républicain, fondé sur l’idée de l’effort collectif, du travail, de l’égalité et de la fraternité. Si le regard du peintre bourgeois domine ses modèles (les employés de sa famille), Caillebotte dit aussi mépriser « les distinctions dites sociales » et s’identifie à eux comme travailleur manuel, tout particulièrement dans Peintres en bâtiments. « Travailleur infatigable par tempérament, ayant horreur des oisifs » (selon les mots d’un journaliste de la revue Le Yacht), l’artiste tente ainsi d’échapper à sa condition de riche rentier et s’épanouit en bâtissant des rapports fraternels avec des hommes d’autres milieux, tels que Renoir, au sein du groupe impressionniste.
Focus : Caillebotte et le costume masculin 1/2
Le critique Duranty note dans La Nouvelle peinture (1876) : « ce qu’il nous faut, c’est la note spéciale de l’individu moderne, dans son vêtement, au milieu de ses habitudes sociales, chez lui ou dans la rue ». Souscrivant à ce projet « réaliste », Caillebotte s’attache à la représentation du costume masculin.
Le vêtement ouvrier, coloré, bleu, ou clair, blanc, se démarque du costume bourgeois, le plus souvent noir. Dans Peintre en bâtiments, un travailleur s’autorise même au port du canotier, un accessoire issu du monde des loisirs. Caillebotte utilise ces éléments pour équilibrer ses compositions mais aussi pour souligner l’uniformité des couleurs de la ville moderne. Il oppose l’ample blouse de l’ouvrier (proche de celle des artistes-peintres), aux étroites redingotes et jaquettes bourgeoises, mettant en valeur la liberté de mouvement autorisée par ces vêtements.
Les costumes clairs ou colorés, à motifs (rayures, carreaux, pied-de-poule…) sont également admis pour les hommes, comme vêtements de campagne ou « de saison » ; Caillebotte les représente dans ses scènes de villégiatures et de canotage.
La ville est à nous
Parmi les compositions les plus spectaculaires de Caillebotte figurent ces ambitieuses vues urbaines parisiennes très remarquées à l’exposition impressionniste de 1877. Grands formats, constructions spatiales complexes, cadrages immersifs, elles produisent un puissant effet de réalité. D’une échelle bien supérieure à ce qui est communément admis alors pour de tels sujets, elles hissent la vie moderne à l’échelle héroïque de la peinture d’Histoire.
La vision de la ville que donne à voir Caillebotte est à la fois emblématique de la modernité par la nouveauté des architectures, et très personnelle. L’artiste, qui a grandi dans l’ancien faubourg Saint-Denis, vit depuis presque dix ans dans ces nouveaux quartiers bourgeois de l’Ouest parisien. Il en arpente chaque jour les rues et boulevards pour se rendre vers les quartiers de l’Europe ou des Batignolles où se trouvent les ateliers de ses amis et les cafés où ils se rencontrent. Ces compositions révèlent aussi l’assurance et la liberté avec laquelle les hommes occupent l’espace public – fondamentalement masculin au XIXe siècle –, qu’ils soient des « propriétaires » comme Caillebotte, qui hérite de son père plusieurs immeubles en 1874, ou des travailleurs plus modestes.
Focus : Caillebotte et le costume masculin 2/2
Voulant dépeindre « l’héroïsme de la vie moderne », selon l’expression de Baudelaire, Caillebotte représente en grands formats des figures contemporaines où le costume masculin joue un rôle majeur.
En juxtaposant plusieurs silhouettes semblables, il met l’accent sur l’uniformité du vestiaire bourgeois, sombre et quasi monochrome (Baudelaire y voyait « l’expression de l’égalité universelle »). Le bannissement des couleurs et des matières luxueuses accompagne la promotion d’une culture virile faite de maîtrise de soi et de retenue, réservant aux femmes la séduction par la couleur et l’ornement. Caillebotte souligne cette uniformité républicaine qui confère aux rentiers et aux domestiques la même silhouette. Il note toutefois les détails qui permettent d’individualiser ses modèles (col ouvert de l’homme dans Au Café, et accessoires à la mode dans le portrait de Paul Hugot).
Il cherche aussi à restituer le corps sous le vêtement, montrant un intérêt particulier pour les attitudes nonchalantes, relâchées, exprimant une aisance toute virile. Cette gestuelle est facilitée par l’évolution du costume masculin, devenu, dans les années 1870-1880, plus ample et plus confortable. Le paletot (pardessus large et droit en drap) triomphe. Il est omniprésent dans les tableaux de Caillebotte.
Hommes au balcon
Après la mort de ses parents, Caillebotte, âgé de trente et un ans, vend l’hôtel familial et s’installe avec son frère Martial dans un grand appartement, au troisième étage d’un bel immeuble du boulevard Haussmann. Avec l’invention de l’ascenseur, les habitations gagnent en hauteur ; les étages supérieurs deviennent des espaces nobles, comme en atteste le balcon filant du logement des deux frères. C’est là que l’artiste fait poser ses amis dans des compositions inédites, car si la fenêtre est un motif traditionnel en peinture, le balcon haussmannien est une nouveauté. De là, ces hommes semblent dominer la ville et participer à l’animation de la rue sans pour autant se mêler à la foule. Semblant à leur aise dans cet espace à mi-chemin entre la sphère publique de la rue, masculine, et la sphère privée, féminine, selon les conceptions de l’époque, leurs attitudes méditatives ou mélancoliques, laissent néanmoins deviner un sentiment d’isolement.
Ce point de vue original inspire à Caillebotte, qui peint sur son balcon, de singulières visions en « plongée » des boulevards où des silhouettes, réduites à quelques touches de couleurs, semblant errer dans un espace devenu abstrait.
Portraits de célibataires
« Il a des amis qu’il aime et dont il est aimé : il les assoit sur des canapés étranges, dans des poses fantastiques », écrit le critique Bertall, se moquant sans doute de la pose alanguie et des motifs envahissants du Portrait de M. R. sans doute perçus comme féminins et dévirilisants.
Auteur de nombreux portraits d’hommes à la fin des années 1870 et au début des années 1880, Caillebotte se montre souvent plus sobre, privilégiant l’intérieur presque vide de son appartement et des poses et expressions retenues, voire austères, pour se conformer à ce que l’on attend des hommes au xixe siècle (ni ornement ni sentiment). Cette simplicité fait ressortir la forte présence physique de ses modèles et l’intensité de leurs regards, perdus dans leurs pensées ou fixant le peintre.
Ce monde, presque exclusivement masculin, comme le sont les sociabilités de Caillebotte, accepte parfois une présence féminine, sans doute l’« amie » de l’artiste, Charlotte Berthier, de dix ans sa cadette (ils ne se marieront pas et n’auront pas d’enfants). La plupart des modèles de ces portraits habitent près de chez lui et resteront également célibataires, ce qui, dans une société où l’accomplissement masculin passe notamment par la famille, peut s’apparenter à une forme de marginalité.
Peindre le corps nu
Caillebotte a peint très peu de nus, mais au début des années 1880, il exécute trois tableaux sur ce sujet, l’un représentant une femme et les deux autres un homme. Ces peintures sont particulièrement novatrices par leur réalisme sans concession : aucun prétexte historique ou mythologique, aucune idéalisation des corps présentés dans leur vérité. Le Nu au divan, l’un de ses plus grands formats, n’est pas exposé de son vivant. Homme au bain est présenté seulement à Bruxelles, en 1888, dans une exposition du « groupe des XX », un cercle d’avant-garde, qui le relègue dans une arrière-salle.
Ces œuvres sont-elles trop subversives ? En effet, si le thème de la toilette n’est pas neuf – Caillebotte s’inspire alors de Degas –, substituer un homme au modèle féminin, le représenter dans son intimité, de dos, dans une position vulnérable, placer le spectateur en situation de voyeur, et, enfin, offrir aussi franchement son anatomie au regard et à la délectation brise les conventions de l’époque. Ces œuvres, qui ont suscité des interrogations sur la sexualité de l’artiste, dont nous ne savons rien, questionnent les notions d’érotisme et de genre. Elles opposent leur mystère à toute interprétation facile.
Caillebotte et les sportsmen
La culture des loisirs se développe en France pendant la seconde moitié du xixe siècle. Elle inspire à Caillebotte une importante série d’œuvres sur le thème du canotage et de la baignade présentées à l’exposition impressionniste de 1879. Mais, contrairement à la majorité des artistes de sa génération pour qui ces sujets sont prétexte à figurer des hommes et des femmes flirtant en barque ou dans les guinguettes, Caillebotte montre un canotage sérieux, non-mixte et sportif. Expressions d’une nouvelle culture masculine célébrant le dépassement de soi, la discipline, la force physique et l’effort collectif, le sport au grand air est vu comme un antidote aux maux et vices supposément dévirilisant de la société urbaine et industrielle.
Mais ces compositions ne sont pas dénuées d’une certaine sensualité. Caillebotte installe au plus près du spectateur ces jeunes hommes au physique athlétique portant un simple maillot blanc et jouissant du soleil, de l’air, de la vitesse et de l’immersion dans la nature.
Le sujet, éminemment moderne, est aussi très personnel. Ces sportifs ne participent pas en effet à de grandes compétitions sur la Seine ou sur la Marne ; ils canotent simplement sur l’Yerres, rivière qui coule en bordure du parc de la maison de campagne des Caillebotte au sud-est de Paris.
Les plaisirs d’un « amateur »
Au début des années 1880, Gustave et Martial Caillebotte vendent le domaine de Yerres pour acquérir une propriété au Petit-Gennevilliers, au bord de la Seine. Là ils peuvent laisser libre cours à leur passion pour le yatching, mais aussi pour l’horticulture. Au mariage de Martial en 1887, Gustave quitte Paris et s’installe définitivement en banlieue avec sa compagne Charlotte Berthier, quelques domestiques et deux matelots. Il ne quitte la région parisienne que pour participer à des régates en Normandie. Après la dissolution du groupe impressionniste au cours des années 1880, et à la fin de leurs expositions collectives, il n’expose presque plus à Paris. Il continue cependant de peindre avec ardeur, dans un style plus hardi que jamais, des œuvres inspirées par ses activités d’« amateur » et pour lesquelles pose un cercle réduit d’intimes.
Dans son dernier grand format, Une course de bateaux (1893), le peintre réunit ses différentes passions. Il se représente en marin, à la barre d’un bateau de course qu’il a lui-même dessiné et fait construire, voguant avec un autre homme sur la Seine ; une certaine idée du bonheur, ou tout au moins de la liberté. L’artiste meurt peu après d’une « congestion cérébrale » le 22 février 1894, à l’âge de quarante-cinq ans.