Questions à Marina Ferretti Bocquillon et Charlotte Hellman, commissaires de l'exposition « Signac Collectionneur ».

Théo van Rysselberghe
Signac sur son bateau, 1896
Collection particulière
© DR / DR

Pourquoi s’intéresse-t-on particulièrement à la collection de Paul Signac ?

Marina Ferretti Bocquillon – Au XIXe siècle, nombre de collectionneurs s’impliquent dans la défense d’un mouvement artistique. Peintre, Signac s’engage d’emblée pour le néo-impressionnisme. Très actif dans l’organisation d’expositions destinées à faire connaître ses amis « néo », au cœur de l’avant-garde, il acquiert principalement les œuvres de ses contemporains, dont Le Cirque (1891, Paris, musée d’Orsay), véritable testament artistique de Seurat, qu’il fait entrer dans les collections nationales. À Paris comme à Saint-Tropez, il reçoit des artistes et des critiques d’art qui découvrent sa collection, sans oublier les premiers historiens de l’impressionnisme, Julius Meier-Graefe et John Rewald, auxquels il expose ses choix. Son traité D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1899) et sa collection participeront à inscrire le néo-impressionnisme dans l’histoire de l’art. Toutefois, préoccupé par l’avenir de sa fille, le peintre lui lègue sa collection. Ginette Signac vivra en effet de la vente des tableaux, mais en ayant le souci d’en faire entrer beaucoup dans les musées. Les collections du musée d’Orsay et de l’Annonciade à Saint-Tropez doivent beaucoup à ses dons, ainsi qu’à ceux de sa fille, Françoise Cachin, historienne de l’art qui fut le premier directeur du musée d’Orsay.

La Plaine de Saint -Ouen -l'Aumône vue prise des carrières du Chou (Vallée de l'Oise ) Vers 1880, Paul Cézanne
© musée d'Orsay / Patrice Schmidt

Comment Signac a-t-il constitué sa collection ?

Charlotte Hellman – Issu d’une famille aisée, Signac est un artiste et un collectionneur autodidacte. Il a interrompu ses études à seize ans pour la peinture et a conseillé à sa famille, sans succès, l’achat de toiles impressionnistes « au nom de la gloire et de l’or ! » Son premier achat, à vingt ans, est un Cézanne, La Plaine de Saint-Ouen-l’Aumône vue prise des carrières du Chou. Au-delà de son œil avisé, la dimension affective de ses choix est flagrante. Il doit apprécier l’homme autant que l’artiste. Par exemple, Van Gogh témoigne de cette amitié en lui offrant Deux harengs. La rencontre avec Seurat, chef de file des néo-impressionnistes est décisive (sa collection comptera 80 de ses œuvres). Signac, suivi par les peintres Cross, Van Rysselberghe, Angrand et d’autres, est un défenseur infatigable de ce nouveau style pictural, en partie par ses choix militants (13 toiles de Cross dans sa collection). Ses convictions politiques – dreyfusard et anarchiste – ont pu jouer également sur ses enthousiasmes ou ses rejets : il revend Avant le lever de rideau (vers 1885, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art), un chef-d’œuvre de Degas qui est antidreyfusard. Dernière caractéristique : sa curiosité insatiable envers les plus jeunes artistes, en particulier les fauves. Ses modes d’acquisition sont variés : souvent par dons ou échanges, auprès des artistes et des marchands. La galerie Bernheim-Jeune fut une source plus importante d’acquisitions lorsque son ami l’écrivain et critique d’art Félix Fénéon la dirigea. À partir de 1913, ses achats diminuent parallèlement à ses moyens financiers car Signac entretient deux foyers après avoir quitté son épouse Berthe pour Jeanne Selmersheim-Desgrange, dont il a une fille. La continuation de sa collection devient alors un moyen de mettre cette enfant à l’abri.

Deux harengs, Vincent Van Gogh (1853 -1890)
© musée d'Orsay / Patrice Schmidt

Quelle place cette collection tient-elle dans sa formation de peintre ?

Marina Ferretti Bocquillon – Pour un peintre, regarder les travaux des autres, c’est une façon d’apprendre et de se confronter à différentes approches esthétiques. C’est en observant les œuvres des impressionnistes et en peignant sur le motif que Signac a appris son métier. Ses premières acquisitions sont, sans surprise, signées Manet, Cézanne, Pissarro ou Guillaumin, signe de révérence à ceux qu’il admire. Collectionner offre la possibilité d’une étude quotidienne des tableaux et permet d’approfondir l’analyse des procédés techniques de leurs auteurs. Copier les chefs-d’œuvre du Louvre a longtemps été un exercice recommandé aux élèves de l’École des beaux-arts et Seurat lui-même a laissé de très belles copies de dessins d’Ingres ou de Michel-Ange. Adolescent, Signac est surpris dans l’exercice du croquis d’après un Degas accroché aux cimaises de la quatrième exposition impressionniste ; cela lui vaut d’être expulsé par Gauguin qui l’invective : « On ne copie pas ici, Monsieur.» À l’inverse de nombre de ses contemporains, Signac ne copiera plus et ne se soumettra pas à une tradition qu’il juge académique et stérilisante. Mais le profond intérêt qu’il porte aux dessins, aux études et aux esquisses peintes à l’huile par Seurat est bel et bien révélateur d’une curiosité et d’une admiration toutes professionnelles.

Maximilien Luce (1858 -1941)
L’Échafaudage, dit aussi Le Drapeau rouge, étude pour l’affiche La Bataille syndicaliste, 1910
© Roubaix, La Piscine - Musée d’art et d’industrie André Diligent / Alain Leprince

Qu’est-ce que le Salon des Indépendants, et pourquoi fut-il si important dans la carrière de Signac ?

Charlotte Hellman – Né en 1863, année du scandale du Salon officiel (le jury ayant refusé 3 000 œuvres, Napoléon III accorda un Salon des Refusés), le jeune Signac est, à la fois comme peintre et collectionneur, hostile à l’art académique qui domine encore dans l’espace public. En 1884, il se joint donc naturellement à l’appel d’un groupe d’artistes, refusés par le jury du Salon ou refusant de s’y soumettre, qui organise dans un baraquement de la cour des Tuileries le premier Salon des Artistes indépendants. À partir de cette date, Signac participera activement à chaque exposition annuelle, et deviendra président de la Société des artistes indépendants en 1908. La devise « Sans jury ni récompense » correspond parfaitement à son tempérament anarchiste et, presque jusqu’à sa mort, cette fonction comportant de nombreux aspects administratifs l’occupera intensément. Constatons qu’il a plutôt bien accompli sa mission, puisqu’avant 1914, les Indépendants auront exposé Cézanne, Matisse, Bonnard, Marquet, Denis, Vallotton, Braque, Derain, Chagall, Kandinsky… Ce double emploi de théoricien et d’animateur d’expositions se reflète aussi dans sa collection par la présence conséquente d’œuvres d’artistes plus jeunes que lui. Signac est ainsi resté près de trente ans au service des nouveaux talents auxquels il aspire à donner une chance, même s’il ne les comprend pas toujours. Cette curiosité incessante, à l’affût de ce que font les générations suivantes, est vraiment sa marque ; elle coïncide avec un tempérament de « passeur», qui rappelle le rôle que Pissarro et d’autres avait joué pour lui.

Pourquoi les figures de Signac et de Seurat sont-elles aussi étroitement associées lorsque l’on évoque le néo-impressionnisme ?

Marina Ferretti Bocquillon – Quand les deux peintres se rencontrent en 1884, tout les sépare. Seurat, formé à l’École des beaux-arts, admire Ingres, dessine remarquablement et expose une toile aux tons mats, Une baignade à Asnières (1883-1884, Londres, National Gallery), inspirée de l’art de Puvis de Chavannes. Plus jeune, Signac est autodidacte, aime par-dessus tout les œuvres de Monet et peint à la manière impressionniste des paysages dont la vivacité chromatique est d’emblée remarquée. Mais, tous deux sont en quête d’un langage neuf, propre à transcrire la vie moderne, et se lient d’amitié. Ils visitent ensemble les expositions et s’intéressent aux théories scientifiques d’Eugène Chevreul et de Charles Henry sur la perception de la couleur. Quand Seurat achève sa grande toile, Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884-1886, Chicago, The Art Institute) en la ponctuant de petites touches régulières de couleurs pures, Signac adopte aussitôt cette technique du mélange optique qui amène l’œil du spectateur à recomposer lui-même une teinte à partir des points de couleurs posées sur la toile. Bientôt baptisé « néo-impressionnisme », ce nouveau mouvement se diffuse dès lors rapidement. Quand Seurat disparaît brutalement en 1891, c’est Signac qui prend en charge l’avenir du mouvement, tout en faisant évoluer sa technique par l’emploi d’une touche plus large et un usage plus libre de la couleur.

Georges Seurat (1859 -1891) La Seine à Courbevoie 1885
© musée d'Orsay / Patrice Schmidt

Sait-on comment Signac avait choisi d’accrocher les œuvres de sa collection dans ses différentes résidences ?

Marina Ferretti Bocquillon – L’accrochage de la collection Signac (près de 400 tableaux, dessins, gravures, sculptures et céramiques) évolue selon les acquisitions et les déménagements, mais l’inventaire après décès donne une idée précise de son dernier état. La collection était répartie dans les différentes résidences de l’artiste. À Paris, Signac occupe plusieurs domiciles successifs. Les œuvres de Seurat dominent dans l’appartement du Castel Béranger (immeuble Art Nouveau de Guimard), laissé, avec l’essentiel des meubles et des tableaux, à Berthe Signac en 1912. Après la guerre, les peintures de Cross et les dessins de Degas ou de Jongkind sont les plus nombreux dans l’appartement de Saint-Germain-des-Prés où il s’installe avec sa compagne Jeanne. Plus modeste, une maison baptisée Les Maraniousques est louée à Viviers, sur les rives du Rhône. Elle est aménagée de façon spartiate, tout comme la maison de pêcheur acquise en 1931 à Barfleur où figurent surtout des gravures d’après Vernet (peintre du XVIIIe siècle, connu pour ses Vues des ports de France). L’accrochage le mieux documenté reste celui de la salle à manger de la villa La Hune à Saint-Tropez où, en 1905, Signac réunit Luxe, calme et volupté de Matisse, un tableau divisé (traité selon le principe de la touche divisée des néo-impressionnistes), Femmes au bord de la mer, une grande toile pré-fauve de Valtat et L’Air du soir de Cross. Matisse s’étant inspiré du tableau de Cross pour peindre Luxe, calme et volupté, Signac souligne par cet accrochage la filiation qui du néo-impressionnisme mène au fauvisme, caractérisé notamment par sa puissance chromatique et sa simplification des formes.

Henri-Edmond Cross
L'Air du soir, vers 1893
Musée d'Orsay
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Signac possédait-il des œuvres d’artistes qui ne correspondaient pas toujours à ses goûts ?

Charlotte Hellman – Le goût de Signac est d’abord formé par son admiration pour les impressionnistes qu’il a collectionnés, avant de devenir le militant que l’on sait du néo-impressionnisme et en particulier de l’art de Seurat et de ses pairs, puis de ceux qui ont, à sa suite, continué d’explorer l’expression de la couleur pure, comme Matisse, Camoin, ou encore Marquet. Il est en revanche plus surprenant de trouver chez lui des œuvres d’artistes qui semblent a priori aux antipodes de cet univers, comme Le Centaure tirant à l’arc (collection particulière) de Redon, dont le fusain à la fois sombre et onirique peut surprendre chez cet homme rationaliste, et de surcroit peu réceptif au symbolisme. Mais les deux hommes étaient amis et ont exposé ensemble. Vuillard et Roussel, à première vue, n’avaient rien pour lui plaire. Signac jugeait même au départ leurs œuvres « boueuses »; pourtant ils comptent parmi ses tout proches, et cette complicité l’aidera aussi à mieux comprendre leur travail. À ce titre, la collection constituée par Signac montre bien que les catégories « Nabis », « symbolistes », «fauves » ne sont pas si étrangères les unes aux autres car ces artistes se connaissaient et échangeaient en permanence à propos de leurs recherches.