Du noir et blanc à la couleur : les techniques de la lithographie et de l’affiche, dessins par Claire Le Men et texte par Ségolène Le Men
Dans ce nouvel épisode de notre feuilleton à quatre mains consacré à l’exposition L’art est dans la rue, plongez au cœur de l’invention de la lithographie et de ses secrets de fabrication. Ce procédé révolutionnaire a permis l’essor de l’affiche moderne, d’abord en noir et blanc, puis en couleurs. Les affiches issues du dépôt légal, présentées dans l’exposition, conservent encore aujourd’hui l’éclat et la vivacité de leurs coloris d’origine. Une découverte à ne pas manquer au musée !

Claire Le Men, illustration d'après « Portrait de Senefelder » (1818) de Lorenzo Quaglio, 2025
1. Aloys Senefelder invente la lithographie en Bavière en 1796
C’est en 1796, dans le royaume de Bavière, que naît la lithographie, technique qui permet de reproduire un tracé, quel qu’il soit, à partir d’une matrice de pierre calcaire, et connaît une diffusion internationale. La découverte de ce nouveau procédé revient à Aloys Senefelder (1771-1834), acteur et dramaturge né à Prague mais établi à Munich, qui s’intéresse aux techniques d’imprimerie pour trouver le moyen d’auto-éditer ses œuvres. Elle a lieu fortuitement, un jour où Senefelder, n’ayant pas de papier sous la main, écrit sur le pavage du sol les comptes de sa blanchisseuse, selon l’anecdote qu’il relate lui-même dans son traité.
La lithographie repose sur le principe chimique de la répulsion de l’eau et des corps gras, et permet de reproduire « à plat », sur une pierre calcaire (hydrophile), tout travail graphique tracé à l’encre grasse : au moment de l’encrage, la pierre lithographique est humidifiée de sorte que les surfaces humectées repoussent l’encre, qui se fixe uniquement sur les zones dessinées. Il est ensuite possible d’en imprimer les épreuves en recourant à une presse à bras sur laquelle elle est posée à l’horizontale. La lithographie permet de reproduire l’écriture et les chiffres, les partitions musicales, les cartes géographiques et bien sûr les dessins, tout en concurrençant la gravure dans la reproduction d’art… C’est ce que démontrent les premiers recueils d’essais lithographiques, voués à la publicité des nombreuses applications dérivant de cette invention.
Le nouvel art se répand au début du XIXe siècle à Londres, ainsi qu’à Paris, où le succès n’est pas immédiat. Le transfert technologique s’opère de Munich à la cité industrielle de Mulhouse en 1815, puis à Paris en 1816 grâce à l’imprimeur Godefroy Engelmann (1788-1839), au moment où Charles Philibert de Lasteyrie (1759-1849) y installe aussi une imprimerie lithographique. En 1819, Senefelder vient à Paris éditer en français son manuel et y fonder un établissement avec son neveu Knecht.
Pour en savoir plus :
- De Géricault à Delacroix, Knecht et l'invention de la lithographie 1800-1830, Paris, Somogy et L’Isle-Adam, musée d'art et d'histoire Louis Senlecq, 2005 (3 décembre 2005-19 février 2006).
- Lang (Léon), Godefroy Engelmann, imprimeur lithographe, Les incunables 1814-1817, Colmar, éditions Alsatia et Société Godefroy Engelmann, 1977 et exposition.
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Claire Le Men, illustration d'après « Portrait de Senefelder » (1818) de Lorenzo Quaglio, 2025
1. Aloys Senefelder invente la lithographie en Bavière en 1796
C’est en 1796, dans le royaume de Bavière, que naît la lithographie, technique qui permet de reproduire un tracé, quel qu’il soit, à partir d’une matrice de pierre calcaire, et connaît une diffusion internationale. La découverte de ce nouveau procédé revient à Aloys Senefelder (1771-1834), acteur et dramaturge né à Prague mais établi à Munich, qui s’intéresse aux techniques d’imprimerie pour trouver le moyen d’auto-éditer ses œuvres. Elle a lieu fortuitement, un jour où Senefelder, n’ayant pas de papier sous la main, écrit sur le pavage du sol les comptes de sa blanchisseuse, selon l’anecdote qu’il relate lui-même dans son traité.
La lithographie repose sur le principe chimique de la répulsion de l’eau et des corps gras, et permet de reproduire « à plat », sur une pierre calcaire (hydrophile), tout travail graphique tracé à l’encre grasse : au moment de l’encrage, la pierre lithographique est humidifiée de sorte que les surfaces humectées repoussent l’encre, qui se fixe uniquement sur les zones dessinées. Il est ensuite possible d’en imprimer les épreuves en recourant à une presse à bras sur laquelle elle est posée à l’horizontale. La lithographie permet de reproduire l’écriture et les chiffres, les partitions musicales, les cartes géographiques et bien sûr les dessins, tout en concurrençant la gravure dans la reproduction d’art… C’est ce que démontrent les premiers recueils d’essais lithographiques, voués à la publicité des nombreuses applications dérivant de cette invention.
Le nouvel art se répand au début du XIXe siècle à Londres, ainsi qu’à Paris, où le succès n’est pas immédiat. Le transfert technologique s’opère de Munich à la cité industrielle de Mulhouse en 1815, puis à Paris en 1816 grâce à l’imprimeur Godefroy Engelmann (1788-1839), au moment où Charles Philibert de Lasteyrie (1759-1849) y installe aussi une imprimerie lithographique. En 1819, Senefelder vient à Paris éditer en français son manuel et y fonder un établissement avec son neveu Knecht.
Pour en savoir plus :
- De Géricault à Delacroix, Knecht et l'invention de la lithographie 1800-1830, Paris, Somogy et L’Isle-Adam, musée d'art et d'histoire Louis Senlecq, 2005 (3 décembre 2005-19 février 2006).
- Lang (Léon), Godefroy Engelmann, imprimeur lithographe, Les incunables 1814-1817, Colmar, éditions Alsatia et Société Godefroy Engelmann, 1977 et exposition.
Claire Le Men, illustration d’après « Scènes de la vie privée et publique des animaux » (frontispice et affiche Hetzel et Paulin, 1840 et 1842), Grandville, 2025
2. Du frontispice à l’affiche de librairie
Rapidement introduite au Salon et présentée dans une section spécifique en 1824, la lithographie, qui séduit les peintres, émerveille Adolphe Thiers, qui débute alors comme critique d’art. Il y voit l’« une des grandes découvertes du siècle », à cause de son caractère autographe qui en fait un dessin multiple :
C’est le dessin même du maître qui, jeté sur la pierre, et reproduit à l’infini par la presse lithographique, nous est transmis avec tout le génie de l’original, avec sa touche, ses négligences, son expression, son esprit.
La lithographie s’utilise à la fois pour des produits commerciaux, comme des étiquettes ou des prospectus, et pour de nouveaux domaines d’édition d’art proches du marché de l’estampe, comme les recueils de voyages « pittoresques et romantiques », ou les albums, qui sont à la mode dès les années 1820 et 1830. Avec l’album Les Métamorphoses du jour, Grandville connaît en 1828 un grand succès en présentant des animaux à tête d’homme, selon un procédé de bestiaire anthropomorphe souvent repris ensuite, jusqu’à Walt Disney.
À partir de 1829 et dans les débuts de la Monarchie de Juillet, la lithographie s’utilise aussi, notamment par Grandville, pour la caricature politique, dans La Silhouette, La Caricature puis Le Charivari, comme un « argot plastique » (Baudelaire) qui démultiplie le visage de Louis-Philippe en poire, devenu pour tous le Roi-Poire (1832).
En 1835, l’interdiction de la caricature politique, au nom du délit d’offense à la personne du Roi, porte un coup d’arrêt à ce mode d’expression, et seule la satire sociale, vers laquelle se tournent Daumier et Gavarni, peut se poursuivre au Charivari. Mais c’est aussi le début du livre illustré romantique, fondé sur l’abondance des vignettes gravées sur bois de bout et intercalées dans le texte. Pour financer le coût important de ces vignettes, les éditeurs imaginent une forme de publication intermédiaire entre le livre, le journal illustré et le roman-feuilleton : les « livraisons » paraissent une ou deux fois par semaine et peuvent être achetées dans les librairies ; lorsque le livre est terminé en fin d’année, il est relié par l’éditeur et vendu comme livre d’étrennes.
C’est pour indiquer les points de vente des livraisons que les premières affiches de librairies, placardées aux carreaux des librairies, peuvent être publiées en recourant à la lithographie, grâce à la possibilité nouvelle d’utiliser des pierres de grand format extraites des carrières bavaroises.
Ces affiches de librairies, imprimées en noir et blanc, qui reposent sur l’attrait de l’image et précisent le nombre et le prix à bon marché des livraisons (« 50 livraisons à 30 centimes »), sont souvent des agrandissements des frontispices des livres illustrés romantiques composés par les caricaturistes devenus illustrateurs. Tel est le cas pour Les Scènes de la vie privée et publique des animaux de Grandville (1841-1842), devenu le roi de l’illustration (comme Chéret sera quarante ans plus tard celui de l’affiche), qui est l’« illustrauteur » de son livre, selon la formule de Laurent Baridon. Les premières pages et le frontispice y jouent avec l’idée de l’affichage du titre.
Et ce jeu devient plus amusant encore par la mise en abyme dans l’affiche de librairie, où l’artiste est un singe-peintre devenu peintre en lettres, à côté du chien colleur d’affiches juché en haut de son échelle, qui tient le pot de colle et se pourlèche les babines, tandis que le public des flâneurs de la rue est représenté par le perroquet, le serin et le crapaud. Sur le mur sont placardées d’autres affiches, qui rappellent les auteurs ayant inspiré la veine de Grandville (Buffon, Sterne, Franklin, ou La Fontaine).
Pour en savoir plus :
- L’Affiche de librairie au XIXᵉ siècle (Les Dossiers du Musée d’Orsay), Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1987, catalogue par Ségolène Le Men et Réjane Bargiel.
Claire Le Men, illustration d'après « Jules Chéret dans son atelier » (Dornac, 1901), 2025
3. Enfin vient Chéret…L’importation des presses anglaises et l’affiche en couleurs
Si le premier XIXe siècle reste un univers graphique en noir et blanc, la seconde moitié du siècle connaît la percée de la couleur. Celle-ci ne se généralise dans tous les domaines, et notamment pour l’illustration des livres d’art, qu’au XXe siècle, mais connaît alors un âge d’or avec les affiches illustrées fin de siècle, à l’instigation de Jules Chéret (1836-1932).
Des recherches expérimentales ont déjà lieu dans le domaine de l’impression colorée, y compris pour l’affiche, mais de façon limitée. Des encres colorées s’utilisent autour de 1840 dans l’affiche de librairie. En outre, Jean-Alexis Rouchon (1801-1878, actif jusque vers 1870), initialement imprimeur de papiers peints, a l’idée de transposer la technique d’impression en couleurs à la planche de bois aux affiches murales publicitaires. Il dépose le 18 novembre 1844 un brevet pour « l’application de l’impression du papier peint à l’impression en couleurs d’affiches ».
Le principal facteur de développement de l’affiche en couleurs est la chromolithographie, explorée à la fin des années 1830 tant en Angleterre par Hullmandel qu’en France par l’imprimeur lithographe Godefroy Engelmann. Celui-ci met au point en 1837 « un nouveau procédé d’impression lithographique en couleurs » nommé « impression lithocolore » et rapidement « chromolithographie ». Associé à son fils Jean, il dépose le 31 août 1837 un brevet d’invention pour dix ans dont le principe repose sur l’impression d’une couleur par pierre lithographique.
L’un des premiers domaines d’application en est celui des affiches d’almanach, un sous-genre de l’affiche de librairie diffusé au moment du nouvel an, dont le spécialiste est le caricaturiste Cham, qui sont déjà coloriées à la main à partir d’une impression en noir et blanc. Elles sont lithographiées à partir de trois pierres, le noir et deux couleurs (bleu et rouge), ce qui produit un effet tricolore, conforme à l’esprit national des almanachs à partir de la Révolution de 1848.
Jules Chéret, après ses débuts dans l’imprimerie, part en Angleterre. Son long séjour dans ce pays, où la révolution industrielle commence dès le XVIIIe siècle, s’avère décisif. C’est à Londres que Chéret apprend à maîtriser la technique de la chromolithographie, en tant qu’artiste et imprimeur, en composant des titres de chansons et des cartes publicitaires, notamment pour les parfums. Il peut aussi se rendre compte de l’efficacité de l’affiche murale, déjà bien présente sur les murs de Londres où les placards illustrés de gravures sur bois existent de longue date pour les troupes théâtrales et pour les cirques.
Mais le plus important est la rencontre du parfumeur et dandy Eugène Rimmel, qui devient son mécène. Devenu son associé, il lui permet d’acquérir des presses lithographiques anglaises pour l’impression des affiches en couleurs, comme il l’indique lui-même dans sa lettre du 29 décembre 1885 à Henri Beraldi, qui l’interroge en préparant l’entrée « Chéret » de son ouvrage sur les graveurs du XIXe siècle destiné aux amateurs. Ainsi écrit-il :
[À Londres] l’idée me vint d’exploiter à Paris cette spécialité [celle de l’affiche murale] en profitant des machines nouvellement inventées tirant à bon marché de grands formats. Je m’appliquai à créer un(e) mode artistique produisant en peu de couleurs le plus grand effet décoratif possible.
Pour en savoir plus :
- Rouchon. Un pionnier de l’affiche illustrée, Paris, musée de l’Affiche et de la Publicité, Paris, UCAD, 1983.
- Images en couleurs – Godefroy Engelmann, Charles Hullmandel et les débuts de la chromolithographie par Michael Twyman, Lyon, musée de l’imprimerie, 2007, Paris, Éditions du Panama, 2007
- Jules Chéret et l’âge de l’imprimé : l’image dans tous ses états, par Virginie Vignon, Paris, Somogy et Courbevoie, musée Roybet-Fould, 13 mai–24 août 2015
- Anne-Marie Sauvage, Les débuts de Chéret jusqu’à 1881, exposition La Belle Époque de Jules Chéret, BnF / Les Arts décoratifs, 2010.
Claire Le Men, illustration d’après « Ambassadeurs. Aristide Bruant dans son cabaret » (1892) d'Henri de Toulouse-Lautrec, 2025
4. L’art du chromiste
« Ce n'est pas avec la théorie qu'on fait les bons imprimeurs, mais plutôt avec une pratique journalière et, surtout, nous insistons sur ce point, par l'observation », écrit l’imprimeur Alfred Lemercier qui indique les compétences requises pour l’ouvrier chromiste dans son traité publié l’année du centenaire de la lithographie.
Le chromiste sait composer ses couleurs, car l’imprimeur, écrit-il, « opère le plus souvent avec des tons composés » et il doit en premier lieu bien voir les couleurs, afin de reproduire fidèlement « l'épreuve signée bon à tirer » et d’en réaliser un tirage homogène :
« Ceux [les ouvriers et le contremaître] qui se destinent à cette partie de l'impression lithographique doivent avoir une vue normale, c'est-à-dire être à même de juger à priori le ton exact des couleurs » (Alfred Lemercier, La Lithographie française de 1796 à 1896 et les arts qui s'y rattachent. Manuel pratique s'adressant aux artistes et aux imprimeurs, Paris, Ch. Lorilleux et Cie, s.d. [1896]).
Ils reproduisent à l’encre lithographique successivement sur différentes pierres « les feuilles de tons séparés que l'essayeur fait de chacune des couleurs d'une chromo ».
Tout l’art de l’essayeur et du chromiste réside ainsi dans sa capacité cognitive à décomposer mentalement les tons du modèle ou de la maquette, pour les distribuer couleur par couleur sur des pierres différentes, afin que l’effet général de la composition soit retrouvé lors du tirage par la superposition des encres.
« L’artiste (chromiste) doit toujours commencer par les couleurs claires, et n’arriver à celles qui donnent l’effet et le modelé qu’à la fin » (Lemercier, p. 173).
Pour parvenir à une impression réussie, ce qui est le travail des « imprimeurs teintiers », ils s’assurent aussi que, d’une pierre à l’autre, les zones des différentes couleurs ne soient pas décalées sur les épreuves : des techniques de repérage, dont on retrouve trace par des petites croix en équerre sur les marges des affiches, sont développées afin d’éviter le risque des « bavochages » de la teinte qui se traduisent toujours par la perte des épreuves.
« Dans l'impression, qui présente à elle seule déjà bien des difficultés, la connaissance exacte des tons est de première nécessité. La planche n'étant complète que par la réunion juxtaposée d'un assez grand nombre de couleurs, nous ne saurions trop recommander à l'imprimeur de bien surveiller son repérage. »
Rarement conservées, des épreuves d’essai permettent d’appréhender le processus de genèse du tirage d’une affiche à travers la superposition des couleurs qui s’opère d’une pierre à l’autre, par exemple pour l’affiche de Toulouse-Lautrec Ambassadeurs. Aristide Bruant dans son cabaret, imprimée à Paris par Edward Ancourt, dont il existe une épreuve de la pierre de jaune, une seconde des pierres de jaune, rouge et vert olive, une troisième des pierres de jaune, rouge, vert olive, et noir et une quatrième du tirage définitif (en jaune, rouge, vert olive, noir, et bleu sombre).
Pour en savoir plus :
Nicholas-Henri Zmelty, « L’art et le métier », Nouvelles de l’estampe [En ligne], 267 | 2022.
Claire Le Men, d’après « Valentino. Samedi et mardi gras. Grand bal de nuit paré, masqué et travesti » (1869) de Jules Chéret, 2025
5. Valentino (1866) et les fonds gradués de Chéret
Parce qu’il pratique dès son jeune âge la plupart des métiers liés à l’impression lithographique, Chéret développe une expertise inégalée de lithographe, ce qui est l’une des explications de son succès d’affichiste. Il est capable de mener toute la réalisation d’une affiche : concevoir une maquette, la reporter sur la pierre, dessiner la lettre (même s’il fait appel à l’ouvrier Madaré), élaborer la conception chromatique, et surveiller le tirage dans son imprimerie dont il peut rester le directeur artistique après l’avoir cédée à Chaix. L’une des méthodes élaborées par Chéret pour l’affiche en couleurs — il y en a plusieurs — apparaît dans Valentino...samedi grand bal de nuit paré, masqué & travesti (dépôt légal 3 février 1869).
Cette affiche est ainsi présentée par Henri Beraldi en 1886 :
« C'est en 1866 qu'il fonda son imprimerie et lança sa première affiche, la Biche au bois pour la Porte-Saint-Martin. La seconde fut celle de Valentino (un polichinelle et deux femmes costumées, se détachant sur un fond noir) qui est un de ses chefs-d'œuvre. »
« Le succès fut grand. Chéret venait de créer, avec un instinct admirable, le dessin approprié à l'affiche ; de plus, il y ajoutait l'art de produire le maximum d'effet avec un très petit nombre de couleurs, et d'utiliser ingénieusement les caractères des titres et les légendes comme motif d'ornementation. »*(Henri Beraldi, "Chéret", Les Graveurs du XIXe siècle. Guide de l'amateur d'estampes modernes par Henri Beraldi, tome IV Brascassat-Chéret, Paris, Librairie Conquet, 1886, p. 171-172).
Dans une note de bas de page, Beraldi apporte sur la technique du fond teinté des précisions qu’il obtient de Chéret lui-même :
« En principe, les affiches de Chéret sont tirées par trois impressions superposées. L'une, en noir, établit le dessin bien accusé [la pierre de trait], et habilement composé pour recevoir en certaines places l'enluminure énergique du rouge, qui est la couleur la plus violente et tire l'œil. L'autre impression [pierre de teinte] donne cette tache rouge. La troisième vient harmoniser la note brutale du rouge au moyen d'un fond gradué : les tons froids, bleus ou verts, placés en haut de l'affiche ; les tons chauds, jaune ou orangé, placés dans le bas. »
« Le fond gradué, poursuit Beraldi, était employé déjà pour les papiers à dessiner ; mais c'est Chéret, je crois, qui a eu le premier l'idée de l'appliquer aux affiches. »
Selon d’autres spécialistes, Chéret applique ainsi à l’affiche une technique dont il a connaissance en Angleterre. Ajoutons que ce procédé est utilisé dans l’impression au rouleau des papiers peints panoramiques (une spécialité des établissements Zuber à Mulhouse), et qu’il est connu des ateliers Lemercier, où Chéret effectue une partie de sa formation.
Dans son traité, Alfred Lemercier parle à plusieurs reprises des « gradués », dont il souligne les difficultés, car ils imposent de manier de grands rouleaux d’encrage, et vante la qualité des résultats ainsi obtenus (p. 55). Il explique qu’il convient d’introduire des couleurs différentes dans l’encrier en y plaçant des séparations, puis de procéder à l’encrage du rouleau, ce qui produit l’effet du dégradé entre les différentes couleurs dans les intervalles : « L'imprimeur fait son rouleau sur la table, en le tournant toujours droit devant lui ; les tons se dégradent, naturellement. » Puis il reste à encrer la pierre lithographique avec le rouleau. Préalablement, sont épargnées sur la pierre des zones protégées par un vernis, ce qui permet, à l’impression, de retrouver à ces emplacements le blanc du papier en réserve (p. 90-91).
Il apporte le témoignage de sa propre expérience de la lithographie en quatre couleurs avec un gradué :
« Les milliers de planches que, nous avons faites, il y a fort longtemps, étaient toujours imprimées dans cet ordre : 1° le bistre ; 2° le jaune ; 3° le rouge, et enfin 4° le bleu. Cette manière nous permettait d'obtenir des tons très puissants. Nous ajoutions parfois sur le tout un gradué dont la pierre était très travaillée, souvent alors le résultat était parfait. Ces reproductions ne rivalisaient pas avec la chromo actuelle pour la finesse, mais, dans bien des cas, l'effet était surprenant. » (Lemercier, p. 186).
Pour Valentino, Chéret indique lui-même l’ordre d’impression des trois pierres de son affiche : une première pour le noir, une deuxième pour le rouge, et enfin une troisième pour le fond gradué, préparé avec des réserves (de sorte que le blanc du papier produit à l’œil du spectateur l’effet d’une couleur supplémentaire). Il obtient ainsi un extraordinaire résultat polychrome.
Il recourt à d’autres méthodes, par exemple en imprimant en rouge et vert (sur le noir et blanc), et à partir de 1891 environ, il renonce à l’emploi du noir.
Claire Le Men, d’après « Imprimerie Camis. Les plus grandes machines du monde » (1897) et « L’Action, 5c. A bas les calottes ! » (1903) d' Henri-Gustave Jossot, 2025
6. La technique lithographique et le style de l’affichiste : l’exemple de Jossot
Chaque artiste peut s’approprier la technique de la lithographie en couleurs et développer ainsi son style propre, qu’il s’agisse de Bonnard, de Toulouse-Lautrec, ou par la suite de Grasset, de Mucha, de Steinlen, de Willette, de Cappiello et de Jossot, tout en partageant le souci de simplification et d’économie à travers la limitation du nombre des pierres d’impression inhérents à son langage.
Affichiste et caricaturiste de presse, mêlant anarchisme et avant-garde, Henri-Gustave Jossot (1866-1951) participe au Salon des Cent du journal La Plume qui fait connaître à la fin du siècle les jeunes artistes dans le domaine de la lithographie. Il devient ensuite l’un des principaux illustrateurs de L’assiette au beurre, avant de clore sa première carrière pour s’installer en Tunisie en 1913, se convertir à l’islam et reprendre les pinceaux dans un style orientaliste.
D’emblée, il développe un style simple et expressif, qui apparaît comme une exagération — et, pourrait-on dire, une caricature — du cloisonnisme des nabis auxquels il fait pourtant référence. L’absence de superposition entre les teintes, les tracés sinueux et épais à l’encre noire évoquant l’Art nouveau cernent les surfaces et les formes. Le choix d’un petit nombre de couleurs vives et primaires caractérise ses affiches (un peu plus d’une vingtaine, à partir de 1894), souvent de très grand format, qui apportent un contenu percutant à ses réalisations publicitaires :
« L'affiche, sur le mur, doit hurler, elle doit violenter les regards du passant », écrit-il dans un texte à valeur de manifeste « L’affiche caricaturale » qui s’en prend au goût des « iconophiles » de l’époque de l’affichomanie dans l’une de leurs revues L'Estampe et l'affiche (1897, n°12, p. 238).
Il poursuit en prenant en exemples ses deux affiches pour des marques de sardines en conserve, dont la première, Arsène Saupiquet, Nantes, Sardines Jockey-club, présentée à l’exposition L’art est dans la rue, est un bon exemple de son style agressif, drôle et coloré. Déplaçant une scène d’intérieur en pleine rue, il aligne dans un format panoramique une tablée de personnalités et de stars, de Henri Rochefort à Sarah Bernhardt, Yvette Guilbert et Aristide Bruant, qui mangent goulûment des sardines en boîtes Saupiquet :
« Je puis dire, sans fatuité, que j’ai fait une immense réclame aux deux maisons Saupiquet et Amieux, aussi bien par mes couleurs gueulardes que par mon dessin grotesque, poussé jusqu’au monstrueux. Les passants, d’abord estomaqués, comme s’ils recevaient un coup de poing en pleine poitrine, s’arrêtent... et regardent, ce qui est l’essentiel. C’est un résultat que n’obtiendront jamais, malgré tout leur talent, certains artistes taillés pour être des affichistes comme moi pour être chef de bataillon. Ils traiteront une icône murale de la même façon qu’ils dessineront une estampe, et c’est une erreur commune à un grand nombre. »
Alors qu’il est en 1897-1898 sous contrat de l’imprimeur Camis, Jossot se représente lui-même en plein travail, dans l’affiche « imprimerie Camis » de très grand format (2,60 x 1,90 m, imprimée en une seule feuille, 1897) en noir, jaune, rouge et vert amande, dont l’exemplaire du dépôt légal dans un superbe état de fraîcheur figure également à l’exposition L’art est dans la rue. L’affiche annonce « les plus grandes machines du monde » et présente « le plus grand format tiré jusqu’à ce jour en un seul morceau ».
Cette « icône murale », prouesse de l’imprimeur, permet à Jossot de présenter au grand jour sa conception de « l’affiche caricaturale » aux couleurs percutantes qui combine le texte et l’image, et de faire apparaître l’art de l’affichiste déterminé par les contraintes techniques de la lithographie : on le voit qui écrit à l’envers sur la pierre (car le tracé des lettres sera inversé au tirage).
D’autres affiches marquent son engagement politique, par exemple lorsqu’il réalise en 1903 l’affiche anticléricale qui a pour devise « à bas les calottes » du journal L'Action quotidienne, anticléricale, républicaine et socialiste, organe de la libre-pensée militante, dont il est de plus l’illustrateur véhément, en pleine bataille de la séparation de l’Église et de l’État.
Pour en savoir plus :
-Le site d'Henri Viltard et sa thèse Jossot et l'épure décorative (1866-1951). Caricature entre anarchisme et Islam, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2005, dir. Eric Michaud