Voix d'O · Exposition « Harriet Backer (1845-1932). La musique des couleurs »

Sous-titre
Entretien avec Leïla Jarbouai et Estelle Bégué
Une rentrée sous le signe des femmes
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PODCAST VOIX D’O Exposition « HARRIET BACKER. LA MUSIQUE DES COULEURS » Retranscription de l’entretien avec les commissaires : Leïla Jarbouai et Estelle Bégué Générique « Je me mis enfin à réfléchir, c’est-à-dire à écouter plus fort », Samuel Beckett. Bonjour, c’est la Voix d’O, le podcast des musées d’Orsay et de l’Orangerie. On vous parle des artistes, des œuvres et des expositions des musées d’Orsay et de l’Orangerie. Le temps d’une écoute, osez tourner le dos aux images et laissez-vous guider par la seule voix d’un invité qui vous propose une rencontre inattendue avec l’art. Dans cet épisode, Leïla Jarbouai, conservatrice au musée d’Orsay, et Estelle Bégué, documentaliste chargée des peintures au musée d’Orsay, vous invitent à découvrir l'exposition « Harriet Backer. La musique des couleurs ». Méconnue en France, où sa peinture n’est pas visible, Harriet Backer a pourtant été l’artiste la plus renommée de Norvège entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Une opportunité unique pour découvrir une peinture libre, entre réalisme et impressionnisme. Écoutez, vous allez voir ! Scarlett Reliquet Bonjour Leïla Jarbouai. Leïla Jarbouai Bonjour Scarlett Reliquet. Scarlett Reliquet Vous êtes conservatrice arts graphiques et peintures au musée d'Orsay et vous signez une exposition « Harriet Backer. La musique des couleurs ». Vous êtes accompagnée d'Estelle Bégué. Bonjour Estelle Bégué. Estelle Bégué Bonjour. Scarlett Reliquet Vous êtes chargée d'études documentaires peintures au musée d'Orsay et toutes les deux commissaires de cette exposition. Qui est Harriet Backer ? 2 Leïla Jarbouai Harriet Backer est probablement la peintre norvégienne la plus connue dans son pays pour la période du XIXᵉ siècle. Elle figure parmi les grands noms norvégiens aux côtés d’Edvard Munch. C'est une artiste qui a eu un parcours particulier par son engagement également féministe. Elle a vraiment voué sa vie à son art et elle a créé un univers qui imprègne profondément la culture norvégienne. C'est vraiment une artiste très populaire dans ce pays. Scarlett Reliquet Alors j'aimerais savoir un peu comment on en arrive à exposer une artiste qui n'a aucune œuvre dans les collections nationales et qui est cependant une figure majeure en Norvège, dans son pays. Le musée d'Orsay consacre régulièrement des expositions à des artistes européens... et non européennes. Juste pour mémoire, j'avais noté quelques noms d'artistes européens célèbres comme Lovis Corinth, l'artiste allemand en 2008, Meyer de Haan, l'artiste hollandais, Gallen-Kallela en 2012, la peinture hongroise, la peinture balte. Il y a eu une très belle exposition en 2018 intitulée « Âmes sauvages » ou encore, comme vous le disiez, Leïla Jarbouai, Edvard Munch, il y a simplement un an, en 2023 – un Norvégien. Donc tous européens, mais pas d'européenne. Que se passe-t-il ? Leïla Jarbouai Le musée d'Orsay cherche à montrer la face encore trop cachée de l'histoire de l'art, mais qu'on découvre de plus en plus : ce continent immense en cours de découverte qui est le continent des artistes femmes. Elles ont travaillé avec les hommes, évidemment, de leur temps : ce n'est pas un continent isolé. Mais il y a en fait de nombreuses femmes artistes quand on commence à les chercher. Donc c'est vraiment une volonté, on peut dire féministe aussi, de montrer qu'il y a eu de grandes créatrices. Et puis, Harriet Backer a vraiment un univers très intéressant aussi par rapport à la culture norvégienne. Et le musée d'Orsay est un musée qui fait dialoguer les cultures, qui permet de faire découvrir des artistes méconnus, voire inconnus en France. Et c'est aussi un but de montrer, aux côtés d'artistes déjà célèbres, des artistes qu'on veut faire découvrir au public. Scarlett Reliquet Vous avez fait une allusion, très légère, à son profil et à son combat, d'une certaine manière, pour poursuivre son art et obtenir une forme de reconnaissance. Elle avait des convictions politiques assez fortes. Elle occupait une place dans la société norvégienne, en tout cas la société artistique. Est-ce que vous montrez cela dans l'exposition, sous une forme ou sous une autre, à travers les motifs de sa peinture ? Comment ça apparaît ? Estelle Bégué 3 Ça n'apparaît pas forcément dans sa peinture. Elle le dit elle-même, ça apparaît plus dans ses actes d'une certaine façon. Pour présenter l'artiste au public, l'exposition commence par une grande chronologie où nous retraçons vraiment toute l'histoire de la vie de l'artiste et l'histoire aussi de ses engagements. C'est aussi en ça que Harriet Backer est très intéressante : c'est aussi dans ses contradictions. Sa peinture peut paraître assez sage d'une certaine façon, tout du moins à ses débuts. C'est vraiment sa position au sein de la société norvégienne et ce sont vraiment ses convictions personnelles qui font qu'elle se démarque. Elle en assume même les conséquences dans sa vie personnelle. Elle dira que si elle ne s'est jamais mariée, c'était pour pouvoir se dévouer entièrement à son art et à sa peinture. Ce sont quand même des prises de position très fortes d'un point de vue personnel. Scarlett Reliquet Harriet Backer était une personnalité publique. Elle a appartenu à des jurys. Elle a dirigé une école de peinture. Elle a été primée. Comment décririez-vous justement son rôle à cette époque en Norvège ? Estelle Bégué Harriet Backer, effectivement, a eu une forte notoriété et un rôle social important dans l'histoire de l'art en train de s'écrire en Norvège à la fin du XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle. Comme vous le disiez, quand elle a quitté Paris et à son retour à Oslo, elle a ouvert sa propre école de peinture. Elle avait souffert elle-même, au début de sa carrière, du manque de formation disponible pour les artistes en Norvège en général, et spécifiquement pour les femmes, puisque certaines écoles leur étaient encore fermées. Et elle, elle ouvre une école mixte qui va connaître un grand succès. Elle va former vraiment toute une génération d'artistes et un très grand nombre de peintres, hommes et femmes. Et elle va avoir effectivement un rôle public. Elle va être nommée au conseil d'administration et au jury d'acquisition de la Galerie nationale d'Oslo. Ça va être la seule femme, à ce titre, à son époque. Et dans ces fonctions-là, elle va participer à acquérir vraiment des artistes très importants et, par définition, toute une large part des collections nationales norvégiennes. C'est vraiment un rôle très important. Et la notoriété d'Harriet Backer ne va cesser de croître pour les Norvégiens. Il va y avoir même une sorte d'affection, d'une certaine façon, des Norvégiens vis-à-vis d'Harriet Backer. Il y a une anecdote, comme ça à la fin de sa vie, pour l'un de ces anniversaires, où on a en fait carrément une procession publique organisée sous les fenêtres de son appartement. Ça dit bien l'affection du public norvégien pour cette personne. Scarlett Reliquet Leïla Jarbouai, comment ça se traduit, cette personnalité féministe, militante d'une certaine manière pour l'époque ? Comment vous l'incarnez dans l'exposition ? 4 Leïla Jarbouai Harriet Backer ne voulait pas mélanger l'art et la politique. Elle a eu des débats à ce sujet avec des amis à elle. Donc pour elle, l'art n'était pas politique, c'était avant tout une harmonie de couleurs, de lignes. Elle était très sensible au côté plastique de la peinture et c'est la matière peinture qui l'intéressait avant tout. Elle disait d'ailleurs qu’on ne se demandait pas si Rembrandt et d'autres grands maîtres avaient été des personnes morales. Ce n'était pas vraiment le sujet. Ce qui comptait, c'était la puissance du tableau. Mais quand même, malgré cette affirmation, nous pouvons voir qu'il y a une grande part accordée aux femmes dans ses tableaux, aux femmes comme sujets qui sont au centre de leurs intérieurs, qui sont dans une solitude et une quiétude que l'artiste traduit avec ses pinceaux. Elle montre en quelque sorte cet espace à soi dont parle Virginia Woolf, et elle le montre vraiment de manière très répétée. Elle accorde donc vraiment une place importante aux femmes de différents milieux, que ce soient les paysannes ou les femmes de milieux plus bourgeois, sachant que les différences sociales sont beaucoup moins marquées en Norvège qu'en France. C'est une société beaucoup plus égalitaire, avec évidemment une histoire totalement différente de celle de la France. Il y a donc beaucoup moins de clivages aussi dans les tableaux entre les intérieurs bourgeois et les intérieurs rustiques, que ce qu'on pourrait attendre dans ce que nous connaissons plus en France. Scarlett Reliquet Sur le plan de la chronologie, si on vous suit bien, il y a donc deux moments importants : celui des séjours en Europe, à Munich pendant quatre ans, puis à Paris pendant dix ans, ce qui est quand même très long, qui va d'une certaine manière influencer tout le reste de sa carrière. Comment choisissez-vous pour le public de représenter sa carrière, les moments-clés et les tournants, d'une certaine manière, au plan personnel, au plan stylistique, social aussi, des personnalités qu'elle a croisées, qui l'ont influencée ? Estelle Bégué Pour que le public aussi puisse avoir des repères sur cette artiste qu’à priori, il ne connaît pas, l'exposition commence précisément par une section dévolue à sa formation et à ses œuvres de jeunesse. Nous allons donc véritablement entrer en fait avec elle dans le début de sa carrière. Le public peut découvrir ses œuvres de jeunesse, son premier style, qu'elle construit dans ses années munichoises où elle commence par copier les maîtres anciens. Il y a bien évidemment des œuvres de jeunesse, des copies qu'elle faisait dans les musées qu'elle visitait, notamment à Munich et aussi au Louvre. Elle passait beaucoup de temps dans les musées à copier les maîtres anciens. Son premier style en fait vient vraiment de cette influence allemande et des Pays-Bas aussi – des intérieurs vraiment néerlandais. Et ensuite, la deuxième section de l'exposition est dévolue à son cercle amical dans ses années parisiennes. L'idée, là vraiment 5 – et c’est aussi en ça qu'on se détache des autres étapes de l'exposition – c'est que cette section sur son réseau d'amis est vraiment spécifique à l'exposition de Paris. L'idée, c'est de montrer comment ces femmes scandinaves pouvaient vivre ensemble, entre elles, à Paris, s'entraider dans un pays étranger et créer entre elles une sorte d'émulation artistique. On y voit en fait des histoires d'amitié entre elles. Il y a par exemple des portraits croisés que le public va pouvoir découvrir. Et l'idée, c'est vraiment ça, c'est de montrer comment elles évoluent ensemble dans un pays étranger pour leur formation. Scarlett Reliquet Dans l'exposition, nous ne voyons pas que des œuvres d'Harriet Backer. Ses compatriotes sont également présentes : son amie, avec laquelle elle a vécu une grande partie de sa vie, Kitty Kielland, mais d'autres encore. Leïla Jarbouai, vous nous expliquez qui sont les amis peintres que vous présentez aux côtés d'Harriet Backer ? Leïla Jarbouai Vous l'avez dit, Scarlett, nous présentons des œuvres de Kitty Kielland, notamment un très beau portrait qui nous vient de Lillehammer où elle représente Harriet Backer dans l'atelier qu'elles partageaient et qui est vraiment un tableau hommage à leur amitié, où tout est sous le signe de la dualité, du double, comme une résonance à leur dualité. Toutes les deux, elles étaient très complémentaires. L'une était paysagiste, l'autre plutôt portraitiste. Nous montrons donc des œuvres de Kitty Kielland, mais également des œuvres d’Asta Nørregaard, qui est la personne représentée dans l'Intérieur bleu peint par Harriet Backer. Nous présentons également Bertha Wegmann, Johanna Bugge, Hildegard Thorell et d'autres artistes nordiques qui ont travaillé avec Harriet Backer et qui ont même écrit d'ailleurs sur leurs amitiés artistiques à Paris. À Paris, mais pas seulement. Nous montrons également des tableaux réalisés en Bretagne, puisque ces artistes ont beaucoup fréquenté la Bretagne, qui a été vraiment un foyer artistique international, d'abord irlandais, étatsunien, puis scandinave, puis polonais : tous ces artistes allaient à Pont-Aven, à Concarneau et à Rochefort-en-Terre, région qui a attiré Kitty Kielland et Harriet Backer plusieurs étés. Scarlett Reliquet Elle a été l'élève de Léon Bonnat et de Jean-Léon Gérôme dans les années 1880. On rappelle que ce sont dix années qu'elle a passées au total à Paris. Vous mentionnez les séjours en Bretagne. Ces communautés étrangères étaient très nombreuses depuis la fin des années 1880 à Paris. Le cinquième, le sixième arrondissement, le quatrième arrondissement étaient pleins d'ateliers d'artistes étrangers. On parlait toutes les langues dans les cafés. Que venaient chercher ces artistes européens, européennes, à Paris ? Leïla Jarbouai 6 Et d'ailleurs, à ce propos, vous citez les rues de Paris. Kitty Kielland et Harriet Backer habitaient juste à côté du musée d'Orsay, rue de l'Université. Elles venaient donc chercher la modernité artistique, parce que Paris était vraiment le nouveau foyer. Longtemps, les foyers artistiques étaient en Allemagne pour les artistes scandinaves : à Dresde, à Düsseldorf, à Munich. Et Paris est vraiment devenu la capitale incontournable par la riche vie artistique, les salons, les expositions de l'École des Beaux-Arts, les collections inégalables du Louvre, les collections du [musée du] Luxembourg. Les artistes pouvaient vraiment se former avec toutes ces expositions. Et puis il y avait aussi un marché de l'art très dynamique et toutes ces expositions également de l'impressionnisme qui n'étaient pas forcément connues du grand public, mais que Harriet Backer a découvertes. Et elle a vraiment eu le coup de foudre pour la peinture de Claude Monet qui a complètement changé son style. Scarlett Reliquet Donc en effet, sa manière de peindre s'en est ressentie, Estelle Bégué ? Estelle Bégué Oui, tout à fait. Nous voyons vraiment l'évolution dans ses tableaux à partir de son arrivée à Paris. Comme Leïla le disait, elle découvre la peinture des impressionnistes. Par rapport à ses dates de séjour, on en conclut qu'elle a vu les différentes expositions impressionnistes. Elle parle aussi dans une de ses lettres d'une exposition personnelle de Claude Monet à la galerie Durand-Ruel et elle explique véritablement son coup de cœur, son intérêt pour Claude Monet. Elle va même jusqu'à se disputer avec Asta Nørregaard sur l'importance et sur l'audace de Claude Monet. Et véritablement, sa peinture s'en ressent. Déjà, c'est sa palette qui s'éclaircit. Et ensuite, d'une certaine façon, c'est son regard aussi qui change. Nous voyons qu'elle est vraiment de plus en plus intéressée par les effets de couleurs, par les effets de lumière. Ça va devenir en réalité le sujet central de toute son œuvre, quel que soit le motif représenté : le motif devient presque prétexte à certains moments donnés dans sa peinture. Et elle va vraiment s'intéresser en fait à cette qualité de regard et de lumière. La formule qui circule à propos de sa peinture, c'est de dire qu'elle fait du plein air en intérieur. Elle est véritablement passionnée par la peinture des intérieurs. Ça va rester l'un de ses sujets favoris tout au long de sa carrière. Mais ce qu'elle regarde, ce n'est pas forcément la description des pièces, c'est véritablement comment la lumière va venir dialoguer et percuter d'une certaine façon les personnes et les meubles disposés autour d'elle. Et ça va vraiment être une question de rendu de textures, de rendu de couleurs. Elle va aller presque jusqu'à des zones abstraites dans ses tableaux, juste pour rendre vraiment la diffraction des couleurs. Leïla Jarbouai Et par rapport à Claude Monet, elle travaille aussi beaucoup par séries. Et d'ailleurs, dans l'exposition, après ces deux premières sections plutôt chronologiques, la suite est vraiment 7 thématique et nous nous concentrons sur des séries, puisqu'elle a représenté les mêmes sujets à différentes heures du jour, plusieurs fois, un peu comme le fait Claude Monet à la même époque. Scarlett Reliquet Mais dans des proportions moindres en termes de nombre d'œuvres produites, si j'ai bien compris. C'est un peu l'éloge de la lenteur, ce travail. Je crois que vous aimez bien, Leïla Jarbouai, qualifier cette peinture justement de lente. Leïla Jarbouai Oui, c'est une jolie expression. Effectivement, c'est une artiste qui travaillait très lentement parce qu'elle travaillait, comme le disait Estelle, une sorte de plein air en intérieur, c'est-à-dire qu'elle travaille sur le motif, sans dessins préparatoires quasiment. Ou alors ce sont des dessins uniquement pour la mise en place de la perspective. Et donc il fallait de bonnes conditions aussi, sachant que, même quand elle habitait à Paris, elle revenait régulièrement en Norvège et que le climat norvégien n'était pas toujours clément pour des longues sessions de travail, notamment dans les églises qu'elle aimait à peindre. Il fallait que les modèles soient disponibles : ces paysannes, ces badauds qu'elle représente. Donc un travail extrêmement lent. Alors il ne faut pas non plus oublier qu'elle a été enseignante pendant 20 ans. Cela a donc pris beaucoup de temps, surtout que c'était une excellente pédagogue. Elle a permis à chaque élève d'épanouir son propre style, un peu comme Gustave Moreau. Donc tout ça fait qu'effectivement, elle a un corpus très restreint finalement par rapport au nombre d'années de sa carrière. Scarlett Reliquet Et quelle proportion vous montrez de ce corpus ? Combien montrez-vous d'œuvres dans l'exposition ? Leïla Jarbouai Alors nous, nous sommes très sélectifs pour montrer vraiment le meilleur. L'idée, c'est vraiment de ne pas noyer le visiteur dans un flot d'œuvres. Nous avons donc choisi une proportion représentative, mais également de très grande qualité, pour que les visiteurs puissent passer du temps devant chaque tableau, se plonger vraiment dans la contemplation. Ce sont des tableaux qui se révèlent dans la lenteur effectivement, qui sont très subtils dans le rendu des couleurs, de la lumière. Scarlett Reliquet J'ai une question, Estelle Bégué, sur le matériau à partir duquel vous avez travaillé. Est-ce qu'on a, en dehors du journal auquel vous avez fait allusion ou de la correspondance à sa 8 famille, des photos ou des films qui vous auraient servi ? Qu'est-ce que vous montrez dans l'exposition en dehors de la peinture elle-même ? Estelle Bégué Dans l'exposition, le visiteur, quand il rentre, va pouvoir découvrir directement la boîte à peinture de l'artiste, celle qu'elle emmenait notamment dans les églises quand elle allait peindre les intérieurs, seule, pendant de longs mois, parfois, dans ces églises. Sinon, après, en termes de documentation, nous connaissons somme toute assez peu de choses en fait. Effectivement, elle a laissé son journal. Elle a eu aussi un biographe, elle a une riche correspondance. La difficulté en fait avec cette artiste, c'est que rien n'est traduit, ni en anglais, ni en français. Tout est en norvégien. Et c'était aussi pour nous la force de ce projet, c'est que c'était vraiment une construction avec nos collègues norvégiens et nos collègues suédoises. Pour nous aussi, sans vous le cacher, l'artiste a été une découverte au tout début de ce projet, une découverte très enthousiasmante. Et c'est vraiment par cette collaboration avec nos collègues norvégiennes que nous avons pu accéder à ces ressources-là, dont nous espérons un jour qu'elles seront accessibles dans d'autres langues. Leïla Jarbouai Le catalogue sera la première publication en français sur Harriet Becker. Scarlett Reliquet On a l'impression d'avoir devant les yeux une peinture réaliste, mais en même temps, il y a une forme de modernité. Comment classer cette peinture, Leïla Jerbouai ? Leïla Jarbouai C'est une peinture qui peut déboussoler, surprendre, parce que justement elle semble inclassable – même si évidemment elle est liée à divers courants artistiques – puisque en fait, l'artiste prend des sujets qui sont dans la tradition réaliste, plutôt la tradition de la peinture des écoles du Nord, des anciens Pays-Bas, jusqu'au XVIIIᵉ Français, dans la lignée de Chardin. Et en même temps, sa facture est très libre. Les couleurs sont très audacieuses, très vives, avec le jeu aussi sur les complémentaires. Donc à la fois réaliste, à la fois impressionnisme : elle échappe aux deux et les réunit en même temps. Scarlett Reliquet Harriet Backer a une grand-mère, une mère musicienne et une sœur musicienne et surtout compositrice très célèbre dans son pays de son vivant, qui s'appelle Agathe Backer Grøndhal – je ne sais pas si je prononce bien. Mais en tout cas, vous consacrez, je crois, une section à la musique dans l'exposition. 9 Estelle Bégué Oui, absolument. C'est un sujet extrêmement important pour Harriet Backer, en particulier, et pour la famille Backer effectivement, en général. Comme vous le dites, Scarlett, elle avait une de ses sœurs qui a été une compositrice et une interprète extrêmement célèbre en Norvège. Et au-delà même de ce sujet, cette sœur a été pour Harriet très importante dans sa formation et dans sa carrière, puisqu'en fait, c'est en suivant sa sœur, en accompagnant Agathe au fil de sa formation musicale dans les grandes capitales européennes, que Harriet va pouvoir elle-même se former aussi à la peinture. Mais au départ, le prétexte, c’était d'accompagner sa jeune sœur pour ne pas la laisser seule dans les grandes capitales européennes. Et au-delà de l'anecdote, la musique, vraiment, faisait partie intégrante de l'éducation des sœurs Backer. Harriet est issue d'une fratrie de quatre sœurs qui ont vraiment baigné dans la musique tout au long de leur enfance et tout au long de leur éducation, à tel point que la musique innerve vraiment toute l'œuvre d’Harriet Backer. En fait, c'est l'un de ses sujets récurrents. Elle peint énormément de ce que nous avons appelé dans l'exposition des intérieurs musicaux. C'est même d'ailleurs la section qui fait le cœur de l'exposition, où nous avons vraiment des scènes de musique, des scènes à la fois d'écoute et de personnes qui jouent au piano. Et c'est aussi la raison du soustitre de l'exposition : « La musique des couleurs ». C'est comme si Harriet Backer raisonnait vraiment de façon musicale pour composer ses harmonies de couleurs. Elle va vraiment réfléchir effectivement en rapprochant les couleurs et en essayant d'en tirer l'harmonie, et presque d'une certaine façon, la mélodie la plus subtile dans ses peintures à l'œil. Et il y a des œuvres absolument fascinantes où dans sa touche, elle essaie de rendre visible le son de la musique avec une touche très libre, un petit peu en oblique, où vous avez l'impression que toute la scène se met à bouger et en fait toute la scène respire et vibre des notes de musique en train de se jouer. Scarlett Reliquet Dans les tableaux, nous remarquons à la fin de sa carrière – et je crois que, Estelle Bégué, vous nous avez parlé d'une forme d'abstraction – des cadrages assez surprenants qui peuvent rappeler parfois – alors je me risque un peu – ceux de Gustave Caillebotte. Elle a fait beaucoup de fenêtres en particulier. Estelle Bégué Effectivement, elle a fait beaucoup de fenêtres. Sans nécessairement faire un rapprochement avec Caillebotte, ça peut venir de ce qu'elle a vu en France et de toutes les nouveautés apportées par les peintres qui gravitaient autour du mouvement impressionniste. Effectivement, elle a des cadrages très particuliers. Elle a des façons de construire ses tableaux qui sont assez audacieuses. Je pense notamment puisqu'on parlait des églises : le tableau Baptême dans l'église de Tanum, où en fait elle ne peint ni le baptême, ni l'église. Elle peint, depuis l'église, le 10 groupe qui va entrer à l'intérieur de l'édifice. Et c'est très particulier puisque là, encore une fois, ce qui l'intéresse, c'est le contraste de lumière, et c'est la façon dont la nature et dont le soleil à l'extérieur vont venir jouer et contraster avec l'intérieur assez obscur de l'église. Il y a notamment en fait tout un pan de bois, tout un pan de boiserie vernissée qu'elle va représenter uniquement en variations de rouges et de bleus. Ne cherchez pas le détail architectural dedans, c'est vraiment purement une abstraction colorée. Scarlett Reliquet Et la photographie ? Est-ce que vous pensez que ça a joué un rôle dans ses découpages assez modernes pour l'époque ? Est-ce qu'on a retrouvé des photographies ou est-ce que se sont des pratiques à cette époque que les femmes avaient de commencer à photographier ? Estelle Bégué Nous connaissons des photographies d'elle, mais somme toute assez peu. Nous, ce n'est pas forcément dans cette optique-là, que nous avions compris ses cadrages. Ce sont encore une fois des zones d'observation très particulières. Elle observe quelque chose qui l'intéresse dans certains pans de bâtiments, dans certains pans de détails, et elle va vraiment se concentrer dessus. Elle-même, à notre connaissance, n'était pas photographe. C'est vraiment plus sa qualité d'observation, sa qualité de regard qui lui fait opter pour ces cadrages. Scarlett Reliquet Alors une question importante pour le visiteur. À quoi allez-vous l'inviter ? Quel parcours lui proposez-vous pour appréhender à la fois cette personnalité, le milieu dont elle est issue et sa peinture, son univers ? Leïla Jarbouai Alors peut-être que par rapport à ce que nous venons de dire, finalement, le parcours est comme une abstraction, un chemin vers l'abstraction en tous cas, vers la fenêtre, c'est-à-dire qui est vraiment le cœur de l'œuvre de Harriet Backer. Au début, nous avons donc des scènes assez complexes, composées, où il y a déjà ces fenêtres, mais qui sont au bout d’enfilades qu'il faut trouver : des scènes assez complexes. Et puis finalement, à la fin du parcours, nous n'avons plus que la fenêtre, qui fait dialoguer l'intérieur et l'extérieur, et ces reflets, si subtils, qui sont très réalistes aussi, qui correspondent aux spécificités de la lumière nordique et en même temps qui sont une musique des couleurs à l'état pur. Et ce que nous espérons c'est que les visiteurs, après avoir vu l'exposition, voient différemment les reflets, la lumière et puissent donc s'émerveiller devant une chose extrêmement simple grâce au regard d’Harriet Backer. Scarlett Reliquet Et si vous aviez une œuvre favorite chère à votre cœur, quelle serait-elle, Estelle Bégué ? 11 Estelle Bégué Alors s'il faut n'en choisir qu'une, moi je prendrais un intérieur musical justement. Je prendrais une petite scène qui s'intitule Au piano, qui date de 1894 où elle peint sa sœur, Agathe, en train de jouer au piano. Et c'est l'une de ces fameuses scènes dont nous parlions tout à l'heure où elle a vraiment cette touche vibrante, cette touche très spécifique, où elle essaye par cette touche de nous faire entendre les notes de musique en train de se jouer, cette touche vraiment très mouvante et aussi ces couleurs qui commencent à être de plus en plus vives, en ce milieu de la décennie des années 1890, où vraiment elle commence à avoir son style qui s'affranchit de toutes ces contraintes anciennes liées à sa formation. Elle est libre de plus en plus dans sa touche, de plus en plus dans l'emploi des couleurs. Et je trouve que c'est vraiment le moment où nous trouvons vraiment la spécificité du style Harriet Backer. Scarlett Reliquet Leïla Jarbouai, vous avez une œuvre favorite ? Leïla Jarbouai J'aime beaucoup Mon atelier, une œuvre plus tardive de 1913 qui est une œuvre d'assez grand format par rapport au corpus d'Harriet Backer. Nous voyons une femme penchée sur des plantes devant une baie vitrée, devant de très grandes fenêtres. Ces fenêtres sont en écho avec des tableaux qui sont accrochés sur un mur et ces tableaux avec leurs verres captent la lumière de la fenêtre. Il y a donc ce dialogue entre les cadres, entre les œuvres et cette lumière extérieure qui pénètre l'intérieur. Il y a une atmosphère dans ce tableau très particulière, un peu comme la peinture de Vermeer, un côté instant suspendu. Scarlett Reliquet Le directeur du musée d'Oslo, du vivant de Harriet Backer, a eu cette expression suivant laquelle elle serait née peintre. C'est une marque de sa témérité et de sa détermination. Un parcours finalement très inspirant pour les jeunes générations. Je vous remercie, Leïla Jarbouai. Leïla Jarbouai Merci Scarlett Reliquet. Scarlett Reliquet Merci Estelle Bégué pour cet entretien. Estelle Bégué Merci à vous, Scarlett. 12 Scarlett Reliquet Vous venez d'entendre Voix d’O, le podcast des musées d'Orsay et de l'Orangerie. Un épisode consacré à l'exposition « Harriet Backer. La musique des couleurs », présentée au musée d’Orsay du 24 septembre 2024 au 12 janvier 2025. Aujourd'hui, Scarlett Reliquet, responsable de programmation culturelle et scientifique aux musées d'Orsay et de l'Orangerie, recevait Leïla Jarbouai, conservatrice au musée d’Orsay, et Estelle Bégué, documentaliste, toutes deux commissaires de cette exposition. Une production du musée d’Orsay, direction du numérique. Retrouvez tous les épisodes sur vos plateformes préférées

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Leïla Jarbouai, conservatrice au musée d’Orsay, et Estelle Bégué, documentaliste chargée des peintures au musée d’Orsay, vous invitent à découvrir l'exposition « Harriet Backer. La musique des couleurs ». Méconnue en France, où sa peinture n’est pas visible, Harriet Backer a pourtant été l’artiste la plus renommée de Norvège entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Une opportunité unique pour découvrir une peinture libre, entre réalisme et impressionnisme.

Un entretien mené par Scarlett Reliquet, responsable des cours, colloques et conférences au sein de la programmation culturelle et des Auditoriums des musées d'Orsay et de l'Orangerie.

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Voix d'O, le podcast des musées d'Orsay et de l'Orangerie qui vous parle des œuvres et des expositions des musées d'Orsay et de l'Orangerie. Le temps d'une écoute, osez tourner le dos aux images et laissez-vous guider par la seule voix d'un invité qui vous propose une rencontre inattendue avec l'art. 

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