PODCAST VOIX D’O Exposition « CAILLEBOTTE. PEINDRE LES HOMMES » Retranscription de l’entretien avec le commissaire, Paul Perrin Générique « Je me mis enfin à réfléchir, c’est-à-dire à écouter plus fort », Samuel Beckett. Bonjour, c’est la voix d’O, le podcast des musées d’Orsay et de l’Orangerie. On vous parle des artistes, des œuvres et des expositions des musées d’Orsay et de l’Orangerie. Le temps d’une écoute, osez tourner le dos aux images et laissez-vous guider par la seule voix d’un invité qui vous propose une rencontre inattendue avec l’art. Dans cet épisode, Paul Perrin, conservateur et directeur des collections au musée d’Orsay, vous invite à découvrir l'exposition « Caillebotte. Peindre les hommes ». Gustave Caillebotte est connu pour être l’un des principaux mécènes des impressionnistes, mais c’est aussi un artiste visionnaire de ce mouvement. Écoutez, vous allez voir ! Scarlett Reliquet Bonjour Paul Perrin. Paul Perrin Bonjour. Scarlett Reliquet Vous dirigez les collections du musée d'Orsay et vous signez en cette rentrée une exposition qui s'intitule « Caillebotte. Peindre les hommes ». Est-ce que vous pouvez revenir sur la genèse de l'exposition et nous dire surtout qui est Caillebotte et comment vous le placez dans le paysage de la peinture du XIXᵉ siècle ? Paul Perrin L'idée de cette exposition est née il y a un peu plus de deux ans, au moment où le musée d'Orsay a fait l'acquisition d'une œuvre très importante de Caillebotte qui s'appelle Partie de bateau. C’est une œuvre qui a fait l'objet d'un classement trésor national, et qui est probablement l'une des plus importantes acquisitions en termes de peinture impressionniste réalisée par Orsay ces 20 dernières années. Et donc il a semblé qu'il était temps, sans doute, pour l'institution, le musée d'Orsay, de consacrer enfin une grande exposition monographique à l'artiste. Cette exposition a pour but à la fois de présenter les chefs-d'œuvre de l'artiste à un 2 grand public, et puis aussi de proposer une réflexion originale sur son travail et notamment sur son approche des figures masculines. Pour répondre aussi à votre question : « qui est Caillebotte ? », Caillebotte donc fait partie du groupe impressionniste, mais il a rejoint le groupe un petit peu plus tard que les autres. Il est plus jeune que Monet, Renoir et Degas. Il est né en 1848, au moment de la révolution qui amène la Deuxième République en France. Il grandit à Paris sous le Second Empire, au moment où Paris se transforme sous les travaux du baron Haussmann. Il grandit dans une famille très fortunée. Son père a fait fortune dans le commerce textile, dans la fourniture plus précisément de draps aux armées sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire. Et donc c'est une famille très riche, on pourrait dire de ces nouveaux riches du Second Empire. Et donc, au début des années 1870, il se met à la peinture et il est épris de modernité. Il regarde sans doute la peinture de ceux que l'on va appeler plus tard les impressionnistes. Il les admire et il rejoint le groupe en 1876. Et là, c'est le début d'une grande aventure pour lui, qui va être à la fois de devenir un des membres les plus importants du groupe par son originalité, son apport à l'iconographie, à l'art impressionniste. Et il va devenir aussi une figure très importante dans l'organisation des expositions du groupe : un mécène – nous en reparlerons aussi peut-être – et une personnalité qui va œuvrer pendant de longues années à la reconnaissance et au triomphe de ce mouvement moderne, de cette avant-garde. Il va ensuite, dans les années 1880, prendre un peu ses distances avec la capitale, en s'installant au Petit-Gennevilliers et dans les années 1880-1890, se consacrer à la fois à la peinture et à d'autres passions que sont notamment les régates et le sport. Et puis, malheureusement, il meurt précocement à l'âge de 45 ans en 1894, laissant une œuvre assez conséquente. Aujourd'hui, la production de Caillebotte est estimée à peu près à 500 peintures, ce qui est important. Mais on est assez loin malgré tout, quand même, de Renoir ou de Monet. Et il laisse aussi évidemment à sa mort une collection de peintures impressionnistes à l'État. Scarlett Reliquet Merci pour ce portrait. J'espère que nous allons revenir sur cette personnalité très riche. Est-ce que vous pourriez revenir sur la question de la notoriété de cet artiste, parce que je crois que le public a toujours besoin de points de repère. Et j'aimerais vous demander si cette exposition va permettre d'asseoir Caillebotte au même rang que Monet, Sisley, Renoir. Paul Perrin Oui, c'est tout à fait le but de cette exposition aussi. C'est d'amener Caillebotte au même rang que les autres peintres du groupe, parce qu'il le mérite, parce que son apport est aussi grand à l'histoire de la peinture de la fin du XIXᵉ siècle. Pour résumer rapidement la fortune critique de Caillebotte, on pourrait dire qu’il fait une percée assez exceptionnelle à la fin des années 1870 dans le monde de l'art. Il expose pour la première fois avec les impressionnistes en 1876. Et en 3 1879, il est considéré quasiment comme l'artiste le plus important du groupe impressionniste, en tout cas comme presque le leader du groupe, tellement sa peinture est puissante, forte, novatrice, tellement il a pris un petit peu aussi un ascendant dans l'organisation des expositions, etc. Et puis, comme je vous le disais, ensuite, petit à petit, il s'est un peu retiré. Il continue à peindre beaucoup, mais il se met un peu en retrait de la vie artistique. Et donc, dès la fin des années 1880, il disparaît un petit peu, aussi parce que son travail, peut-être à ce moment-là, se renouvelle un peu moins. Et donc, évidemment, d'autres avant-gardes ont pris la place. Lorsqu'il meurt en 1894, on se souvient qu’il a été un membre important du groupe impressionniste, mais il est déjà un tout petit peu, non pas oublié, mais marginalisé. Les années qui suivent, donc vraiment la fin du XIXᵉ siècle et toute la première moitié du XXᵉ siècle, c'est un progressif oubli de la figure de Caillebotte, dont on ne se souvient quasiment que pour dire qu'il a donné sa collection de peintures impressionnistes à l'État et qu'il a été un mécène important de l'impressionnisme. Sa peinture est regardée comme beaucoup moins intéressante. Et sa peinture aussi est assez peu visible pendant toute cette période, puisqu’il y a quelques œuvres de Caillebotte dans les collections nationales en France : les Raboteurs de parquet qui est l'œuvre majeure, mais pas beaucoup plus. Et il y a très peu d'œuvres dans d'autres collections dans le monde. La plupart de ses peintures sont dans des collections privées. Et puis arrivent les années 1950, l'après-guerre, et là progressivement – les années 1950-1960-1970 – c'est une redécouverte progressive et un travail fait par les historiens de l'art pour faire connaître son travail, produire un catalogue raisonné, exhumer des archives, relire ce travail, notamment à l'aune d'une nouvelle histoire de l'art qui est plutôt une histoire sociale de l'art, une histoire culturelle, qui va beaucoup regarder cet artiste qui témoigne aussi des grands bouleversements sociaux et culturels de son temps. Et on arrive donc en 1994, cette grande exposition internationale à Paris, à Chicago, puis à Los Angeles, qui va vraiment réinstaller Caillebotte dans le canon, si l'on peut dire, des grands artistes impressionnistes. Et aujourd'hui, nous sommes donc 30 ans plus tard. Il y a eu énormément de recherches, énormément d'études sur l’impressionnisme, sur Caillebotte. Nous avons découvert de nouvelles œuvres. Beaucoup de regards nouveaux se sont posés sur ses peintures. Mais le grand public, peut-être, a encore un peu de mal à situer cet artiste. Et je pense que c'est un des enjeux de l'exposition, qui est à la fois de donner à voir cette recherche et la porter vers un public large qui n’est peut-être encore pas tout à fait familier de la figure de Gustave Caillebotte. Scarlett Reliquet Très bien. Donc vous comptez d'une certaine manière un peu réparer une sorte d'oubli, ou en tout cas essayer de faire le lien entre le reste de l'impressionnisme et Caillebotte. Justement, est-ce que vous pensez que le style de Caillebotte, à la fois sa peinture et ses motifs, sont différents de ceux des impressionnistes ? Est-ce que ce serait la raison pour laquelle cette assimilation ne se serait pas faite ? 4 Paul Perrin Oui, absolument. Notamment parce que pendant très longtemps, quand on pensait à Caillebotte, on pensait justement aux Raboteurs de parquet, qui était l'œuvre qui était visible en France, ou même au tableau de Chicago, son grand chef-d'œuvre, Rue de Paris, temps de pluie. Donc, que ce soit les Raboteurs ou la Rue de Paris, deux tableaux qui, dans leur style, n'ont pas l'air tout à fait impressionnistes, au sens de la peinture claire, de plein air, la touche fragmentée, une esthétique de la peinture rapide, esquissée. Évidemment, on est très loin de ça avec ces peintures qui sont très méditées, très dessinées, préparées par de nombreuses études, qui montrent aussi une forme d'application, un faire parfois un peu lisse, parfois un peu sec, un peu raide dans certaines formes, très loin évidemment de Monet ou de Renoir. Et donc pendant longtemps, l'histoire de l'art – et le public aussi – n'a pas su très bien comment faire pour intégrer ce style-là dans ce que l'on pense être l'impressionnisme. Mais évidemment, l'impressionnisme, c'est très divers. Si l'on pense à Degas, par exemple, il fait partie du mouvement impressionnisme, mais il peint, il dessine d'une manière tout autre. Donc la question, c'était aussi de savoir comment faire entrer ce style-là, qui n'a pas l'air impressionniste, dans notre vision des choses. Et puis donc, dans les années 1880, le style de Caillebotte évolue et justement, il fait la part belle, plutôt, à des effets de plein air, avec des couleurs claires, à des effets lumineux, à des sujets d'extérieur, de loisir. Mais ces peintures-là étaient moins connues, moins visibles et moins étudiées pendant longtemps. Scarlett Reliquet Alors vous avez choisi d'intituler l'exposition « Caillebotte. Peindre les hommes ». J'aimerais vous demander si vous n'allez montrer que des hommes. Est-ce que vous ne montrez que des œuvres représentant des hommes parce que sa peinture est remplie de ce motif ? Ou bien avez-vous fait une sélection dans ses motifs ? Paul Perrin En effet, l'exposition s'appelle « Peindre les hommes », et c'est le sujet de l'exposition. C'est la manière dont Caillebotte a regardé et peint les hommes de son temps et quelle image il en a donnée dans son œuvre. L'œuvre de Caillebotte, quand on regarde donc sa production peinte et dessinée – ses pastels – est essentiellement composée en effet de figures masculines. Caillebotte ne peint pas que des tableaux de figures. C'est aussi un grand paysagiste. Il a également réalisé de nombreuses natures mortes qui sont très belles. Mais cette production-là a été mise de côté. Ce n'est pas celle qui nous occupe aujourd'hui dans cette exposition : c'est vraiment son œuvre de peintre de figures et de figures modernes. Et si nous regardons son œuvre, donc, de peintre de figures, à peu près les deux tiers de sa production concernent des figures masculines. Et même dans une proportion plus importante encore, si nous regardons les œuvres qu'il a exposées de son vivant, ce sont essentiellement des figures d'hommes. Et nous 5 pourrions dire aussi que ses œuvres majeures, ses chefs-d'œuvre, sont essentiellement des figures d'hommes, à la différence, par exemple, d'autres artistes de sa génération, impressionnistes – que l'on pense par exemple à Manet, à Degas ou à Renoir – pour qui la modernité s'est incarnée peut-être plus facilement dans des figures de femmes. Si on pense à Olympia par exemple, si on pense à La Loge de Renoir, aux Danseuses de Degas, d'une certaine manière, la modernité, pour ces peintres, est plutôt incarnée par des figures de femmes. Chez Caillebotte, c'est un peu l'inverse. La modernité s'incarne par des figures d'hommes : le bourgeois qui marche dans la rue, qui regarde par-dessus le balcon de son appartement, l'ouvrier, le raboteur de parquet, le sportif qui fait du canotage, et même l'homme nu à sa toilette dans sa salle de bain. Tous les manifestes, si l'on pourrait dire, de la modernité chez Caillebotte, passent par ces figures d’hommes. Donc oui, les hommes sont au cœur de son œuvre, mais on ne s'était jamais vraiment posé la question : pourquoi ? Et quelle est la particularité de son regard et de sa peinture quant à ce sujet ? Scarlett Reliquet Est-ce que vous diriez que Caillebotte jette un regard particulier sur les hommes de son temps, en tous cas un regard suffisamment singulier pour qu'il se différencie de celui de ses contemporains – Monet, Sisley, Manet, Degas ? Paul Perrin Oui, je pense que c'est un peu la thèse de l'exposition aussi. C'est de dire que finalement son œuvre a été aussi de décrire et de questionner une forme de « condition masculine moderne », avec des guillemets, puisqu'il n'y a pas UNE condition masculine à l'époque. Il y en a plusieurs selon, évidemment, tout un tas de catégories. Et donc en soi, rien que d'avoir exploré autant toutes ces facettes de la masculinité, dans sa peinture, le distingue de ses contemporains. Ce qui le distingue aussi d'une certaine façon, c'est le fait qu'il fait partie d'une société d'hommes, d'hommes plutôt bourgeois : il habite dans les nouveaux quartiers riches de Paris, il a de l'argent pour acheter des peintures, il pratique les sports nouveaux, il a une maison à la campagne. Il participe donc de cette société bourgeoise, masculine, mais il la regarde aussi et il en fait son sujet à distance. Il est donc à la fois dedans et dehors. Il s'interroge sur sa propre condition et il la regarde de l'extérieur, en tant qu'artiste, en tant que peintre. Donc ça, évidemment, c'est ce qui nous intéresse ici. Et ça nous intéresse particulièrement parce que cette période-là, les débuts de la Troisième République – donc les années 1870-1880-1890, au moment où Caillebotte travaille – sont des années qui sont particulières dans l'histoire des hommes, si l'on peut dire, avec un petit « h ». C'est-à-dire ce moment où, notamment après la guerre de 1870, la défaite de la France face à la Prusse, il y a tout un tas de réflexions sur ce que c'est qu'être un homme et la virilité. Nous sommes aussi au moment où montent également en puissance les premières revendications féministes, et un certain nombre de droits qui très 6 progressivement, très lentement, sont accordés aux femmes. C'est à ce moment-là aussi. Et nécessairement, cela a aussi un impact sur les relations hommes-femmes et la question du genre. Et donc l'œuvre de Caillebotte intervient à ce moment-là. Elle est dédiée en priorité à ces images, à ces figures. Et donc, elle résonne forcément autrement par rapport à ses contemporains. Scarlett Reliquet Et vous diriez par exemple qu'il y a une forme d'inquiétude qui est reflétée par cette peinture par rapport au statut et aux obligations de l'homme ? Ou c'est simplement une espèce de flottement entre la projection, que l'on avait à cette époque, de ce que devait incarner l'homme, et sa vie quotidienne, la manière dont il vivait sa masculinité ? Paul Perrin Oui, c'est toute la difficulté de savoir si c'est conscient ou inconscient, si c'était une œuvre pensée. A priori, sans doute pas, mais elle témoigne en tout cas de réflexions. Et elle propose des images qui se veulent des images modernes de la masculinité. C'est ça qui est très important… Caillebotte fait des choix. Il choisit de représenter ses contemporains dans des situations, dans des lieux, qui sont selon lui emblématiques de la modernité. Ça, c'est vraiment son projet. C'est un artiste qui regarde vers le futur. Ce n'est pas un artiste qui regarde vers le passé, ce n'est pas un artiste qui se conçoit vraiment comme dans une tradition, qui fait référence à l'art des musées. C'est quelqu'un qui vraiment est en plein dans son temps et qui veut donner à voir ce que c'est selon lui que la modernité. Et cela va donc passer par des motifs particuliers, nous l’avons dit tout à l'heure : l'espace public, la rue, les boulevards et la manière dont les hommes occupent ce nouvel espace. Ça passe par le travail, des figures du travail, notamment les raboteurs, des peintres en bâtiment, par exemple. Et cette question du travail résonne chez Caillebotte parce que lui-même est à la fois amateur, peintre, rentier. Cette question de l'oisiveté et du travail est donc importante pour lui. C'est un homme qui ne se considère surtout pas comme un rentier, comme un oisif. Il y a la question du travail, la question ensuite du sport, du corps et de la performance. C'est la naissance, vraiment à ce moment-là, d'une nouvelle culture du sport et de la compétition. C'est donc une vision très positive, très dynamique du corps qu'il montre. Et puis c'est cette question aussi, derrière, de l'intimité qui est très nouvelle. Et là, pour le coup, Caillebotte innove d'une manière tout à fait exceptionnelle en introduisant l'intimité masculine, on pourrait dire, dans l'histoire de l'art, dans la peinture, avec peu d'œuvres – mais qui sont suffisantes pour lui donner une place très importante – où il nous montre des hommes à leur toilette, quelque chose qui n'avait jamais été fait jusque-là. Scarlett Reliquet Vous parlez d'intimité. On peut aussi parler de sexualité, si on veut être un peu plus concret. Mais avant de revenir sur l'écho que cette question peut générer auprès de nos contemporains 7 – et je crois que l'exposition a une résonance aujourd'hui par rapport à nos questionnements sur le genre – j'aimerais que vous nous décriviez, s'il vous plaît, le milieu, précisément, familial dans lequel Caillebotte a évolué – l’un de ses frères est assez connu – et puis aussi les amis qu'il a soutenus, qu'il a défendus, notamment par l'achat d'œuvres. Il leur est venu en aide pour leur payer parfois leur loyer. Est-ce que vous pourriez nous décrire ce réseau de sociabilités qui était le sien ? Paul Perrin Les sociabilités de Caillebotte sont très masculines et cela fait partie aussi un peu de ce que nous explorons dans cette exposition. Qui sont ses cercles ? Qui sont ses amis ? Quelle est cette famille ? Caillebotte donc, grandit – je le disais – dans une famille, avec trois frères, avec une figure paternelle très présente, très forte, puisque c'est celle qui a bâti la fortune familiale. Évidemment, il se place donc aussi par rapport à cette figure paternelle qui meurt quand il est assez jeune. Le père de Caillebotte meurt en 1874, au moment même où il débute sa carrière artistique. Mais on sait qu'elle est néanmoins encouragée par son père. Par exemple, dans ces années-là, juste avant de mourir, le père de Caillebotte autorise le réaménagement de l'hôtel familial pour y construire un grand atelier pour son fils. Et son autre fils, comme vous le disiez, Martial Caillebotte, va faire des études, notamment musicales. Ce sera un grand pianiste, compositeur. Nous savons donc que c'est un milieu familial qui est plutôt libéral. La génération d'avant – donc son père – n'a probablement pas été très versée dans les arts. Mais la génération suivante, elle, est autorisée au contraire à s'élever, on pourrait dire, socialement, maintenant que la fortune est acquise, par une élévation qui est plus culturelle et est encouragée à pratiquer les arts. Donc ça, c'est très intéressant, puisque ça dit aussi pourquoi Caillebotte peut facilement se lancer dans cette carrière. Et puis ensuite, tout au long de sa vie, Caillebotte va chercher des groupes masculins, des sociabilités masculines, des cercles dans lesquels il va s'épanouir jusqu'à la fin de sa vie. Nous pourrions mentionner deux cercles importants. Les impressionnistes d'abord, qui est majoritairement un groupe d'hommes, même s'il y a évidemment quelques artistes femmes, et pas des moindres, dans le groupe. Mais ça reste malgré tout un cercle plutôt masculin. Et puis ensuite, à partir de la fin des années 1870 et jusqu'à la fin de sa vie, c'est le cercle de la voile de Paris, et notamment ces régates qui vont aussi animer son quotidien. Scarlett Reliquet Alors vous avez très bien décrit les motifs qui étaient les siens, qui correspondent à des motifs de sa vie quotidienne en réalité : des choses, non pas qu'il projette ou qu'il cite, mais des choses qu'il voit et auxquelles il participe, des moments de la vie quotidienne, de loisirs, de plaisirs. Est-ce que vous diriez que cette peinture, de façon assez élégante et distanciée 8 évidemment, nous permet de lire une histoire du désir masculin à cette époque ? Ou est-ce que vous trouvez que c'est un peu exagéré comme analyse ? Paul Perrin L'œuvre de Caillebotte se prête à beaucoup d'interprétations. C'est le cas avec beaucoup de peintures chez les impressionnistes en général, mais chez Caillebotte particulièrement, parce que ce sont souvent des œuvres qui sont assez imprécises, on pourrait dire – il y a peu de clés de lecture ou peu de clés de compréhension – et qui portent toujours une forme de mystère. Beaucoup, par exemple, de figures de dos, de personnages qui nous tournent le dos, dont nous ne voyons pas le visage, d'interaction entre des figures qui n'est pas précisée, qui n'est pas claire. Il y a des tableaux, par exemple, de l'artiste, où on a un homme et une femme dans un intérieur, dans un appartement. Mais la manière dont Caillebotte les peint ne nous dit pas s’ils sont mari et femme. Quel est le lien entre les deux ? Est-ce qu’ils sont amants, amis ou pas ? Il y a beaucoup de ce flou chez Caillebotte. Et puis également, lui-même s'est peu exprimé sur sa peinture. Il a peu expliqué son travail. Nous avons peu d'archives pour Caillebotte. Une grande partie probablement de ses archives a disparu ou a été détruite après sa mort. Et donc ça reste un peu un mystère. C'est un artiste assez mystérieux, dont l'œuvre suscite beaucoup d'interprétations. Et à ce registre des interprétations, il est vrai que depuis les années 1990, depuis le développement des études de genre, c'est un travail qui s'est beaucoup prêté à des interprétations justement sur les questions de genre, les questions de sexualité, les questions d'érotisme, d'homo-érotisme, pour savoir s’il y avait dans son œuvre finalement quelque chose de caché, l'expression d'un désir, notamment pour les hommes. Caillebotte, d’après ce que l'on sait, ce que les documents nous disent, a vécu pendant une grande partie de sa vie avec une femme qui s'appelait Charlotte Berthier – c'est le pseudonyme d'une femme qui s'appelle AnneMarie Hagen, mais dont on parle sous le nom de Charlotte Berthier – et qu'elle vivait avec lui boulevard Haussmann à Paris et ensuite au Petit-Gennevilliers. Mais ils ne vont pas se marier, ils n'ont pas d'enfants. Nous savons que Caillebotte la couche sur son testament. Elle a droit à une rente viagère au cas où Caillebotte meure. Mais nous ne savons pas beaucoup plus sur la nature de leur relation, ce qui fait que la porte est assez ouverte. Et puis l'autre élément, évidemment, c'est sa peinture, ce que sa peinture nous dit aussi du regard qu'il porte sur les hommes. Et là encore, cela peut être diversement interprété. Il y a une part autobiographique dans l'œuvre de Caillebotte, qui peint des situations et des hommes qui lui ressemblent. C'est un artiste qui ne va pas faire des campagnes de peinture, partir à l'étranger, dans le sud de la France, à la campagne, pour aller choisir des motifs. Les motifs de sa peinture, il les trouve autour de lui, chez lui, dans les rues qui sont autour de son domicile. Et il s'en éloigne très peu. Et en cela d'ailleurs, il se rapproche beaucoup plus de la manière dont peignent par exemple Berthe Morisot ou Mary Cassatt : des peintres femmes de l'époque qui justement sont un peu 9 plus, on dirait, assignées à cet univers domestique qui leur est propre. Et Caillebotte, là, est plus proche d'elles que de Degas par exemple, qui va aller à l'opéra Garnier, à l'opéra Le Peletier pour aller peindre des danseuses, Manet qui va représenter une courtisane, et Monet ou Renoir qui vont aller en banlieue ou au bord de la mer pour aller chercher des motifs. L'œuvre de Caillebotte, c'est lui. C'est vraiment le reflet de ce qu'il est, en tout cas tel qu'il se perçoit. Et donc cette question masculine, évidemment, est très présente. Mais il y a aussi autre chose, chez Caillebotte, sur cette question du désir : c'est la manière dont il va dévoiler aussi le corps de l'homme qui est assez inédite pour l'époque. Non pas que, par exemple, le nu masculin n'existe pas au XIXᵉ siècle, au contraire. C'est presque le sommet de la hiérarchie des genres académiques. Le nu masculin, c'est évidemment tout l'idéal antique, la statuaire, tout un tas d'idéaux philosophiques, artistiques, plastiques, mais ça passe toujours par le nu masculin idéalisé, c'est-à-dire des personnages de la mythologie, des situations historiques, des héros. Mais Caillebotte est le premier à regarder, à essayer de montrer le corps de l'homme dans sa vérité, dans son réalisme. Donc l'ouvrier torse nu qui rabote le parquet, c'est une manière de montrer le corps de l'homme tel qu'on ne l'avait pas encore vu en peinture à ce moment-là. Le sportif, qui est en maillot blanc, avec les bras nus pour ramer sur une rivière en canotier, c'est aussi une manière de montrer le corps qui n'existe pas dans la peinture à ce moment-là. Le vêtement sportif, notamment le maillot blanc, est quasiment considéré comme un sous-vêtement au XIXᵉ siècle. C'est donc très particulier. Quand nous regardons les scènes de rue, par exemple, de Caillebotte, avec ces grandes figures en chapeau haut de forme, en redingote, le corps disparaît totalement derrière ces grandes silhouettes noires. Et, dans ces peintures-là, les canotiers, par exemple, il y a donc une révélation du corps de l'homme, et c'est un corps qui est actif, qui est dans l'effort, où la musculature est montrée. On ne peut pas ne pas imaginer qu'il y a une forme d'admiration, potentiellement de désir, ce qui ne veut pas dire qu'il y a forcément une dimension sexuelle, mais en tout cas une forme de mise en valeur de la plastique et du corps masculin. Cette question du désir est donc complexe puisque nous n'avons pas accès à la psyché de Caillebotte, que les sources sont assez pauvres sur le sujet. Ce que nous pouvons dire au moins, c'est qu'il y a chez Caillebotte le souhait de montrer le corps des hommes d'une manière nouvelle, de le dévoiler et de le montrer d'une manière qui met en valeur une forme de beauté aussi de ce corps masculin moderne. Scarlett Reliquet Oui, d'ailleurs, c'est ce qui nous touche aujourd'hui, en réalité : cette façon très naturelle, détachée de toute référence mythologique ou religieuse, de voir le corps en mouvement. Est-ce que vous diriez, pour utiliser un terme contemporain, que Caillebotte se refuse à essentialiser le genre ? Je pense au tableau que vous avez cité tout à l'heure d'une femme nue, étendue, qui est vraiment à contre-courant de ce qu'on voit en général dans la peinture de cette époque. Est- 10 ce que justement il se refuse à caractériser les femmes et les hommes de façon attendue, classique ? Paul Perrin Oui, ça c'est très important aussi. Et ça répond à une de vos questions précédentes sur la place des femmes aussi dans l'œuvre de Caillebotte, puisque en faisant une exposition qui s'appelle « Peindre les hommes » et qui s'intéresse particulièrement aux figures masculines, il ne s'agit pas non plus d'effacer les femmes de l'œuvre de Caillebotte et d'effacer les femmes de la peinture impressionniste, évidemment. L'histoire des hommes, la façon de s'intéresser à la masculinité, à l'histoire de la virilité, c'est aussi une manière de réinterroger les rapports entre les hommes et les femmes, entre les sexes, les rapports parfois de domination, mais pas que, et de mieux comprendre aussi la place des femmes et du féminin dans cette société du XIXᵉ siècle, qui est très binaire, qui est vraiment fondée sur une séparation assez stricte des mondes masculins et féminins et des catégories de genres. Et donc c'est là où l'œuvre de Caillebotte est particulièrement intéressante. Tout au long de l'exposition, vous verrez que dans chaque section, il y a des figures féminines. Elles sont présentes dans la peinture de Caillebotte et elles le sont aussi dans l'exposition. Et à chaque fois, elles permettent de comprendre aussi justement, quelle est la particularité du regard de Caillebotte sur les hommes et les femmes. Et comme vous l'avez très justement dit, ce qui est assez frappant, c'est de voir à quel point non seulement la vision masculine, chez Caillebotte, est moderne, mais aussi sa vision des femmes. Et la plupart des portraits féminins de Caillebotte, justement, sont assez peu idéalisés, comme ses portraits masculins. Et le nu féminin, son nu féminin – il en a peint un, mais qui est spectaculaire, c'est un des plus grands formats de son œuvre que nous présentons dans l'exposition, une femme nue sur un sofa – est totalement à contre-courant du nu féminin à l'époque, que ce soit chez Cabanel, Bouguereau, les académiques, mais aussi chez Manet ou chez Renoir par exemple. Il y a, là aussi, une sorte de non-idéalisation du corps féminin et du corps masculin qui est particulièrement frappante. Et puis, dans ces rapports hommes-femmes qui sont très intéressants chez Caillebotte, il y a cette façon de ne pas instaurer de rapport de séduction, de domination entre les figures, mais au contraire une façon de les placer sur un pied d'égalité, ou en tout cas une forme d'équilibre. Il y a peu d'œuvres chez Caillebotte où on trouve des hommes et des femmes. Mais quand c'est le cas, justement, il n'y a jamais de jeu de tension, de domination, de séduction. C'est ce très beau tableau, donc, avec une femme qui regarde par la fenêtre dans un intérieur bourgeois. Un homme à côté d'elle est assis, en train de lire. Il y a quelque chose d'assez égal dans cette relation. Ou un autre tableau encore où il y a une femme au premier plan qui est en train de lire le journal. Et derrière elle, dans un canapé, un homme est allongé et lit probablement un roman. Là aussi, cette juxtaposition de ces deux figures, la manière dont Caillebotte les peint sans les idéaliser, dans le fond, la non-relation 11 aussi entre les deux, instaurent quelque chose qui est assez apaisé dans sa relation entre les hommes et les femmes. Scarlett Reliquet Alors vous parlez beaucoup de modernité. C'est vrai que vous dites que ce n'est pas la seule raison, le motif, pour laquelle cette peinture est moderne. Il y en a d'autres en effet. Il y a ce qu'elle représente, mais il y a aussi la composition des œuvres, donc les cadrages qui sont assez hardis, et notamment le style photographique. Et puis il y a une forme de réalisme aussi, parce qu'il y a quand même beaucoup de détails dans le grain de la peau, dans les couleurs. Il y a la palette claire, évidemment. Est-ce que vous diriez que c'est une peinture moderne dans sa facture ? Vous avez dit qu'elle était différente de celle des impressionnistes. Alors comment peut-elle être moderne tandis qu'elle n'est pas impressionniste ? Paul Perrin Oui, c'est un aspect évidemment très fort de l'œuvre de Caillebotte. C'est la manière dont il a renouvelé le regard, les cadrages, l'art de la composition. Il y a chez Caillebotte une volonté vraiment d'être moderne, d'être original, d'être novateur. C'est vraiment son projet. Il veut donner à voir des œuvres qui sont d'un genre nouveau, qui bousculent notre regard et qui surprennent, qui choquent. Je pense que c'est assez délibéré chez lui : cette volonté de modernité très forte qui fait d'ailleurs que ses œuvres sont des œuvres assez intellectuelles, assez pensées, assez construites. Il a dans sa tête, je pense, une image assez précise de l'œuvre qu'il veut réaliser. Et ensuite il va faire les études nécessaires, les dessins, les esquisses, les études de perspective pour arriver à cette image mais qu'il a déjà en tête, ce qui est un peu différent évidemment de l'impressionnisme de Renoir ou de Monet, qui, même s'ils ont un peu une idée en tête de ce qu'ils veulent réaliser, vont d'abord se promener, regarder, chercher un motif et ensuite se poser devant le motif et chercher à rendre leur impression d'un sujet. Chez Caillebotte, la vision, la composition précèdent, à mon avis, ce travail-là. C'est une peinture très construite et c'est une peinture qui cherche à vous donner une forme d'immédiateté et à bousculer votre manière de regarder. Il va donc chercher des stratégies pour vous faire rentrer dans la peinture, par exemple en coupant des personnages sur les bords de la composition, en décentrant en ses sujet, en vous installant – par exemple dans la Partie de bateau – dans le bateau face au rameur. Ou alors dans la Rue de Paris, vous avez un personnage qui rentre dans la composition avec son parapluie qui est coupé et qui est à la même échelle que le spectateur qui regarde le tableau. Il met donc en place tout un tas de stratégies qui visent à une image rapidement lisible, efficace, qui ménage donc aussi beaucoup de jeux de contrastes – des contrastes de couleurs très forts, des contrastes de formes entre le vide et le plein – et des dynamiques avec des lignes très poussées, des obliques, des diagonales, des perspectives aussi très fortes. Ces stratégies-là, ça lui vient de modèles qui 12 sont autour de lui. Il regarde notamment, évidemment, ce que fait Manet, ce que fait Degas. Degas est très fort dans tous ces aspects. Il regarde probablement aussi l'estampe japonaise dont on sait qu'il avait des exemplaires. Et il regarde aussi la photographie. Nous ne savons pas si lui-même a pratiqué la photographie. Nous ne conservons pas de photographies réalisées par Caillebotte à ce moment-là – peut-être n'ont-elles pas été conservées. Mais il est impensable que Caillebotte n'ait pas regardé l'art de la photographie qui, à ce moment-là, est une technique parmi les plus modernes de son temps. Et donc ce regard nouveau sur le monde, ce regard photographique, évidemment nourrit son travail. Scarlett Reliquet Merci Paul Perrin d'avoir donné envie aux visiteurs d'aller à la rencontre d'une personnalité très attachante, donc empathique et même généreuse, moderne et même visionnaire, je dirais. Paul Perrin Merci beaucoup ! Scarlett Reliquet Vous venez d'entendre Voix d’O, le podcast des musées d'Orsay et de l'Orangerie. Un épisode consacré à l'exposition « Caillebotte. Peindre les hommes », présentée au musée d’Orsay du 8 octobre 2024 au 19 janvier 2025. Aujourd'hui, Scarlett Reliquet, responsable de programmation culturelle et scientifique aux musées d'Orsay et de l'Orangerie, recevait Paul Perrin, conservateur et directeur des collections au musée d’Orsay. Une production du musée d’Orsay, direction du numérique. Retrouvez tous les épisodes sur vos plateformes préférées