Qui était Paul Lafitte, l’homme à l’origine de cette nuit ? Quelles étaient les autres personnalités présentes ce soir-là ?
Paul Laffitte est né en 1864 et mort en 1949. Avant même d’imaginer et de fonder Le Film d’Art, il entreprit beaucoup d’initiatives au sein de la cinématographie des premiers temps. À l’aube des salles de cinéma, il prit des parts dans la Compagnie des Cinématographes Théophile Pathé et dans une société nommée Compagnie des Cinémas-Halls. Cette dernière société avait, entre autres, la direction et la gestion de ce qui n’était pas encore le Gaumont-Palace mais un hippodrome (Place Clichy dans le 17e arrondissement) reconverti en théâtre cinématographique. En 1908, Laffitte achète une société nommée La Publicité animée, ce qui lui fut très utile ultérieurement.
Parce qu’il fut par ailleurs et antérieurement auteur dramatique et critique théâtral, les historiens ont retenu que son projet était de conjuguer les vertus dramaturgiques du cinéma et celles du théâtre. Son soutien au Théâtre Antoine que dirigeait Firmin Gimier contribua à cette hypothèse. Laffitte avait pour projet d’utiliser la société La Publicité animée qu’il avait achetée, pour occuper les entractes des séances par des messages aux finalités lucratives.
Que s’est-il passé lors de cette fameuse nuit du 17 novembre 1908 que vous souhaitez faire revivre au public ?
La séance inaugurale du Film d’Art le 17 novembre 1908 est le résultat d’une stratégie de Paul Laffitte et d’Henri Lavedan, stratégie qui visait à dépasser ce seul évènement. En fait Henri Lavedan fut un jour sollicité par Louis Léon Théodore Gosselin, dit Georges Lenôtre, historien spécialiste de l’histoire de la Révolution française et de toute son époque - un Alain Decaux avant l’heure, cet historien de la télévision des années 1960-1970 qui fut un populaire « speaker » historique - afin de passer commande de scénarii empruntant à des grands évènements de l’histoire. En fait, le Film d’Art ne fut pas le résultat du rassemblement de professionnels de la dramaturgie théâtrale comme les historiens du cinéma en reprirent le cliché jamais réinterrogé. Pour la plupart, les personnalités qui animèrent les débuts de la société étaient des intellectuels, des conférenciers érudits (les conférences savantes étaient très à la mode lors de ce début de siècle). L’histoire était le prétexte à des soirées dont l’intérêt mondain n’était pas secondaire. Ainsi, par exemple, Edmond Haraucourt était historien de l’art, conservateur du musée du Moyen-Age situé dans l’Hôtel de Cluny. Paul Laffitte crée la société Le Film d’Art et trouve en Henri Lavedan la personnalité parisienne la mieux placée pour attirer de tels historiens qu’il s’agissait de convertir en scénaristes de cinéma. Adolphe Brisson qui était feuilletoniste au journal Le temps et Jules Lemaître, critique théâtral très en vue, apportèrent une efficacité complémentaire à Henri Lavedan pour réunir ce qui restera dans les mémoires comme un banquet fondateur de cette entreprise artistique et, par certains aspects, commerciale, que fut Le Film d’Art. La légende a retenu ce dîner fameux du 3 mars 1908 où furent présents Victorien Sardou, Edmond Rostand, Jean Richepin, parmi beaucoup d’autres.
Henri Lavedan était à cette époque très en vogue en tant que dramaturge dit « de boulevard », excellant dans la caricature acide de la société huppée de son temps. Mais il avait en outre une image de jeune académicien dont l’impatience pour se doter de noblesse classique lui fit rencontrer, au sein de la Comédie française, un des plus grands acteurs du temps, Charles le Bargy. Ce dernier était connu pour faire en sorte que la Comédie française s’ouvre aux tendances modernistes des arts de la scène.
Henri Lavedan lui-même était bien placé pour réunir et attirer dans les filets de Paul Laffitte des auteurs qui allaient de Courteline à Antoine, du vaudeville au « Théâtre Libre ». À la manière d’un nabab avant l’heure, Paul Laffitte voulait cueillir et imposer l’exclusivité de la production de récits susceptibles d’être facilement adaptables en films (d’une durée d’environ une vingtaine de minutes).
Quel dispositif avez-vous imaginé pour cette soirée sur la scène de l’auditorium ? Quelle forme prendra ce spectacle ?
Un très beau livre récent, De la scène à la pellicule, réalisé sous la direction d’Alain Carou, Rémy Campos et Aurélien Poidevin (Édition L’œil d’or) et un numéro de la revue 1895 (N°56, décembre 2008) sous la direction d’Alain Carou et de Béatrice de Pastre, ont permis de comprendre le sens d’une initiative historique au plein sens du mot, et d’un projet totalement incompris depuis son origine. Le travail de ces chercheurs a enfin permis de restituer dans sa complexité et sa contemporanéité inattendue le sens de ce moment essentiel de l’histoire du cinéma.
C’est ce qui motive cette séance du 12 décembre prochain, une manière de conclure idéalement le parcours de l’exposition « Enfin le cinéma ! ». Cette séance, sorte de projection-performance avant l’heure qui se tiendra à l’auditorium du musée d’Orsay, fera découvrir une programmation de films révélant que la société de Paul Laffitte, Le Film d’Art, n’avait pas pour seule ambition d’ennoblir le cinéma afin de conquérir un public bourgeois méfiant à l’égard de ce média inédit, ce spectacle hybride. La composition de cette séance inaugurale était en fait très hétéroclite, un certain désordre reflétant les hésitations des professionnels du spectacle de cette époque, entre plusieurs disciplines et divers médias. L’assassinat du Duc de Guise dont la mise en scène rappelle la peinture d’histoire d’un Delaroche – mise en scène propre à la Comédie française de l’époque - coexiste avec un film réaliste aux allures de « cinéma de gangsters » mêlé de comédie musicale (occasion de découvrir les mythiques jambes de l’animatrice de revues nommée Mistinguett). La rêverie exotique s’ajoute à cette soirée « polyphonique » relevant d’un montage digne d’un Raymond Roussel, grâce aux projections des Visions d’Orient, autochromes somptueux réalisés par le photographe-explorateur Jules Gervais-Courtellemont (lui aussi conférencier érudit et éloquent) et enfin un moment de paroles vivantes : un poème d’Edmond Rostand , Le Bois Sacré dit par un acteur.
La séance, au-delà de la seule expérience qu’est la représentation cinématographique, retrouve l’utopie de l’Œuvre totale qui hanta l’imagination de nombreux artistes du XIXe siècle et qui anticipe ce que les temps présents nomment désormais la programmation.
Ci-dessous, le programme de la soirée du 17 novembre 1908 tel qu'il était annoncé dans la revue Comœdia
Ce soir, à neuf heures, aux Visions d'Art, salle Charras, première représentation de :
- L'Assassinat du duc de Guise, tableaux d'histoire, de M. Henri Lavedan, musique de M. Saint-Saëns ;
- Le Bois sacré, poème d'Edmond Rostand, dit par M. Le Bargy ; ballet de Terpschore, réglé par Mme Mariquita ; musique de Paul Vidal ;
- L'Empreinte, mimodrame, musique de M. Fernand Le Borne.
- Le Secret de Myrto, légende musicale de M. Gaston Bérardi.
- Orchestre sous la direction de M F. Le Borne
Ce programe est reconduit jusqu'au 25 novembre. Bien qu'il n'en soit pas fait mention dans les annonce de presse, les Visions d'Orient de Jules Gervais-Courtellemont s'inscrivent dans ce programme dès le 17 novembre.
La Nuit du Film d'Art
- Dimanche 12 décembre à 17h
- Auditorium du musée d'Orsay
- Soirée animée par Dominique Païni