Vous êtes un jeune auteur, déjà distingué par le Magic International Manga Contest. Pouvez-vous dire en quelques mots ce que représente ce prix et ce qu’il vous a permis depuis qu’il vous a été attribué ?
Je l’ai gagné deux fois. La première fois, c’était en 2017, avec un récit sur Van Gogh, une histoire courte de 31 pages, simplement intitulée Vincent van Gogh. Je l’avais créée dans le cadre d’un stage en seconde. Je l’ai proposée pour le prix et j’ai terminé à la troisième place, en coup de cœur. J’étais un peu hors sujet car c’était un concours de manga shônen (ndlr : qui cible plutôt les jeunes garçons adolescents). Mon récit, plus adulte, plus mature, sur un peintre, a tout de même été récompensé. Le jury a inventé ce troisième prix coup de cœur à cette occasion pour distinguer mon récit. La société de production Shibuya qui est à l’origine de ce concours m’a contacté quelques temps après pour m’annoncer qu’ils lançaient une collaboration avec les éditions Michel Lafon. Ils voulaient signer avec moi pour une série de trois tomes. Ensuite, je l’ai gagné à nouveau en 2021 avec un projet très différent, un récit de détective, Imago. Parmi les récompenses, il y avait un voyage au Japon, malheureusement, à cause du Covid, je n’ai pas pu m’y rendre et une publication sur le site Shônen Jump +, la grande plateforme de lecture en ligne dédiée au manga au Japon.
Vos influences viennent du manga. Comment en êtes–vous arrivé à marier ces influences avec le traitement de la vie de Van Gogh ?
Van Gogh a lui-même un lien très étroit avec le Japon. Il y a justement une scène dans le roman où il dit qu’il essaye de faire des portraits en une heure ou deux comme les maîtres japonais, c’est quelque chose qu’il raconte dans ses lettres. Il a fait des reproductions de tableaux japonais, d’Hiroshige notamment. Quant à moi, j’ai commencé par le manga car ce qui m’a fait entrer dans l’univers de la bande-dessinée, c’est un manga intitulé Bakuman, l’histoire de deux jeunes collégiens qui veulent quitter l’école pour se consacrer au manga. Quand je lis ça à quinze ans, moi qui m'ennuie dans le système éducatif, je m’y reconnais beaucoup. C’est ce manga qui m’a propulsé dans l’univers de la bande-dessinée. Van Gogh, le dernier tableau qui est catégorisé comme un roman graphique, je l’ai pensé comme un manga mais ce n’est pas ce qui m’influence le plus, mes influences viennent plutôt de la littérature et du cinéma.
Quelles sont les grandes différences selon vous entre le manga japonais et le roman graphique européen ?
Pour moi les deux relèvent de l’univers de la bande-dessinée. Les différences sont dans la manière d’approcher le medium. Je dirais qu’en Europe, nous sommes plus ouverts à la dimension artistique, créative et plus personnelle de l’auteur, alors qu’au Japon le divertissement et le résultat commercial priment. Ça ne fait pas des récits moins bons, mais c’est une approche différente, plus codifiée. Je parle ici des magazines qui se vendent le plus, mais il y a aussi des mangas plus underground, au style graphique très différent, qui se rapprochent de la liberté que l’on peut trouver en Europe dans la bande-dessinée. Je pense à Tayō Matsumoto, mon auteur de manga favori, qui se revendique de cet héritage européen, et de Moebius par exemple. Il a un style et une liberté créative que j‘apprécie particulièrement.
Revenons aux influences de la littérature et du cinéma évoquées tout à l’heure : quelles sont-elles ?
Si je dois citer un ouvrage qui m’a influencé pour l’écriture de Van Gogh, le dernier tableau, c’est un livre que justement Van Gogh offre au Docteur Gachet, Manette Salomon d’Edmond de Goncourt. J’ai adoré voir comment un artiste de l’époque vivait de son art, comment il gérait sa vision créative, artistique, comment il évoluait dans les différents cercles d’amis, comment il gérait son budget aussi. C’est un récit qui m’a beaucoup inspiré pour mon roman et qui m’a permis de m’imprégner de la réalité historique de l’époque même si le roman de Goncourt se déroule quelques années plus tôt. Je pourrais citer aussi Dostoïevski, mon auteur favori, chez qui j’apprécie particulièrement la psychologie des personnages. Par exemple, le Docteur Gachet dans sa façon de parler est influencé par l’expression du père Karamazov dans le roman Les frères Karamazov, avec ses redondances, sa manière de raconter plusieurs fois les mêmes choses, ce qui lui conférait une dimension un peu comique. Cette façon de s’exprimer se rapproche de celle du Docteur Gachet si l’on en croit ce que disait Vincent Van Gogh.
Côté cinéma, j’ai puisé dans les films qui traitent du talent, du travail, de la folie aussi. Il y a The Light house qui raconte la folie de deux marins bloqués sur une île à cause d’une tempête. C’est un film dont je me suis inspiré notamment pour les scènes avec les oiseaux dans Van Gogh, le dernier tableau. Je pense aussi à Black Swann qui traite à la fois du travail artistique et de la folie. Whiplash fait partie de mes films favoris qui relève de cette thématique du talent, du travail, de l’implication que cela demande au niveau de sa vie personnelle, de son temps. Ce sont des sujets qui m’intéressent et que l’on retrouve dans mon roman graphique.
Plus largement, au-delà de ce nouveau livre, la littérature m'aide beaucoup pour la construction de l'histoire, des personnages, des dialogues quand le cinéma va plutôt influencer ma façon de découper les planches, de tourner autour des personnages comme avec une caméra, de répéter les plans en changeant la position des personnages.
Il y a dans votre trait une recherche d’efficacité. Peut-on faire le lien ici avec la recherche picturale de Van Gogh qui dans votre roman graphique dit « je cherche à faire comme les maîtres japonais » ?
Oui, plus j’avance dans mon cheminement créatif plus j’essaye de faire les choses simplement. Je cherche à être précis, réaliste mais je vise l’économie de moyens, tente d’aller à l’essentiel. Je cherche à transmettre un message au lecteur, de communiquer à travers une case et une fois que j’y suis parvenu, je m’arrête. Je peux ajouter des détails, notamment sur des grandes doubles-planches, où l’on cherche à capter le lecteur, faire en sorte qu’il s’attarde sur la page, mais pour les cases classiques, une fois l’objectif atteint, il est inutile d’ajouter quoi que ce soit. Cela m’arrive encore mais j’essaye vraiment d’éviter.
Vous vous appuyez sur la correspondance de Van Gogh que vous citez à plusieurs reprises dans votre roman graphique : avez-vous puisé dans d’autres sources documentaires ?
Mon objectif était de livrer un récit le plus historiquement crédible possible. Je voulais que rien ne puisse être contredit. Bien sûr, il y a des moments où je peux inventer et raconter ma propre histoire. Évidemment, quand je cherche des sources historiques crédibles, ce qui semble le plus sûr, ce sont les lettres de Vincent à son frère Théo. Après, Van Gogh était un être humain, capable de mentir, de changer la réalité, peut-être inconsciemment. L’autre source prometteuse est le témoignage du fils du Docteur Gachet qui a écrit deux livres sur le sujet : Deux amis des impressionnistes et 70 jours de Van Gogh à Auvers où il essaye de recoller les morceaux sur la base de ses souvenirs et des lettres de Van Gogh pour raconter ce que Vincent aurait fait durant les derniers jours de sa vie. Le problème est qu’il a écrit ses ouvrages d’après ses souvenirs plusieurs dizaines d’années après. Essayer de retracer jour par jour un événement aussi lointain, même avec l’aide des lettres, est un exercice impossible. D’autant que l’ordre des lettres a évolué depuis avec la recherche. Il y a donc forcément des erreurs. Il faut prendre ces infos avec des pincettes mais ce sont les seules sources, autres que les lettres de Van Gogh, qui valent la peine d’être prises en compte.
N’avez-vous pas ressenti une impression de submersion face à la masse de documentation existante sur le sujet auquel vous vous êtes attaqué ?
Au contraire, j’étais heureux de découvrir les nombreuses sources d’information disponibles. C’est ce qui permet d’identifier, je crois, ce pour quoi on a une véritable passion. Quand on se rend compte qu’il y a un grand chemin à parcourir, énormément de choses à apprendre et que cela nous excite plus que cela nous effraie, c’est bon signe. Et c’est ce que j’ai ressenti en me rendant à Auvers-sur-Oise. Un univers s’est ouvert à moi. La première fois que j’ai travaillé sur Vincent Van Gogh, j’avais seize ans et c’était dans le cadre d’un stage. À ce moment-là, je ne me disais pas « je vais faire un récit historique sur une peintre », ce n’était pas ce que j’avais envie de faire à cet âge-là, et d’ailleurs l’histoire devait compter quatre ou cinq pages, pas plus, juste pour clore mon stage. Mais le monde que j’ai découvert, les tableaux de Vincent mais aussi sa philosophie, m’ont conquis. Quand on lit ses lettres, il parle avec une telle verve, étant pourtant hollandais, il ne parle pas très bien français, mais il y a un côté presque naïf, criant de poésie, c’est très remarquable. Je recommande à tous de lire ces lettres, c’est un exercice vraiment chamboulant.
À la fin de votre livre, vous remerciez votre père, Wouter Van der Veen, spécialiste de Van Gogh qui s’est assuré de la véracité historique du roman. Comment avez-vous travaillé avec lui ?
Très simplement. J’ai d’abord commencé par la recherche historique. J’ai réuni les informations glanées à travers les lettres de Van Gogh, à travers les ouvrages sur le sujet dont ceux de mon père. J’ai échangé avec lui aussi. Tout cela m’a permis de constituer un véritable journal retraçant les faits et gestes de Vincent van Gogh sur ces 70 jours, les tableaux qu’il peint, les personnes qu’il croise, de la façon la plus précise possible. J’ai ensuite soumis ce journal à la lecture de mon père, nous avons discuté de l’ordre des faits, nous sommes posé des questions : Van Gogh pouvait-il avoir peint ce tableau tel jour au regard de la météo ? Une fois que mon père a validé, je suis passé au scénario, seul, mais au moindre doute, je vérifiais auprès de mon père si la scène était vraisemblable, si Vincent avec son caractère avait pu agir comme je le faisais agir ou non.
Êtes-vous allé à Auvers-sur-Oise pour vous imprégner des lieux ? Des idées vous sont-elles venues sur place ?
Je suis allé une bonne dizaine de fois à Auvers-sur-Oise. J’avais déjà écrit sur Van Gogh et chaque fois, je suis allé mettre mes pas dans les siens, je suis allé voir chaque lieu où il a peint ses tableaux. J’avais aussi accès à l’auberge Ravoux, grâce aux relations de mon père avec Dominique Janssens qui en est le propriétaire. J’ai pu la visiter, voir la bibliothèque qui s’y trouve. J’ai aussi eu accès à la maison du Docteur Gachet. J’y suis donc allé à plusieurs reprises, pour l’inspiration. Je suis quelqu’un de très terre à terre, qui ne cède à aucune croyance, pourtant j’ai toujours senti, parce que j’ai une affinité avec Van Gogh, une certaine énergie à Auvers-sur-Oise. Cela fait quelque chose d’être dans les pas d’un peintre aussi immense, on voit les paysages qu’il a vus, à peu de choses près, on imagine ses réflexions, ses doutes, c’est une expérience très marquante. Cela m’a inspiré, bien sûr. Je ne saurai dire les scènes en particulier que cela m’a inspirées, mais ce voyage m’a permis de comprendre les problématiques que pouvait se poser Vincent sur sa peinture, sur sa vie, lorsqu’il était à Auvers-sur-Oise.
À la manière de Van Gogh, vous avez demandé à vos proches de poser pour vous : le travail avec des modèles vivants influence-t-il la façon de dessiner ? Les planches auraient-elles été différentes si vous aviez travaillé d’une autre manière ?
En effet, c’est ce qui différencie ce projet des précédents en terme de registre graphique. Cela peut sembler étrange pour quelqu’un qui en fait son métier mais je n’aime pas particulièrement dessiner. Ce n’est pas ce qui m’attire le plus dans ce médium. J’adore tout ce qu’il y a autour, en particulier le scénario. L’histoire est ce que je préfère. Au niveau visuel, j’apprécie le côté créatif, imaginer la forme que ça pourrait prendre, la théorie… Je supporte l’encrage, que je peux trouver relaxant même si c’est un peu long. Mais le dessin, l’anatomie des personnages, ce sont des aspects du travail que j’aime moins, je m’en rends compte avec le temps. Pour Van Gogh, j’ai donc vraiment changé de méthodologie, j’ai voulu un renouveau, j’ai cherché à retrouver une certaine passion au niveau du dessin. Je me suis donc tourné vers le dessin d’après modèles, ce qui m’a permis d’être plus souvent debout. C’est idiot mais quand on dessine on passe des journées entières à gratter le crayon. Là, je me retrouvais à mettre en scène des personnages, en costumes. C’était une approche différente du médium qui m’a permis d’apprécier de nouveau cette partie du travail.
Si vous aviez la possibilité d’accrocher un tableau de Van Gogh au-dessus de votre table de travail, le quel choisiriez-vous ?
Je n’ai pas de tableau préféré de Van Gogh. J’aime son œuvre en tant qu’ensemble. Il faut voir Van Gogh comme un auteur de BD ou de Manga. Ce n’est pas un artiste qui faisait une toile tous les trois mois, il peignait tous les jours. Lui visualise ses œuvres dans leur ensemble, et ça comprend ses lettres, sa personne, ses tableaux. Il vaut mieux l’envisager par période. S’il faut absolument choisir, au risque d’être très classique, je choisirais Champ de blé aux corbeaux pour sa symbolique. Il touche un large public et j’en fait partie. Il est tellement puissant. C’est toute la force de Van Gogh de faire quelque chose qui est à la fois populaire et séduit les spécialistes. Il fait l’unanimité. Tout le monde le trouve génial. On peut montrer un Van Gogh à n’importe qui, quelle que soit sa culture artistique ou intellectuelle, cette personne trouvera quelque chose qui le touche chez Van Gogh. Je pense que c’était son but, sa grande qualité, d’arriver à convaincre tout le monde.
Van Gogh, le dernier tableau
- Roman graphique de Samuel Van der Veen
- Coédition Hazan / Musée d'Orsay
- Format : broché 250 mm x 177 mm ; 128 pages
- Parution : 27/09/2023
- EAN : 9782754113540
- Prix : 18,95€
Samuel Van der Veen participera à la conférence dessinée Admirer Van Gogh. Les raisons d'une célébrité d'exception, le 26 octobre à 19h.
Entretien réalisé par Jean-Claude Lalumière, éditeur-rédacteur pour le site internet du musée d'Orsay