Gardez-vous le souvenir de votre première visite au musée d’Orsay ?
Pour tout vous dire, pas du tout. Plusieurs visites se mélangent dans ma mémoire, autour de mes vingt ans. Mais je crois aussi que ces premières visites furent beaucoup moins importantes que celles des dix dernières années, où il me semble avoir approché de plus près ce que c'est que peindre vraiment, dans toute l'épaisseur du geste. Je dirais même, dans tout son isolement. Orsay, c'est d'abord ça, non ? La peinture devenue peinture.
La rencontre à laquelle vous participez est en lien avec l’exposition « Manet / Degas » : avez-vous une préférence pour l’un des deux peintres ? Pourquoi ?
Question délicate. Disons que je m'identifie plus volontiers à Degas mais que je crois que Manet est plus ample, de sorte que je l'admire plus. Attendu qu'on rêve toujours ce qu'on n'est pas, je peux facilement envier le caractère solaire, un peu ogre, de Manet, sa capacité à fabriquer un monde en peinture, au sens où Cézanne pouvait parler de la vérité « en peinture », mais aussi au sens où il peut phagocyter la réalité, la préempter pour la déplacer sur la scène de la peinture. De l'autre côté, la fragilité, l'inquiétude qui se dégage des tableaux de Degas me sont plus familières et presque, je dirais, plus fraternelles. Aussi, selon l'humeur des jours, selon que je pense la peinture comme un idéal de santé lumineuse ou au contraire comme une longue plainte plus sombre et plus timide, je prête plus ou moins à l'un ou l'autre le sentiment de l'idéal.
Quelle œuvre vous touche plus particulièrement dans la production de Degas ?
Je ne serai pas très original. Le tableau qu'on appelle communément Le viol (voir l'œuvre dur le site du Philadelphia Museum of Art) emporte toute mon adhésion. Sans doute parce que c'est le plus romanesque, le plus dostoïevskien, en même temps que celui qui semble découvrir au plus violent la scène psychique de Degas : ce sentiment d'effraction et de faute monstrueuse, qui est, je crois, la manière dont Degas peint. Degas est à l'évidence un grand psychologue, pour cause de tourments intérieurs, de tourbillon névrotique. Il se sauve et se détruit en même temps par la peinture. Et ce tableau le dénonce dans cette ambiguïté.
À l’instar de ces deux artistes, entretenez-vous une relation singulière avec un autre écrivain ? Cette relation aide-t-elle, influence-t-elle votre travail ?
Oui tout à fait. En fait cela vaut de plusieurs écrivains amis que j'admire, et qui me font polariser l'écriture un peu de la même manière : je les vois comme je vois Manet, pleins de désir et de matière, tandis que je me perçois plus timoré, plus en butte à négocier comme il faut ma relation à la réalité. Je crois que j'admire d'abord leur vitalité littéraire, leur capacité à métaboliser la matière.