Vous avez suivi des études de médecine avec une spécialisation en psychiatrie : comment êtes-vous venue à la BD ? Quelle a été l’influence de ces études sur votre expression graphique ?
J’ai toujours fait de la BD : dans l’enfance j’essayais de recopier Les Dingodossiers* de mon père, et pendant l’adolescence, j’ai tenu de nombreux « carnets de vacances en BD » inspirée par les Carnets de bord de Lewis Trondheim…
La médecine m’a d’abord fait délaisser le dessin et l’écriture : c’est difficile de s’intéresser à quoi que ce soit d’autre pendant ces études assez refermées sur elles-mêmes et obsédées par les concours d’entrée et de sortie… Puis quand j’ai commencé mon internat en psychiatrie, une spécialité qui me semblait plus narrative et transversale que les autres, j’ai tout de suite eu envie d’en faire une BD. Tout me semblait chargé d’histoires : celles des murs de l’hôpital psychiatrique, l’institution en elle-même, les histoires des patients, celles des médecins et des internes qui font leurs premiers pas maladroits… C’est un univers peu documenté qui fonctionne en huis clos, j’en ai tiré mon premier roman graphique, Le syndrome de l’imposteur, aux éditions La Découverte.
Au milieu de mon internat, j’ai été frustrée par le langage psychiatrique, sa sémiologie qui décrit précisément les patients, mais les enferme aussi dans la pathologie. J’ai commencé à écrire des nouvelles juste pour moi, dans lesquelles je pouvais délaisser codes diagnostiques et symptômes pour m’intéresser au potentiel poétique ou humoristique de mon expérience psychiatrique. Plus tard, des éditeurs m’ont proposé d’adapter ces nouvelles en BD, et j’en ai fait un recueil graphique aux éditions du Seuil, Nouvelles du dernier étage.
Finalement, la médecine qui me semblait une voie plus accessible et légitime que l’art, m’a d’abord éloignée de la BD puis m’a permis de renouer avec mon rêve d’enfance en m’ouvrant les portes de l’édition… C’est aussi cet itinéraire que je raconte dans Mon musée imaginaire.
* ndlr : de Marcel Gotlib et René Gosciny
Vous souvenez-vous de votre première visite au musée d'Orsay ?
Oui, très bien !
Ce n’est peut-être pas ma première visite, mais la première dont j’ai souvenir : je devais avoir sept ans, ma mère avait organisé une visite pour ses étudiants en histoire de l’art et m’avait emmenée avec elle. Je me faisais discrète et dessinais sagement dans mon carnet comme elle m’avait appris à le faire face aux tableaux, seulement on était cette fois au milieu des sculptures. J’avais choisi de dessiner La femme piquée par un serpent, et j’ai été complètement désemparée par le volume. C’était beaucoup plus difficile de recopier une statue en 3D qu’une peinture en 2D ! J’étais très gênée, car les étudiants de ma mère étaient évidemment curieux et regardaient régulièrement mon échec cuisant par-dessus mon épaule, ce qui ne m’aidait pas… J’ai retrouvé le dessin il y a quelques années, il est effectivement plutôt nul.
Manet, Courbet, Monet, Degas, Van Gogh, Seurat… Les peintres de la modernité sont nombreux dans votre musée imaginaire. Quelle place occupent-ils dans votre travail ?
Ce sont les peintres que ma mère étudie et ils ont toujours été vaguement présents, comme des membres de la famille au lien de parenté un peu flou : cet oncle à la mode de Bretagne qu’on voit toujours à Noël ou ce cousin issu de germain qui fait tellement rire maman… Je me suis aperçue en écrivant Mon musée imaginaire, que leur présence informelle dans mon enfance avait forgé ma sensibilité et que j’avais pour eux des sentiments ambivalents : admiration, intimidation, affection… Comme c’est toujours le cas avec la famille, ils sont malgré moi liés à mon identité, j’ai de nombreux souvenirs avec eux et les revoir me réconforte comme quand on retourne chez soi. J’ai l’étrange impression de les connaître personnellement pourtant j’ai une connaissance absolument déstructurée et incomplète de leur travail !
Quand avez-vous compris qu'une pomme n'était pas toujours une pomme ? Qu’avez-vous éprouvé alors ?
Mes premiers dessins d’enfant sont de simples alignements de fruits, que j’appelais pompeusement « nature morte », terme que j’avais découvert dans un petit livre d’art et que je trouvais très classe. J’avais alors deux maîtres, Chardin et Cézanne, et j’avais compris grâce à Cézanne, qu’on pouvait faire des natures mortes sans trop se fatiguer en empilant pommes et oranges. Les fruits ronds étaient plus accessibles que les théières élaborées de Chardin… Mes pommes n’étaient pas des pommes, c’étaient avant tout des « natures mortes » - pas besoin d’être aussi réaliste que Magritte, un cercle schématique suffisait à représenter la pomme : c’était à ma portée !
Puis, quand j’ai commencé à écrire Mon musée imaginaire, ma mère m’a conseillé de lire Meyer Schapiro, qu’elle m’a présenté comme un historien de l’art incontournable. Schapiro aurait sans doute été agacé par mon interprétation enfantine des pommes de Cézanne, comme il se montre agacé par les historiens qui considèrent que Cézanne a peint tant de pommes parce qu’elles seraient des « motifs simplifiés ». Il explique de façon plutôt sentencieuse, que les pommes de Cézanne sont des « objets qui ne sont innocents qu’en apparence. » Alors que je les dessinais naïvement enfant, ces pommes auraient d’après lui une « signification érotique latente et le rôle de symbole inconscient d’un désir refoulé. »
Sa démonstration est évidemment très érudite, mais ce qui m’a intéressée, c’est surtout de voir l’importance de l’interprétation, la façon dont on peut aussi s’approprier une œuvre en lui donnant un sens. Schapiro est très sérieux et ne laisse pas vraiment de place au doute parce que c’est un spécialiste : c’est intéressant sur le plan « scientifique », pour les historiens de l’art, mais c’est aussi un peu comique, comme les conflits entre les différentes écoles en psychiatrie. D’un service à l’autre, de psychanalytique à neurobiologique, il y a toujours des lectures différentes des mêmes patients, et c’est pareil avec les tableaux ! J’ai un peu ri de ce phénomène dans mes premières BD sur la psychiatrie et j’ai recommencé dans Mon musée imaginaire, où je représente un débat entre Schapiro et Heidegger sous la forme d’un combat de boxe avec Derrida à l’arbitrage. Comme la BD n’est ni une science ni un art très sérieux, on peut s’y permettre des petites insolences !
Vous avez un rapport particulier avec Le Ballon, tableau de Vallotton, dont vous livrez une intéressante interprétation dans votre livre. Pouvez-vous nous raconter votre histoire avec ce tableau ?
Oui, puisqu’on parle d’appropriation, j’ai longtemps cru que j’étais la petite fille représentée sur Le Ballon de Vallotton… Ma mère avait collé dans mon « livre de naissance » une photo de moi à trois ans, pleurant et courant seule sur un chemin de terre sous de grands arbres, face à une carte postale du Ballon de Vallotton. J’imagine que la similarité des deux compositions l’avait amusée : deux petites filles qui courent en robe blanche, des aplats de beige et de vert, l’ombre sombre des arbres… Quoi qu’il en soit, j’ai toujours associé cette photo terrifiante au tableau de Vallotton, qui est à mes yeux tout aussi terrifiant. J’ai donc été choquée de revoir cette peinture me représentant, tranquillement installée dans la salle des peintres nabis, au musée d’Orsay. D’après le cartel, les spécialistes n’y voyaient pas comme moi la peur de l’abandon, mais « toute l’ingénuité de l’enfance ». Ils parlaient de contraste entre ombre et lumière « distillant à la scène sa poésie fluide et étrange » et pas d’ombres monstrueuses prêtes à engloutir la petite fille effrayée. D’ailleurs, la petite fille ne courrait pas pour fuir, elle rattrapait simplement un ballon, que je n’avais jamais remarqué !
J’ai détaillé cette anecdote dans Mon musée imaginaire, qui est un peu ma lecture subjective et autobiographique d’une certaine histoire de l’art héritée de ma mère.
- Mon musée imaginaire, Claire Le Men
- éditions La Découverte
- 208 pages, 24€
- En librairie le 11 mai 2023
- En avant-première au musée d'Orsay le 27 avril 2023 : Claire Le Men dédicacera son ouvrage à l'issue de la rencontre Un face à face au musée.