Lectures · Questions à Sophie Van der Linden, autrice d'Arctique solaire

Un roman inspiré par l'artiste peintre suédoise Anna Boberg (1864-1935)
Eric Garault
Sophie Van der Linden
© Eric Garault / Pascoandco

Anna Boberg est une artiste peintre suédoise dont le musée d'Orsay conserve deux tableaux. Elle est aussi créatrice d'art décoratif dans le cadre des réalisations de son mari, l'architecte Ferdinand Boberg (1860-1946). Pour son dernier roman paru aux éditions Denoël en janvier 2024, Sophie Van der Linden s'est inspirée d'Anna Boberg et de sa relation avec son mari pour livrer le récit d'une des expéditions entreprises par l'artiste pour atteindre le territoire qui a nourri son œuvre : l'archipel des Lofoten dans le nord de la Norvège, où elle s'est rendue chaque hiver pendant de nombreuses années. Sophie Van der Linden nous parle ci-après de sa rencontre avec cette artiste singulière.

Comment avez-vous découvert Anna Boberg ?

Je l’ai découverte au musée d’art moderne de Stockholm. C’est vraiment une rencontre avec le tableau cité à la fin de l’ouvrage (ndlr : Fjäll. Studie från Nordlandet / Montagnes. Étude du pays du Nord), une toile de grande dimension, très impressionnante. Il y a une vibration des couleurs très forte quand on s’approche de cette œuvre. J’ai véritablement été attirée par ce tableau qui est peint par petites touches sans être du pointillisme. En même temps, on n’est pas dans la peinture moderne. C’est une peinture étonnante, une sorte d’entre-deux. Ce qui est particulièrement fort, c’est que la lumière est indécise puisqu’il est difficile de déceler s’il s’agit de l’aube ou du crépuscule. On est dans des tons roses qui pourraient aussi bien être l’un que l’autre. Ce n’est qu’après avoir mieux connu le contexte de l’œuvre et le travail d’Anna Boberg que j’ai compris qu’elle avait voulu sans doute restituer ces journées étranges du tout début d’année, quand le soleil commence à revenir après la nuit polaire et que finalement, une journée n’est qu’un long étirement entre l’aube et le crépuscule sans que jamais véritablement le jour ne se lève. Il y a cette force dans ce tableau d’un instant qui dure dans une lumière incertaine.

Qu’est-ce qui a motivé l’écriture d’un roman sur Anna Boberg ?

Juste à côté de ce tableau se trouvait un cartel très développé qui posait les grands éléments biographiques de l’artiste, la situant dans l’élite culturelle suédoise, précisant qu’elle était mariée au grand architecte Ferdinand Boberg, qu’une partie de son éducation s’était faite à Paris, notamment auprès de Charles Garnier, et qui évoquait le choc qu’elle a éprouvé en découvrant les Lofoten en 1901. Le texte expliquait qu’elle voulait peindre sur place et qu’elle y est retournée ensuite durant toute sa vie pendant l’hiver. Il y avait là le synopsis d’une biographie fascinante. Pour moi, déjà se dessinait dans l’instant une figure romanesque, et à ce moment-là, devant le cartel, je me suis dit que j’allais écrire sur Anna Boberg.

Images
Anna Boberg
La Crique mystérieuse, entre 1864 et 1924
Collection Musée d'Orsay - Musée des Beaux-Arts, Chambéry
Achat à Anna Boberg, 1924
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Vedi il bando dell'opera

Comment avez-vous procédé pour l’écriture de ce texte que l´on devine très documenté ? Quelles ont été vos sources ?

Les sources ne sont pas évidentes à trouver. Je savais que je n’écrirai pas une biographie, mais bien un roman. J’étais donc très prudente avec la documentation, je ne voulais pas trop en consulter afin de me laisser la possibilité d’imaginer mon propre scénario. En réalité, et la personnalité, et l’œuvre m’ont tellement fascinée que je suis allée beaucoup plus loin que je ne le voulais dans ces recherches. Il n’y a rien de traduit : ni l’autobiographie d’Anna Boberg que je cite en fin d’ouvrage (ndlr : Envar sitt ödes lekboll / Le terrain de jeu du destin, Stockholm, Nortedts, 1934, non traduit en français), ni la biographie assez courte écrite par Yvonne Groning (Fru Bob - en personlig biografi / Mme Bob - une biographie personnelle, Mölinkta, Gidlund förlag, 2009, non traduit en français). Il y a aussi une des plus importantes donations faites au musée national de Suède par le mari d’Anna Boberg qui a transmis l’ensemble de ses œuvres. C’est une ressource importante, numérisée en très bonne définition, ce qui m’a permis de faire mes recherches à distance et de ne pas risquer de me faire happer par toute la matière existante en me rendant sur place, ce que je voulais éviter à tout prix. C’était là mes trois sources principales auxquelles s’ajoutaient des articles de presse : elle était connue au moment de sa production, elle était exposée en Suède, elle bénéficiait aussi d’un accueil critique favorable en France, à Paris, et en Italie, où des présentations monographiques ont été organisées, aux États-Unis aussi. En Suède, la réception de son travail semblait plus controversée. Ce qui est sûr, c’est qu’elle disparait de l’histoire de l’art suédois. Son mari, qui a laissé des bâtiments imposants en Suède, est connu et célébré, mais Anna Boberg, elle, est restée dans l’ombre. Cela étant, les recherches à son sujet commencent et tout laisse à croire que les choses vont évoluer ces prochaines années.

Le récit trouve un écho dans l’actualité sociale contemporaine, la place laissée aux femmes dans l’art, leur émancipation, l’égalité dans le couple… Était-ce votre volonté de montrer cela ?

Ce n’était pas mon intention mais cette idée d’une artiste peut-être méprisée par la critique contemporaine suédoise m’intéressait parce qu’elle est d’une certaine manière une exploratrice de l’Arctique. On la voit sur les photographies vêtues de peaux de phoques, de peaux de rennes. Même si les impressionnistes sont déjà sortis de l’atelier, pour elle cela représente un autre enjeu : elle a un système de chevalet portable car pour accéder aux vues qu’elle souhaite peindre elle doit réaliser toute une équipée dans le froid. Et enfin, elle est autodidacte en peinture, c’est une artiste qui jusqu’à sa découverte des Lofoten travaille avec son mari, plutôt sur de la production d’art décoratif mais en peinture, comme elle l’explique dans son autobiographie, elle construit son œuvre dans le paysage, véritablement. C’était une nature artistique qui a sans doute été sous-estimée. Ce n’est pas seulement une personnalité méconnue, c’est une œuvre digne d’intérêt et qu’il ne faut pas laisser dans l’ombre.

Elle a d’ailleurs une technique singulière. Pouvez-vous nous en parler ?

Pour moi, la principale source de documentation, c’était les œuvres. Ce qui m’intéressait, c’était, partant des œuvres, comprendre bien sûr sa manière, mais aussi d’essayer d’absorber une démarche, un questionnement, des recherches qui sont perceptibles. Ce qui est intéressant c’est qu’elle a produit à la fois des toiles très abouties, mais aussi de nombreux cartons qu’elle a peints sur le motif. Elle amène une palette dehors et fait ses esquisses directement à la peinture. Sur certains tableaux, et je me suis appliquée à décrire ce processus dans le roman, elle va ensuite rehausser des tracés au fusain, ce qui va donner à la fois un impression d’études, et se révéler très intéressant comme geste qui s’opère sur la peinture, un geste singulier et peu académique.

Images
Anna Boberg
Printemps arctique, entre 1864 et 1928
Musée d'Orsay
Achat à Anna Boberg, 1928
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Anna Boberg se distingue aussi de ses pairs par les sujets qu’elle peint ?

Ce qui est notable dans son travail, c’est que se sont essentiellement des paysages. Il y a des silhouettes parfois, mais il n’y a quasiment pas de portrait, pas de représentation humaine. On est essentiellement dans le paysage. C’est vrai qu’en cela, elle est aux antipodes de Carl Larsson (ndlr : 1853-1919) dont elle était l’amie d’ailleurs et qui peint des intérieurs. Pourtant, les intérieurs, elle y travaille, avec des tapisseries, des vases, mais sa peinture est une peinture de paysage. Il y a plusieurs motifs : la montagne, les glaciers, les aurores boréales, les bateaux plus que les pêcheurs, l’ambiance du port. Quand elle se trouve en hiver aux Lofoten, c’est la pleine saison de la pêche. Il y a cette activité intense dans les ports. Elle est très proche de l’un des principaux ports des Lofoten donc elle est vraiment en prise avec cette animation qu’on sent dans son travail sur les lumières du port, les scintillements mais aussi les lignes des bateaux. Elle représente beaucoup de bateaux mais quasiment toujours avec les montagnes qui restent sont premier sujet. C’est vrai que les montagnes des Lofoten sont particulières. On a l’impression que l’on a coupé les sommets pour les poser sur la mer. Tout de suite, on a la sensation des hautes montagnes. Il y a des paysages avec des pics rocheux et pourtant tout cela est au bord de l’eau. J’imagine que c’est cette étrangeté du paysage des Lofoten qui la fascine et ne cesse de la rappeler sur ce territoire.

Vous vous êtes vous-même rendu aux Lofoten pour écrire ce roman ?

Je connais les Lofoten mais je n’y suis pas retournée parce que je n’écris jamais sur le motif. J’ai besoin de distance pour écrire. J’ai souvent écrit sur des lieux mais toujours avec distance. Je comprends la géographie des Lofoten pour les avoir sillonnées à pied, et en même temps, j’ai suffisamment de distance pour réinventer quelque chose.

Si vous deviez distinguer un tableau d’Anna Boberg, lequel choisiriez-vous ? Celui cité à la fin de votre roman ?

Pas forcément. J’ai remarqué, même si elle n’en parle pas, qu’un motif, un sommet ou plutôt un relief qui s’appelle le Store Molla, mentionné dans les titres de certains de ses tableaux, l’attirait énormément. J’en ai donc fait l’une des quêtes de ce voyage d’hiver que je raconte dans le roman. Et le tableau que j’aime particulièrement, au-delà de celui qui m’avait fascinée au moment de la rencontre avec Anna Boberg au musée de Stockholm, c’est une vision plus nocturne du Store Molla qui s’appelle Nuit sur le Store Molla. Etude des Lofoten (ndlr : Natt över Store Molla. Studie från Lofoten, conservé au National Museum à Stockholm). Il est dans des tons bleu, d’une exécution plus douce que l’autre étude mentionnée précédemment. On est moins dans des petites touches, le pinceau est plus appliqué. Il a des couleurs extraordinaires avec des variations de bleu sur le rose de la roche et le blanc de la neige absolument magnifiques. C’est un tableau qui résiste aux variations du goût, aux tendances, à la mode.


Entretien réalisé par Jean-Claude Lalumière, éditeur-rédacteur pour le site internet du musée d'Orsay

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Arctique solaire, roman de Sophie Van der Linden
© Denoël éd.
  • Arctique solaire, roman
  • Sophie Van der Linden
  • Éditions Denoël, Paris, 2024
  • En librairie depuis le 3 janvier 2024