Première série
Poèmes I à VI
I. GÉNÉRATION DIVINE
À l'instant qu'a choisi la sagesse infinie,
Le néant vaincu cède et fait place à la vie :
De l'abime entr'ouvert, sombre et silencieux,
Une âme humaine monte à la clarté des cieux ;
Et le Dieu créateur, d'une ineffable ivresse,
À tressailli lui-même, et sur son cœur il presse
Comme un père l'enfant que son souffle a formé,
ET QUI S'EST SENTI VIVRE EN SE SENTANT AIMÉ.
Salut, nouveau venu, qu'élève au rang de l'être
Le triple don d'aimer, de vouloir, de connaître !
Que votre voix se joigne aux célestes concerts ;
Elle manquait pour Dieu dans l'immense univers !
Contemplez, abrité sous l'ombre de ses ailes,
Du Bien, du Beau, du Vrai les sources éternelles ;
Car l'Idéal, pour vous un moment dévoilé,
Bientôt va s'obscurcir ; il faut, pauvre exilé,
Il faut, quittant le ciel, que votre ange vous mène
Par ce chemin où doit passer toute âme humaine ;
Libre de mériter, à l'heure du retour,
Un arrêt sans appel de colère ou d'amour.
Quels destins vous fera l'épreuve de la terre ?
Nul n'en sait rien, sinon que l'épreuve est austère,
Que le bonheur pour l'homme est un fruit défendu,
S'il ne veut pas pleurer le ciel deux fois perdu.
II. LE PASSAGE DES ÂMES
De l'Ange gardien la mission commence.
Dieu lui donne, il emporte en ses bras, endormi
Celui dont il sera le conseil et l'ami ;
Dans l'espace il s'élance.
Plus rapide en son vol que l'ouragan fougueux
Qui soulève les mers et tourmente les nues,
Il plane hardiment, les ailes étendues,
Sur l'océan des cieux.
Il voit croître et s'enfuir par centaines de milles,
Planètes et soleils aux disques enflammés,
Que sur les flots de l'air le Seigneur a semés
Comme d'immenses îles.
On dirait, à les voir, de rapides coursiers
Tout prêts à s'égarer dans les champs sans limite,
S'ils n'étaient, d'un bras fort, retenus dans l'orbite
Des célestes sentiers.
Astres qui gravitez, malgré l'ombre et le vide,
Vous devez moins que nous vous tromper de chemin,
Troupeau sans liberté, pouvez-vous fuir la main
Du pasteur qui vous guide ?
L'esprit a salué leurs anges protecteurs,
Et ceux qui, comme lui, garderont sous leur aile
L'âme humaine, fardeau plus lourd et plus rebelle,
Et qui semblent rêveurs.
D'autres vont recueillant pleurs et cris de détresse,
Que d'iniques pouvoirs bravent insolemment ;
Braveront-ils aussi du juge tout-puissant
La force vengeresse ?
Voici le défilé, pâle et silencieux,
Des âmes que la mort de la terre délivre ;
De l'immense inconnu le redoutable livre
S'entr'ouvre sous leurs yeux.
Tremblantes, elles vont où leur ange les mène,
Les pousse quelquefois, vers le seul Tribunal
Qui sait juste la part et du bien et du mal
Qu'enferme une âme humaine.
Sans erreur, sans appel, il va dicter leur sort ;
Elles semblent déjà le pressentir d'avance
À ce vol inégal comme leur espérance,
Au sortir de la mort.
Ainsi sous le ciel gris, dès que l'hiver arrive,
De nos champs désertés pour des climats meilleurs.
Nous voyons émigrer des oiseaux voyageurs
La troupe fugitive.
Quel est donc ce géant et ce vautour cruel
Qui lui ronge le cœur ? En vain il le dépèce :
Sans cesse dévoré, le cœur renaît sans cesse
Pour souffrir immortel.
Tout autour, envieux de cette horrible proie,
Rôde un cercle hideux, groupe de noirs esprits ;
Dans leurs yeux sans rayons et sur leurs fronts proscrits
Passe un éclair de joie.
Esprit du mal, mystère où nul n’a vu le jour,
Que vous a donc fait l'homme ? Il lui suffit de naître ;
Vous êtes son tourment, son partage peut-être,
Son ennemi toujours.
L'ange poursuit encore, et la sombre atmosphère
S'emplit d’un bruit croissant de plaintives clameurs.
C'est le globe maudit, c'est le séjour des pleurs.
L'ange a touché la terre.
III. L'ANGE ET LA MÈRE
Que la paix du Seigneur repose
Sur cette mère et son trésor,
Et que sur leur paupière close
Elle verse des songes d’or !
Enfant, dormez, pour vous je prie,
Et dois veiller avec amour, Afin qu'au terme de la vie
Vous bénissiez ce premier jour.
Hélas ! combien de fois l’aurore
Qui brille à l’orient vermeil,
Doit-elle se lever encore,
Avant votre dernier réveil !
Combien de fois les taches sombres,
Qui naissent d’un limon impur,
Terniront-elles de leurs ombres
Ce lac aujourd'hui tout azur.
Loin des sentiers de la patrie,
L'homme, voyageur égaré,
Cherche en vain la source infinie
Dont il fut ailleurs enivré.
Oubliant la patrie absente,
Il suit le nuage trompeur
Où sous une forme enivrante
Il voit le rêve de son cœur.
Mais bientôt l'idéale image,
Du ciel imparfait souvenir,
S'évanouit comme un nuage,
Dans la main qui croit le saisir.
L'âme d'un trait mortel blessée,
Ne peut plus reprendre son vol.
Pauvre oiseau, qui, l'aile cassée,
Se traine sanglant sur le sol.
Vous seul savez, mon Dieu, quels dangers, que d'alarmes
Menacent votre enfant ; et, si j’ose trembler,
Pardonnez-moi, vous seul pouvez compter les larmes
Qui de ses yeux doivent couler.
Pitié pour lui, Seigneur, et pour ce cœur de mère
Plein d'un amour si saint, et si fort et si doux !
Cet amour n'est-il pas lui-même une prière,
La plus éloquente pour vous ?
Mais votre juste main a pesé la mesure
Des douleurs qu'ici-bas tout homme doit porter ;
Pour accomplir la loi de sa noble nature,
Il faut souffrir pour mériter.
Des ombres du présent tout l'avenir s'éclaire,
Ce n'est point un vrai mal, le mal qui peut finir ;
Car vous êtes, Seigneur, bien moins juge que père ;
Si vous frappez c'est pour bénir ;
Pour que l'homme vous cherche, en vous seul qu'il espère,
Et, qu'aimant et soumis, il vous rende son cœur,
Trop longtemps égaré, sur cette triste terre,
À la poursuite du bonheur.
IV. LE PRINTEMPS
Le soleil, maître de la vie,
Verse ses rayons les plus doux ;
Il dit à la terre engourdie :
C'est le printemps, réveillez-vous !
J'ai déchiré le voile humide
Qui glaçait votre sein avide
De subir mes regards de feu ;
Qu'attendez-vous, plantes frileuses ?
Levez vos têtes paresseuses,
Regardez-moi dans le ciel bleu.
Fils d'Adam, la terre est parée,
Éveillez-vous à votre tour,
L'Éden est de peu de durée,
Vous aussi le saurez un jour !
Alors en vain le soleil donne
Au printemps sa blanche couronne,
À l'été sa riche splendeur,
S'il ne reste plus dans votre âme
L'essor, le rayon et la flamme,
La foi, la grâce et la fraîcheur.
Venez, l'aubépine est fleurie,
Cueillez-en le premier rameau ;
Courez léger sur la prairie,
Comme l'hirondelle sur l'eau.
Insecte, oiseau, brise odorante,
Tout vit, brille, bourdonne ou chante,
Vous caresse et vous fait sa cour ;
Le bouton d'or vers vous se penche
Et les yeux bleus de la pervenche
Vous regardent avec amour.
De ces fleurs à peine amassées
Quoi ! vous allez vous dessaisir !
Vos mains sont-elles donc lassées ?
Déjà changez-vous de désir ?
Du papillon l'aile azurée
Serait bientôt décolorée,
Il périrait entre vos doigts ;
Pendant que, libre en son caprice,
Il visite chaque calice,
Écoutez cette douce voix :
« Viens ici, les fleurs sont plus belles,
Les oiseaux plus brillants encore
Semblent en secouant leurs ailes
Semer l'azur, la pourpre et l'or.
Suis-moi jusque sur la colline,
Et, sous le bois qui la domine,
Nous trouverons d’autres sentiers ;
En les suivant dans notre course,
Peut-être verrons-nous la source
Du ruisseau qui coule à nos pieds. »
Et, joyeux, vous allez les suivre,
Et, quand vous serez de retour,
Vous aurez le sens de ce livre
Dont chaque feuille marque un jour.
Du moins, malgré la voix si douce,
Sur l'herbe fraîche et sur la mousse,
Un moment cherchez un abri ;
Enfant, plus vous marcherez vite,
Plus tôt vous verrez la limite,
Où finit le sentier fleuri.
V. SOUVENIR DU CIEL
Lorsqu'arrive le soir, l'enfant lassé repose
Près du lit maternel sa tête blonde et rose ;
Et les songes, amis du paisible berceau,
D'un monde merveilleux écartent le rideau.
Dans une vaste plaine, au bord d’un fleuve, il rêve
Qu'il marche tout joyeux, ramassant sur la grève
Coquille et diamant, dont le prisme changeant
Luit dans le sable d’or en clairs reflets d'argent ;
Pendant que le soleil, qui sur les eaux décline,
Jette un dernier regard à la ville voisine,
Que les vitres en flamme et les toits, empourprés
D'une étrange splendeur, brillent transfigurés.
Tout à coup il entend comme un battement d'ailes,
Il écoute, il regarde : à surprises nouvelles !
Des anges radieux aux doux yeux, au front pur,
Passent en se jouant dans le limpide azur.
Quel sourire divin sur leur bouche divine,
Sous leurs cheveux flottants quand leur beau col s'incline,
Sur le front d’un enfant qui, pour être embrassé,
Leur sourit à son tour entre leurs bras bercé !
Ainsi la rose en fleurs sur le bouton se penche,
Quand, au vent du matin, la verdoyante branche
Qui porte avec orgueil le couple gracieux,
Se balance légère en les berçant tous deux.
Des chants d'une harmonie inconnue à la terre,
S'élèvent dans les airs, voilés, pleins de mystères,
Comme ces bruits confus que la brise parfois
Murmure en soupirant à l'ombre des grands bois.
Les célestes accents se croisent, se confondent
Et s'appellent entr'eux ; des harpes leur répondent.
Comme des lis semés sur la pourpre des rois,
Les belles notes d'or brillent entre les voix.
Ou tel, lorsqu'apparaît dans le ciel d'un bleu sombre
L'astre aux rayons d'argent, des étoiles sans nombre
Le chœur brillant l'entoure, et leur vive lueur
Scintille à ses côtés, sans ternir sa blancheur.
L'enfant seul délaissé, d'une oreille ravie
Écoute, puis soupire, et d’un œil plein d'envie
Il regarde, il implore, en leur tendant les bras,
Les groupes bienheureux qui ne l'entendent pas ;
Qui, tels que des oiseaux, tantôt rasent la terre,
Dans l'ombre disparus, tantôt à la lumière
Émergeant tout à coup, reparaissent au loin,
S'entr'ouvrant dans la nue un splendide chemin.
Que ne peut-il, comme eux emporté dans l'espace,
Atteindre dans son vol le nuage qui passe,
Le mettre sous ses pieds comme un échelon d'or,
Et de là vers les cieux reprendre son essor !
Mais plus grands sont les vœux, plus les efforts stériles.
De ses yeux abaissés sur ses pieds immobiles,
Des pleurs de désespoir commençaient à couler,
Quand d’une voix connue, il s'entend appeler :
« Que de tes pleurs amers la source soit tarie ;
Vois-tu l'enfant Jésus et la Vierge Marie ?
Ils te consoleront. En s’approchant de nous
Comme ils semblent sourire !... à genoux, à genoux ! »
À peine ont-ils fléchi que, grâce inespérée !
Comme d'un corps mortel une âme délivrée,
Fleuve, grève, gazon, sous ses pieds semblent fuir,
Et, d'un vol qui s'accroît au gré de son désir,
Il monte vers le ciel... mais, hélas ! même en rêve,
Le bonheur s'entrevoit et jamais ne s’achève ;
Des êtres lumineux la vision s'enfuit,
Et l'enfant reste seul dans la profonde nuit.
VI. LE TOIT PATERNEL
Ami, retirons-nous, l’orage me fait peur !
Nous avons bien à temps soustrait à sa fureur
La primevère rose et le rosier si frêle ;
Sous les coups redoublés du vent et de la grêle,
Pour un moment d'oubli, nous aurions vu périr
Leurs boutons qui, ce soir, commençaient à s'ouvrir.
— Laisse-moi contempler cet immense nuage,
Étendant sur le ciel ses bras démesurés,
Et l'éclair tout à coup se livrant un passage
Dans ses flancs déchirés.
As-tu vu resplendir d’un éclat éphémère
Les toits, les hauts clochers, les vieux murs de l’enclos ?
Fantômes évoqués par un coup de tonnerre,
Rentrez dans le chaos !
— Je n'ai vu, je n’entends que la foudre qui tombe
À quelques pas de nous ; cette effroyable trombe
Ne finira donc point. Daignez de tout malheur Préserver,
Ô mon Dieu, le pauvre voyageur !
— Le ruisseau, ce matin, selon notre coutume,
Passé sur des cailloux jetés dans le courant,
Roulant hors de son lit des flots blanchis d'écume,
Mugit comme un torrent.
Le grand chêne gémit en secouant la tête ;
Comme un cheval rétif sous l'éperon cabré,
Il se débat en vain aux coups de la tempête
Qui le courbe à son gré.
— Ami, rapprochons-nous de la lampe qui brille.
Autour d'elle déjà s'assemble la famille ;
Et grand’mère, qui lit la Bible chaque soir,
Nous fait, pour écouter, signe de nous asseoir. —
LECTURE (Psaume XLIII)
Qu'est-ce que l'homme, ô Dieu, pour que votre pensée
Du haut de l'infini descende jusqu'à lui,
Lui, cette ombre d'hier au matin effacée
Quand le soleil a lui ?
Si, des cieux abaissés, vous marchez solitaire,
Sur ces monts escarpés que l'homme n'atteint pas
Il suivra plein d’effroi, sur leur fumant cratère,
La trace de vos pas.
Car, devant vous, Seigneur, sur leurs bases tremblantes,
Sentant fléchir l'orgueil de leurs sommets altiers,
Comme un lion vaincu, les montagnes géantes
Se couchent à vos pieds.
Étendez sur les eaux votre bras secourable !
Le flot monte toujours, il va me submerger.
Délivrez-moi, Seigneur, de la serre implacable
Des fils de l'étranger !
Leur langue est un serpent dont de venin s'attache
À souiller sans pitié l’homme au cœur droit et pur ;
Le crime a dans leurs mains une arme qui se cache
Pour frapper à coup sûr.
Que de mon cœur brisé s'exhale la prière,
Comme les saints parfums que brûle l’encensoir,
Comme l'odeur des pins qui monte de la terre
Sur les ailes du soir !
Heureux qui peut ainsi-songer à son enfance.
Sans y trouver mêlés ces longs jours de souffrance,
Où, fermés dans les murs d’une étroite prison,
Contemplant tristement un lambeau d'horizon,
Nous suivions du regard moins que de la pensée,
De quelque arbre lointain la cime aux vents bercée,
L'oiseau qui parcourait les champs libres des cieux,
Et nous sentions bientôt des pleurs mouiller nos yeux !
Dans le sol maternel profondément fixée,
Heureuse mille fois la plante délaissée
Que le savoir cruel du fer éducateur
N'aura pas dépouillé de sa jeunesse en fleur.
Elle aspire à longs traits sous sa robuste écorce
La sève qui fera sa durée et sa force ;
Et ses rameaux féconds, sans être mutilés,
Ou contre un triste mur, tordus, écartelés,
Sans factice chaleur qui la hâte et la tue,
Donneront à leur jour la récolte attendue.
Heureux qui vit le jour loin des sombres cités,
Où, nomade habitant de leurs murs détestés,
Il faut, à chaque fois qu'on transporte sa tente,
Abandonner des siens la poussière vivante,
Tant de chers souvenirs qui, pour jamais perdus,
De ceux que nous aimions ne nous parleront plus !
Heureux qui peut revoir sous le toit de son père
La place encore intacte où reposait sa mère,
Quand ses regards éteints et sa mourante voix
S'adressèrent à lui pour la dernière fois !
Là, du moins, des aïeux les tombes vénérées
Dans la foule des morts ne sont point égarées.
Sous les arbres grandis que leurs mains ont plantés,
À l'ombre des rameaux par le fer respectés,
S'il sent du doute en lui peser la nuit obscure,
De ceux qui l'ont quitté la mémoire si pure,
Le visage à la fois austère, calme et doux,
Apparaissent vivants ; et tombant à genoux,
La pensée élevée au-delà de la terre,
Il donne un libre cours aux pleurs, à la prière,
Et retrouve, en ouvrant ces deux sources du cœur,
Un peu de cette paix qui ressemble au bonheur.
Poèmes VII à XII
VII. LE MAUVAIS SENTIER
LES ENFANTS
Que nous veulent, mon Dieu, cette vieille en colère
Et ces hommes vêtus de noir ?
J'ai peur, car il me semble voir
Que de leurs yeux sur nous tombe un regard sévère.
LA VIEILLE
— Enfants, d’où venez-vous ? où courez-vous ainsi ?
Et qui vous a permis de passer près d'ici ?
LES ENFANTS
— Pitié pour la peine cruelle
De deux pauvres enfants qui, depuis ce matin,
Loin de la maison paternelle,
Ne peuvent, dans la nuit, retrouver leur chemin !
LA VIEILLE
Ce n'est pas le côté par où ce chemin passe,
Au contraire, car plus on s'approche de nous,
Plus il est malaisé d'en retrouver la trace.
Mais le cas est prévu par intérêt pour vous.
Chez nous est votre place ; enfants, nul n’a licence
Sans notre bon plaisir de gravir ce sentier,
Dont chaque degré marque un pas dans la science.
C'est un beau privilège et nous l'avons entier.
Félicitez-vous donc de votre heureuse chance,
Car puisque tôt ou tard vous nous seriez rendus,
Il n'était rien de mieux que de prendre l'avance.
LES ENFANTS
Mais, nous vous l'avons dit, nous nous sommes perdus.
LA VIEILLE
Alors, contez-moi donc toute votre aventure.
LES ENFANTS
Nous cherchions les champs, la verdure,
Ils étaient ce matin si beaux ;
Car l'orage avait de ses eaux
Ravivé leur fraiche parure.
À peine aussi nos yeux ouverts
Virent-ils l'aube souriante
Qui chassait l'ombre décroissante
Sur l’émeraude des prés verts,
Nous franchîmes d’un pas rapide
Le verger clos de ses vieux murs,
Ramassant les fruits déjà mûrs
Épars sur le gazon humide.
Le jour se levait, rallumant
À sa lueur vive et rosée,
Dans chaque goutte de rosée,
L'étoile éteinte au firmament.
Mille fleurs fraîches et vermeilles
Paraient les plus humbles sentiers,
Et les oiseaux plus familiers
Oubliaient qu'ils avaient des ailes.
Tout était chants, parfums, rayons,
Échangés du ciel à la terre ;
Le front baigné dans la lumière,
Joyeux, en marchant, nous disions :
Chantez, matinale alouette,
Chantez votre douce chanson ;
Sur votre nid, dans le buisson,
Dormez en paix, pauvre fauvette !
À moitié cachés dans les blés,
Gais moissonneurs, liez vos gerbes :
Égarés dans les hautes herbes,
Troupeaux, mugissez ou bêlez !
Et nous marchions toujours ; et dans les cieux limpides
L'ardent soleil montait. Les heures sans pitié
Avec lui s'enfuyaient ; et leurs ailes rapides
Avaient de ce beau jour emporté la moitié.
Nous cherchions dans les bois l'ombre partout absente.
Sur la mousse où, lassés, nous vînmes nous asseoir,
Aux framboisiers de pourpre, à la fraise odorante,
L'airelle mêlait son fruit noir.
D'autres plantes sans nombre aux formes inconnues,
Nous montraient à l’envi leurs fleurs, leurs fruits nouveaux,
Et devant nous fuyaient les longues avenues
Qu'ombrage la forêt de ses mouvants arceaux.
L'écureuil s'y jouait, sautant de branche en branche,
De l'érable au fayard, des chênes aux bouleaux
Qu'on reconnaît au loin à leur écorce-blanche,
À travers les sombres rameaux.
Vers un coin du ciel bleu, perçant la voûte obscure,
Les yeux fixés, du vent nous écoutions la voix
Qui s'approche et grandit, puis s'apaise et murmure,
Et va se perdre au loin dans le profond des bois ;
Et nous ne pensions plus que, des monts descendue,
L'ombre à grands pas marchait vers le déclin du jour ;
Du sentier conducteur la trace était perdue,
Quand nous songeâmes au retour.
L'aubépine piquante et le rosier sauvage,
Entrelaçant leurs bras, nous barraient les chemins,
Et faisaient payer cher l'inutile passage
À grand'peine frayé par nos sanglantes mains.
Puis, quand la lune vint, à sa clarté mouvante
Si quelque arbre géant dressait son profil noir,
D'un fantôme on eût dit la tête menaçante
Qui se penchait pour mieux nous voir.
Pitié pour la peine cruelle
De deux pauvres enfants, qui, depuis ce matin,
De la demeure paternelle,
Ne peuvent dans la nuit retrouver le chemin.
LA VIEILLE
Enfants, c'est bien, entrez, ces murs sont ma demeure,
Où je tiens à la fois caserne et garnison.
Défense d'en sortir avant d'atteindre l'heure
Où savamment guéri de toute illusion :
D'idéal et de foi qui séduit et qui leurre,
Nul ne croit plus à rien qu'à sa propre raison.
VIII. CAUCHEMAR
Quand le vent du midi chassant les noirs autans
Apporte avril en fleur sur son aile attiédie,
Et qu'on voit s’agiter comme un souffle de vie,
Ferment générateur où germe le printemps :
La lumière des cieux, trop longtemps éclipsée,
Regarde enfin la terre, et la terre, à son tour,
Émue et souriante à ce regard d'amour,
Va bientôt se parer comme une fiancée.
Le gazon reverdit ; d'enivrantes senteurs
S'exhalent des forêts par l'hiver dépouillées ;
Comme le lait qui monte aux mamelles gonflées,
Sur leurs boutons rougis coule la sève en pleurs.
Du voile transparent de ses feuilles écloses
Le saule des vallons s’est vêtu le premier.
Plus précoces encor, le pêcher, l'amandier
Font pleuvoir sur les prés leurs fleurs blanches et roses.
Mais, trop vite oublié, l’austère vent du nord,
Réveillant tout à coup son haleine endormie,
Vient souffler sur ces fleurs, sur toute cette vie.
Adieu, Printemps ! voici le froid, la nuit, la mort !
L'homme connaît aussi cette heure printanière,
Où tout ce qu'il doit être et qu'il n'est point encor,
Flotte indécis dans l'âme, avant de prendre essor,
Comme au vent du matin une vapeur légère :
Où, semblable au bouquet que l'on cueille en chemin,
Sans souci de son but, sans souci de la route,
L'idée à chaque pas, comme une fleur s'ajoute,
Où les pleurs d'aujourd’hui sont oubliés demain ;
Où nulle passion n'est encore éveillée,
Où nous ne connaissons des nuits que le sommeil ;
Joyeux chaque matin de revoir le soleil,
Qui fait chanter l'oiseau sous la verte feuillée.
Pleine d'enchantements et de chastes attraits,
D'illusions en fleurs et de calme espérance,
Trop courte vision, la céleste innocence
S'asseoit à nos côtés comme un ange de paix.
Jamais de l'idéal plus pur rayon n'arrive,
Que reflété sur nous par l'azur de ses yeux ;
Une onde pure ainsi fait descendre les cieux
Jusqu'à l’'humble gazon que vit croître sa rive.
Mais un souffle étranger, glacial et mortel,
Arrête en son élan cette divine flamme,
Cette aurore du cœur, ce beau printemps de l'âme,
Que fit épanouir le regard maternel.
Ainsi, l'âme languit, des glaces de la tombe
Paralysée, avant les jours d'hiver ;
Ainsi, sans être mûr, se flétrit, meurt et tombe
Le fruit souvent dévoré par un ver.
La chenille s'attaque à la feuille naissante,
Et, dans ses nids, aux rameaux suspendus,
Fourmille un ennemi, dont la faim dévorante
Mène en rampant les bataillons velus.
L'araignée, en son antre, attend, saisit, emporte,
Prise au filet, la mouche aux ailes d'or ;
Comme guette un marchand, sur le seuil de sa porte,
Chaque passant pour grossir son trésor.
Un ennemi plus sûr, plus terrible se cache
Près de l'enfant rieur et confiant,
Et du seuil paternel malgré ses pleurs l'arrache,
Entre ses bras l'emportant tout tremblant.
Ah ! n'est-ce point assez qu'au déclin des années
Souvent plus tôt, nous vienne la douleur,
Sans qu'un spectre hideux, de ses mains décharnées,
Vienne flétrir nos seuls jours de bonheur ?
Faut-il tant de soucis, tant de peines cruelles,
Être fermés vivants dans un tombeau ?
Faut-il au premier jour qu'il essaya ses ailes,
Qu'un fer brutal les coupe au pauvre oiseau ?
Maîtres du Bien, du Beau, saints, héros ou poètes,
Ne pouvons-nous vous rencontrer ailleurs !
Que vous seriez féconds, si vos froids interprètes
Oubliaient moins de parler à nos cœurs,
Si nous n'étions si loin des champs, de la lumière,
Du ciel, enfin, qui vous sut inspirer ;
Si nous n'étions, mon Dieu ! si loin de notre mère,
Que nous saurions bien mieux vous adorer !
Dans une âme d'enfant tout ce qui se remue
De chaud, d'aimant, d'imprévu, de naïf,
S'atrophie ou s'éteint rien qu'à la triste vue
Des sombres murs qui le tiennent captif.
Sur sa bouche épié s'éteint le doux sourire.
Qu'il doive un jour être aigle ou passereau,
On mesure ses pas, jusqu’à l’air qu'il respire :
Il doit subir l'imbécile niveau.
De l'esprit et du cœur la jeunesse s'efface ;
Sur ce front pâle, impuissant, irrité,
Ce que dix ans d'ennui semblent mettre à la place,
Vaut-il jamais tout ce qu'ils ont coûté ?
IX. LE GRAIN DE BLÉ
I.
Voyez ce grain de blé qui, malgré les orages
Ou l'hiver qui sévit,
Faible et fort à la fois, a traversé les âges
Vivant où l’homme vit.
Mais du grain à l’épi sur la terre stérile
Que de rudes labeurs !
Enfants, vous ignorez pour la rendre fertile
Ce qu'il faut de sueurs.
Croyez-vous qu'il suffit du printemps qui l'arrose,
De l'été qui mûrit ?
Sur le ciel même ami que l'homme se repose
Et la moisson périt.
Car l'insolente ortie et la ronce rampante,
Reptile aux mille bras,
Le tenace gramen, l'ivraie envahissante
Ne se reposent pas.
Si tous ces ennemis constamment en révolte
Ne tombent sous sa main,
Qu'elle n'attende pas le jour de la récolte,
Elle attendrait en vain.
La terre est inféconde au bras qui l'abandonne.
En son espoir déçu,
L'homme est coupable seul, car la terre lui donne
Ce qu'elle en a reçu.
II.
Ainsi le bien des biens, notre aliment suprême,
L'auguste vérité,
Que le divin semeur a dans nos cœurs lui-même
Comme un froment jeté,
La vérité ne peut y croître sans culture ;
Quand elle meurt en nous,
N'accusons ni le Ciel, ni l'ingrate nature,
Ni l'ennemi jaloux.
L'ennemi, c'est le vice, aux jours de notre enfance
Par tous les vents jeté,
Et qui prend vite aux cœurs que laissa sans défense
La molle oisiveté.
C'est le bluet frivole et la nielle légère,
Le pavot fier et vain,
Épuisant, pour nourrir leur beauté passagère,
La sève du bon grain.
L'ennemi, c'est nous-même ; en nous, libre, réside
La source de l'effort,
La volonté qui fait, si Dieu l’aide et la guide,
Le cœur droit, le bras fort.
Oui, n'accusons que nous, quand nous semble épuisée
La faveur du Très-Haut ;
Aux bonnes volontés la divine rosée
Ne fit jamais défaut.
Que le champ du travail soit notre âme ou la terre,
Froment ou vérité,
Le sol le plus ingrat a toujours un salaire,
Pour qui l’a mérité.
Et plus, aux jours d'épreuve et de revers funestes,
Le grain en est battu,
Plus belle il portera dans les greniers célestes
Sa moisson de vertu.
III
Ô travail ! sainte loi qui conserve et féconde,
Le Seigneur te bénit !
Par toi la créature au Créateur du monde
Se soumet et s’unit.
Malheur à qui te nie, et devant toi recule !
Le châtiment le suit,
Comme l'arbre maudit que l'on coupe et qu'on brûle
Parce qu'il est sans fruit.
L'homme, en naissant déchu, doit tribut à la terre
Pour être racheté ;
Il s'acquitte par toi. Le travail est le père
De toute liberté.
Si, domptée à son tour, la matière docile
Apprend à le servir,
Une œuvre reste encore, et la plus difficile :
Lui-même à conquérir.
Il se trompe s'il croit au jour de sa puissance
Le repos arrivé ;
Où finit un travail, un plus rude commence
Toujours inachevé.
Des champs de l'idéal s'il veut tenter la route,
Loin d'y trouver la paix,
Il trouve la douleur et bien souvent le doute,
Le but cherché, jamais.
Tout progrès est retard, toute conquête est vaine
Qui ne rendent meilleurs ;
Le bien trouve ici-bas une lutte certaine,
Sa récompense ailleurs.
Que nous sert d'acquérir une gloire impuissante ?
Dans ce monde, fardeau
Déjà lourd à porter, elle est bien plus pesante
Au-delà du tombeau.
Marchons à notre rang, sans orgueil, sans envie ;
Nul n'est grand ni petit.
Qui connaît, pour juger la valeur d’une vie,
Le point d'où l’on partit ?
C'est Dieu qui fait la part des forces qu'il nous donne,
De l'effort qu’à son tour
Chacun fait pour gagner l'éternelle couronne,
Qu'il nous promet un jour.
X. PREMIÈRE COMMUNION
JÉSUS-CHRIST
Purs comme un ciel serein que le matin colore,
Et rayonnants des feux de mon céleste amour,
Venez, mes bien-aimés, marchez comme l'aurore
Jusqu'à l'achèvement du jour.
LES ENFANTS
Ô Seigneur, Ô Jésus, comment ne pas vous suivre !
Pour qui les a connus vos sentiers sont si doux ;
Celui qui près de vous un jour s'est senti vivre
Peut-il vivre un seul jour sans vous ?
JÉSUS-CHRIST
Vous possédez la source où toute soif s'étanche.
Elle se donne à vous pour ne vous quitter plus,
Tant que vous garderez cette tunique blanche,
Chaste vêtement des élus.
LES ENFANTS
Le lis dont Salomon, dans sa magnificence,
Ne pouvait égaler la royale splendeur,
Garde jusqu'à la fin la robe d'innocence
Que vous lui donnâtes, Seigneur.
L'arbre qui croit heureux, sur les bords d'un grand fleuve,
Bien loin d'en détourner son feuillage orgueilleux,
Se penche avec amour sur l'onde qui l'abreuve
Et l’aide à monter vers les cieux.
Du bras qui les conduit, de la main qui les sème,
Les troupeaux et les champs reconnaissent les soins ;
Pour vous, Seigneur et Roi, qui vous donnez vous-même,
Ingrats, pourrions-nous faire moins ?
JÉSUS-CHRIST
Oui, la terre et les cieux, et toute créature
Ne savent, à mon nom qu'obéir, adorer ;
Et l'homme, à qui des biens j'ai comblé la mesure,
L'homme seul ose murmurer.
Quand des plus égarés un seul rentre en ma voie,
Si du moins tous pouvaient regarder dans mon cœur,
Peut-être seraient-ils plus touchés de ma joie
Qu'ils ne l’étaient de ma douleur.
Enfants, consolez-moi, si mes faveurs divines
Ne reçoivent souvent que l'opprobre et l'affront,
Vos innocentes mains écartent les épines
Qui couronnent encor mon front.
LES ENFANTS
Pitié pour les pécheurs ! si grande est la souffrance
Pour l'enfant qui d'un père outragea la bonté,
Et fuit loin d’un regard qu'il sait par son offense
Avoir justement irrité.
Peut-être il fut un jour qu'ils appelaient leur mère,
La couvrant de baisers qu'elle ne rendait pas,
Puis ils ne virent plus celle qui sur la terre
Aurait guidé leurs premiers pas.
Si tous vos dons, Seigneur, racontent votre gloire,
Les monts, les bois, les fleurs et la splendeur du jour ;
Une mère fait plus : son amour force à croire
À la grandeur de votre amour.
JÉSUS-CHRIST
Enfants, la main de Dieu ne délaisse personne ;
Sur sa bonté que tous se reposent en paix ;
Ma main hier fermée, aujourd'hui s'ouvre et donne,
Plus libérale que jamais.
De vos cheveux pas un sans mon vouloir ne tombe,
Chaque plume est comptée à l’humble passereau ;
Tout être est mon enfant, et surtout si la tombe
L'a fait orphelin au berceau.
Qu'il soit seul, entouré de dangers et d'alarmes,
Plus il est loin de tous, plus je suis près de lui :
Mon cœur porte le sien, il pleure avec ses larmes,
Et reste son plus sûr appui !
Pour vous, quand finira de vos jeunes années
Le matin souriant, quand il faudra souffrir,
Si votre âme devient comme ces fleurs fanées
Qu'un vent desséchant fait périr :
Aux sources d'ici-bas, si votre lèvre avide
Veut se désaltérer, et si, bientôt lassés,
Vous sentez croître en vous la soif d'amour, le vide
Que mon absence avait laissés :
Que ce jour si rempli de grâce et de prière,
Resté comme un parfum au fond de votre cœur,
Vous ramène vers moi, moi qui suis le bon père
Et le divin consolateur.
Mais, fidèles et bons, qu'auprès de vous s'approche
Quelque être par le vice ou le doute abattu,
Ah ! ne lui faites pas par un cruel reproche
Sentir comme un poids la vertu.
Vertu sans charité, c'est un oiseau sans aile,
Une semence au cœur impuissante à germer :
Ayez la charité qui fait la vertu belle,
Car sa beauté la fait aimer.
Par amour de Jésus, enfants, pour qu'on vous aime,
Afin qu'à vous, à tous, beaucoup soit pardonné,
Aimez, aimez ! car plus vous donnez de vous-même,
Plus au ciel il vous est donné.
XI. VIRGINITAS
LE LIS
Enfants, joyeux de voir s’ouvrir
Mes fleurs si simples et si belles,
Épanouissez-vous comme elles,
Et gardez-vous de les flétrir !
De ces bois, où dans le silence
J'ai pu grandir et me cacher,
Vous ne voudrez point arracher
Mon humble tige sans défense.
Aussi, sans en être troublé,
De vos lèvres je sens l'étreinte,
Car votre bouche est pure et sainte,
Et votre front immaculé.
De l'innocence protectrice,
Nous avons tous trois la candeur :
Et je la vois dans votre cœur
Aussi blanche qu'en mon calice.
Pour vous, il garde avec amour,
Comme une coupe virginale,
Les pleurs que l'aube matinale
Y verse pour les feux du jour.
Restez près de moi, je vous aime
Comme vous aimez ma fraîcheur ;
Pour vous, comme pour toute fleur,
Sachez que la source est la même ;
Elle ne cesse de couler
Sur cette hauteur solitaire,
Où des souillures de la terre,
Rien ne peut venir se mêler :
Où, pendant que les cités mornes
Dorment dans un épais brouillard,
Du soleil le premier regard
Me vient de l'horizon sans bornes.
Dans sa chaude splendeur il luit,
Pendant que des vapeurs malsaines :
Prolongent encor sur les plaines
Le froid et l'ombre de la nuit.
Le soir, sur les monts d'un bleu sombre,
Quand son disque rouge est posé,
Et semble un navire embrasé
Qui dans l'Océan lointain sombre ;
Sa lueur qui m'éclaire encor
Fait sur ma corolle d'opale,
Comme une couronne royale,
Briller mes étamines d'or.
Non moins dorée à sa lumière,
Autour de vos fronts radieux,
Je vois flotter de vos cheveux
L'auréole blonde et légère.
Ne redoutez point d'ennemis,
Ici tout m'aime et me respecte :
La bête fauve et l'humble insecte
Sont inoffensifs et soumis.
Contemplez du bord des abimes,
Les Alpes, sublime chaos,
Soulevant leurs immenses flots
Dont l'orage blanchit les cimes.
Que ne puis-je avec vous monter
Vers ces régions inconnues,
Que l'aigle hardi, que les nues
Osent à peine visiter !
Temples aux gigantesques dômes
Que Dieu lui-même s'est construits,
Pour n'être souillés ni détruits
Par la main du temps ou des hommes ;
Pour qu'il s'y conserve toujours
Fut-elle partout défaillante,
Une voix digne qui le chante,
Aussi belle qu'aux premiers jours.
Le vent qui des pins et des chênes,
Tire des sons harmonieux ;
N'emporte que des cris haineux
En frappant les forêts humaines.
De la cascade aux mille bonds,
Des flots que soulève la houle,
De l'avalanche qui s'écroule
Sur les flancs arrachés des monts,
Que disent les voix incessantes ?
Ce que dit l'oiseau dans ses chants,
Ce que moi, simple lis des champs,
Je vous dis, âmes innocentes :
Heureux, heureux est le cœur pur !
L'invisible à lui se révèle ;
Comme en un lac, miroir fidèle,
Descend le ciel sombre ou d'azur,
L'amour le sauve de la crainte,
Et la foudre aura beau gronder,
Du maître qui sait la guider
En elle il ne voit que l'empreinte.
Car les cieux ne sont blasphémés
Que par les méchants en révolte,
Forcés de subir la récolte
Des maux qu'eux-mêmes ont semés.
Ainsi pour lui commence à poindre
L'heure, cachée aux cœurs mauvais,
Où l'âme et la nature en paix
Peuvent s'aimer sans devoir craindre.
XII. L'ÉCHELLE D'OR
POÉSIE
C'est l'idéal, c'est Dieu que, rêveuse et troublée,
Je cherche sans repos, depuis ce jour lointain
Où belle, heureuse alors, depuis triste exilée,
L'âme humaine tomba de sa divine main.
Qui me consolera, si, du ciel descendue,
J'en emporte partout l'éternel souvenir,
Si je ne dois plus voir cette beauté perdue
À laquelle ici-bas en vain je veux m'unir ?
Aussi, ma voix n'est qu'une plainte
Pleine d'amour et de regrets,
Vous le savez, sentiers secrets,
Qui de mes pas portez l'empreinte.
Que me sert de vous suivre aux plus ardus sommets,
Au fond des bois sacrés où la brise soupire,
Si, vers le seul bien où j'aspire
Vous ne me conduisez jamais !
PEINTURE
Sur les monts escarpés, aux chênes séculaires,
Dont la pourpre du soir découpe les rameaux,
Sur la plage déserte aux charmes plus austères,
Sur la plaine riante où paissent les troupeaux,
Il apparaît pourtant : de ses mains la nature
Reçut pour vêtement le don de la beauté,
Qui, sur les traits humains, s'illumine et s'épure,
Du rayon plus divin par l'âme reflété.
Que ne puis-je, aux feux de l'aurore,
À la Vierge aux profonds regards,
Emprunter ces rayons épars
Du type divin que j'adore !
Bel orient semé de nuages en feu,
Regards longs et rêveurs pleins d'une douce flamme,
Vous en dites trop à mon âme,
Ou bien vous en dites trop peu.
MUSIQUE
Brise des soirs d'été que la vague a bercée,
Murmure harmonieux des ruisseaux et des bois,
Formez ce grand concert où l'humaine pensée
Aime et sait emprunter ou donner une voix.
Gémis, sombre Océan, mugis dans la tourmente,
Quand tu sens arracher, de tes flancs entr'ouverts,
Tes flots épouvantés que la trombe tournante,
Reptile monstrueux, aspire dans les airs.
Tigres, lions, oiseaux de proie,
Vents déchainés, brises, torrents,
Réunissez tous vos accents
De terreur, d'amour ou de joie !
Il n'en est pas un seul assez tendre et rêveur,
Assez doux et profond, assez puissant pour rendre
Ce chant que Dieu seul peut entendre,
Et qui s'élève de mon cœur.
ARCHITECTURE
Assouplis aux accords des célestes cantiques,
Le marbre et le granit sont descendus des monts,
Se courbent en arceaux, se dressent en portiques,
Dont l'image de Dieu couronne les frontons.
Grandissez-vous encor, maison de la prière !
Il faut faire au Seigneur un plus digne séjour.
Génie humain, soufflez la vie à chaque pierre,
Montez, hymne debout, vers le ciel, nuit et jour !
Et dans les nefs harmonieuses
Un monde entier s'épanouit
De formes, d'ombres et de bruit,
Et de clartés mystérieuses.
Seigneur, je cherche encor... Dans son élan pieux
Plus la voûte grandit, plus elle est solitaire.
Temples, vous êtes de la terre,
Et le Seigneur est dans les cieux !
ASTRONOMIE
Le Seigneur est partout. Tout nous dit sa présence,
Et la mer sans limite aux flots tumultueux,
Et l'insondable éther où gravite en silence
Des globes enflammés le chœur majestueux.
Dans vos courbes sans fin, comètes exilées,
Qu'avez-vous entrevu des sombres profondeurs ?
Pour revenir ainsi, pâles, échevelées,
Et le front sillonné de sinistres lueurs ?
Avez-vous vu vos destinées ?
Rentrerez-vous dans le chaos,
Astres qui marchez sans repos
Depuis des millions d'années ?
Vous l'ignorez. Celui que vous ne voyez pas,
D'un souffle vous créa, d'un souffle vous efface,
Comme le vent fait de la trace
Qu'un passant laissa sous ses pas.
PHILOSOPHIE
Lumière par son âme, ombre par la matière,
Vers la terre ou le ciel incliné tour à tour,
L'homme marche à sa fin immortelle et dernière
Dans l'espace et le temps attardé pour un jour.
Infini dans ses vœux, mais borné dans sa course,
Il poursuit un bonheur qui fuit à chaque pas :
Cherchant alors plus haut et son but et sa source,
Il comprend que tous deux ne sont point ici-bas.
Douleur, est-ce là votre cause ?
N'êtes-vous que le bien absent,
Semblable à l'ombre qui descend
Sur la moitié de toute chose ?
Du mal qu'il n'a point fait l'homme a-t-il hérité ?
Ou sa propre faiblesse est-elle le nuage
Qui lui cache votre visage,
Resplendissante vérité ?
THÉOLOGIE
Je veux la contempler loin des sphères mortelles
Où d'un impur limon son éclat est terni,
Et de l'aigle empruntant le regard et les ailes,
Je fuis en liberté vers l'espace infini ;
Mais, à peine au-delà de l'étroite limite
D'où s'efface à mes pieds le terrestre horizon,
Je sens faillir le souffle en mon sein qui s'agite,
Le vertige a troublé mes sens et ma raison.
Alors je reviens et soupire,
Et l'humilité sur le front,
Je rêve à l'abime sans fond
Qui me repousse et qui m'attire.
Seigneur, votre sagesse a bien su mesurer
Ce qu'il faut d'air vital à l'humaine poitrine,
Ce qu'il faut de lueur divine
Pour apprendre à vous adorer.
SCIENCE
Nature, tu n’es plus cette force fatale,
Effroi de l'homme-enfant à te craindre asservi ;
En connaissant tes lois, il te rend sa vassale,
Et, maître, c'est par toi qu'il veut être servi.
Espace, temps, limite, implacable barrière,
J'entends crier tes gonds par la rouille scellés ;
Cède à celui qui sait et te laisse en arrière,
Sans regrets puérils des siècles écoulés.
Qu'une aile de feu te seconde ;
Faites voler, coursiers ardents,
Sous vos pieds plus prompts que les vents,
La poussière de l'ancien monde !
Esprit audacieux, vous êtes arrêté !
La vitesse du char a donc brisé vos rênes !
Auriez-vous retrouvé des chaînes
Où vous rêviez la liberté ?
SAINTETÉ
Je n'ai rien à chercher, Seigneur, car je vous aime,
Vous, de tout ce qui vit l'immuable moteur,
Je vous sens vivre en moi : je sens que c'est le même
Qui fait mouvoir les cieux et fait battre mon cœur.
Idéal tant cherché, large et féconde vie,
Lien doux et puissant, chaud rayon de la foi,
Amour, divin amour ! oui, tu m'as asservie.
Que me fait désormais tout le reste sans toi !
Viens, mon bien, ma seule pensée,
J'aime, je souffre et je me meurs,
Adorant au milieu des pleurs
Le trait divin qui m'a blessée !
Rends ma bouche assez pure, ô chaste inspirateur,
Pour que je fasse aimer ta beauté méconnue,
Pour que la terre froide et nue
S'embrase à ton souffle vainqueur !
Poèmes XIII à XVIII (fin de la première série)
XIII. RAYONS DE SOLEIL
1re VOIX
Venez à la ronde joyeuse ;
Aimé de notre blanche sœur,
Le ciel est pur, la vie heureuse ;
Dansons gaîment, chantons en chœur ;
De nos cheveux, noires ou blondes,
Laissons, laissons flotter les ondes
Sur notre col en liberté :
J'aime la joie, et je l'inspire,
Je donne aux lèvres le sourire,
Aux yeux leur humide clarté.
2e voix
Parfois au loin rien ne révèle
Un lac transparent et profond,
Quand l'oiseau passe et d'un coup d'aile
Y trace un lumineux sillon.
Ainsi, dans l'âme qui s'ignore,
D'un regard je sais faire éclore
Le rayon qui l'épanouit :
La sève ainsi rompt son écorce,
Quand un rayon du ciel la force
À devenir fleur, feuille et fruit.
3e voix
Venez, de la brise embaumée
Le souffle à peine fait mouvoir
La cime des bois allumée
Aux reflets embrasés du soir :
Heure enivrante, où la pensée
S'agite, vaguement bercée
Par des élans mystérieux,
Et bientôt délaisse la terre,
Comme ces rayons de lumière
Qui vont se perdre dans les cieux.
4e Voix
Que le jour tombe, ou qu'il colore
De ses feux le bel orient,
De l'âme où je rayonne encore,
Je suis le matin souriant.
Qu'à nos voix votre voie unie
Chante ces heures de la vie
Que le remords ne suit jamais,
Et qui, dans leur beauté première,
Ont jadis régné sur la terre
Alors que seule j'y régnais.
Dansez, dansez, troupe rieuse,
Avant que de ses rudes mains
La douleur ne touche et ne creuse
Vos fronts aujourd'hui si sereins ;
Avant que de ses doigts moroses,
L'hiver n'ait desséché les roses,
Le gazon de vos pieds foulé ;
Avant que les bois sans feuillage,
Aient vu remplacer leur ombrage
Par un jour triste et désolé.
Versez le printemps à notre âme
Et chantez vos rêves d'un jour,
Enthousiasme, sainte flamme,
Innocence, jeunesse, amour !
Plus tristes que la feuille morte,
Puisque le temps qui vous emporte
Ne pourra plus vous rajeunir,
Que, de votre beauté céleste,
En notre cœur du moins il reste
Le cher et sacré souvenir.
XIV. SUR LA MONTAGNE
Au-delà du sentier qui montant de la plaine,
Sur les coteaux se perd dans la trace incertaine
Que laissent les troupeaux,
Voulez-vous avec moi venir, Ô ma compagne,
Et nous découvrirons du haut de la montagne
Des horizons nouveaux ?
Voilà que des forêts dépassant la ceinture,
Les rochers entassés remplacent la verdure ;
Plus hardi que jamais,
Sur leurs débris mouvants que notre pied se pose
Entre l'œillet de pourpre, et la bruyère rose
Voisine des sommets.
Passons, sans les cueillir, près de ces fleurs si belles ;
Aux parfums pénétrants d'autres fleurs plus vermeilles
Nous attendent plus loin,
Qui, pour s'épanouir, cherchent les pics sauvages,
Une atmosphère vierge, un soleil sans nuages
Et Dieu seul pour témoin.
Près d'elles j'aimerais contempler des tempêtes
Les bataillons flottants, aux livides arêtes,
Accourus à grands pas,
Camper silencieux sur la plaine assombrie,
Attendant que Dieu donne à leur foudre endormie
Le signal des combats.
Mais aujourd'hui partout respire un air de fête.
Les nuages sont d'or ; près d'eux, sur notre tête,
Comme le ciel est pur !
Des boutons d'or ainsi l'étoile lumineuse
Ajoute au doux éclat de l'humble scabieuse
Au pâle et tendre azur.
N'apercevez-vous pas des cimes inconnues,
Où scintille au milieu de grandes roches nues
Le prisme des glaciers ?
Pendant que les vallons, les collines ombreuses,
En confondant au loin leurs lignes vaporeuses,
S'abaissent à nos pieds.
Atteignons le sommet de la montagne ardue,
Où nos regards pourront sur l'immense étendue
Planer en liberté ;
Quel bonheur d'aspirer l'air pur dans sa poitrine,
De se sentir le point le plus haut qui domine
L'espace illimité ;
De voir sur la blancheur des neiges éternelles,
L'aigle majestueux ouvrir ses grandes ailes !
Je veux dans les rochers
Dont le temps n'a pas pu combler les larges fentes,
Dans les volcans éteints aux bouches menaçantes,
Trouver leurs nids cachés.
Montons, montons encor, car l'aube diligente
Marche d'un pas rapide, et sa lumière argente
Les cieux déjà pâlis ;
Et je voudrais vous voir à sa clarté si douce,
Heureuse et souriante, assise sur la mousse,
Blanche comme un beau lis.
XV. UN SOIR
Enfants, qu’attendez-vous ? c'est l’heure accoutumée
Où, comme des oiseaux retirés dans leurs nids,
Chaque soir, sous le toit de la famille aimée,
Vous êtes réunis.
De la roche escarpée à la verte campagne,
Dont le cercle élargi s'ouvre de toutes parts,
Vous avez, tout un jour, errant sur la montagne,
Promené vos regards.
Il est vaincu par vous ce géant de la terre,
Qui, jaloux du trésor à sa garde fié,
De l'horizon cachait sous son profil austère
La plus belle moitié.
D'un regret ou d’un vœu faut-il donc voir la trace
Sur vos yeux vaguement dans l’espace perdus ?
Aviez-vous espéré de ce jour qui s’efface
Quelque chose de plus ?
À de plus hauts sommets songeriez-vous encore !
Quand le soleil voisin de sa couche de feu
Jette un dernier regard sur vos fronts qu'il colore
De son baiser d'adieu ;
Pendant qu'autour des monts où sa course s'achève,
S'échappent en faisceaux de rougeâtres lueurs,
Et qu'aux bords opposés de l'horizon se lève
L'astre aux rayons rêveurs,
La nuit qui sommeillait au fond de la vallée,
Sur les hauteurs s'avance à pas silencieux ;
Voyez-la tout à coup qui dans sa marche ailée
Escalade les cieux.
Elle change, en passant sur les sommets de neige,
La pourpre en terne azur, en ombres l'or vermeil
Des nuages pressés comme un brillant cortège
Sur les pas du soleil.
Ainsi décroît et meurt la grande symphonie
Où tout être est partie, où sons, couleurs et voix,
Formant de mille accords une seule harmonie,
S'élèvent à la fois.
Tout se tait ; sous le ciel dont la voûte recule,
On ne distingue plus que l'étoile du soir,
Et la terre, au milieu du pâle crépuscule,
Globe immobile et noir.
Ainsi, quand des vitraux la splendide magie
S'éteint avec le jour, paraît l’humble clarté
De la lampe oscillant sous la voûte élargie
Du temple déserté.
Enfants, qu’attendez-vous ? c'est l'heure accoutumée
Où, comme des oiseaux retirés dans leurs nids,
Chaque soir sous le toit de la famille aimée
Vous êtes réunis.
XVI. LE VOL DE L'ÂME
Eh bien ! suivez de vos pensées
Le vol au cours aventureux !
Quand vos ailes seront lassées
Ah ! puissiez-vous sous d'autres cieux,
Ne point regretter la vallée,
Où de votre enfance écoulée,
Fut abrité l'heureux berceau,
Où des jours la pente si douce
Etait semblable au lit de mousse
Où fuit un limpide ruisseau !
Lorsque l’hirondelle abandonne
Nos champs par la neige couverts,
Son infaillible instinct lui donne
Un guide pour passer les mers.
La campagne est encor fleurie,
Et vous ignorez la patrie
Où vous emporte un vain désir.
Vous partez, pauvres hirondelles,
Savez-vous si, joyeux comme elles,
Vous pourrez un jour revenir ?
Rêvez-vous les bosquets de roses
Que n'’effeuillent plus les hivers,
Où se mêlent aux lauriers roses
L'orange aux rameaux toujours verts ?
La grenade rouge et pendante,
Les cactus à corolle ardente,
Les myrthes sous leurs fleurs blanchis,
Plantes du soleil bien-aimées,
Jetant leurs senteurs embaumées
Aux vents par le soir rafraîchis ?
C'est tout cela, c'est plus encore :
Hélas ! sous chacun de vos pas
Un monde nouveau peut éclore,
Il ne vous arrêtera pas.
Vers l'inconnu qui vous entraîne,
Sans le savoir, pauvre âme humaine,
Marchez donc jusqu’à ce qu'enfin
La réalité vous rencontre,
Et d’un air dédaigneux vous montre
La tombe en travers du chemin.
XVII. L'IDÉAL
Allons plus loin encor ; de ce dernier nuage
Au flanc livide, obscur,
Traversons l'épaisseur, jusqu'au bord qui surnage
Éclairé par l'azur.
Mais le soleil y jette un rayon qui nous guide :
Que notre ardent essor
S'accélère en passant par le sentier splendide
De ce beau rayon d'or.
Sur la cime des bois, ainsi quand l'aube épanche
Le jour vif et vermeil,
Les oiseaux en chantant montent de branche en branche
Pour revoir le soleil.
Nous n'envions plus rien à votre aile légère,
Pauvres oiseaux, c'est vous
Qui, désormais, laissés entre nous et la terre
Devez être jaloux.
Plus nous marchons, et plus sur sa face attristée
Je vois dans le lointain
S'agiter en tous sens notre ombre projetée
Sur un âpre chemin ;
Plus il me semble aussi qu'une clarté secrète
Dont je suis ébloui,
Qu'une voix jusqu'ici dans mon âme muette,
S'éveillent aujourd'hui ;
Que mon cœur, où mon être en entier se replie,
Est tout prêt à s'ouvrir,
Pour donner le trop plein de ce torrent de vie
Qui ne saurait tarir.
O transports inconnus d'un bonheur qui m'inonde,
Que je n'osais rêver,
Etes-vous précurseurs de ce merveilleux monde
Que nous devons trouver ?
Brises qui nous prêtez votre aile caressante,
Dont le souffle si doux
Rafraîchit en passant ma poitrine brûlante,
Où nous emportez-vous ?
Dites, le savez-vous, Ô vous, sœur de mon âme
Quels pensers imprévus
Font briller dans vos yeux ces éclairs, cette flamme
Que je n'ai jamais vus ?
Je tressaille de joie, et pourtant il me semble
Sentir un vague effroi :
Pour la première fois en vous parlant je tremble,
Et j’ignore pourquoi.
— Vous le saurez bientôt : des ombres de la terre
Votre cœur déjà las
Dans ce chemin sacré qui mène à la lumière
A fait les premiers pas.
Mais du charme secret qui le trouble et l'attire
Il ignore le sens,
Si l'épreuve ne vient qui soulève et déchire
Le voile de vos sens.
En des liens d'un jour, votre âme enveloppée
Devra leur dire adieu,
Les couper, comme fait la lame bien trempée
Par l'épreuve du feu.
Comme un limon grossier et s'épure et se change
En lumineux cristal,
Dans l'âme libre et pure, ainsi doit sans mélange
Rayonner l'idéal.
L'Idéal qui, partout où croissent les épines
Des terrestres douleurs,
Sait jeter des vertus la semence divine
Qui mûrit dans les pleurs.
Car tout espoir est vain, et tout culte est profane,
Qui ne l'ont pour appui,
Et sous le poids des jours ou s'écroule ou se fane
Tout ce qui n'est pas lui,
Lui seul, côté réel de l'impossible rêve
Qui commence ici-bas,
Qui, toujours poursuivi, s'échappe et ne s'achève
Qu'au-delà du trépas,
Lui seul qui peut enfin donner les blanches ailes
Qui porteront un jour
Votre cœur attardé par des amours mortelles
Vers l'immortel amour.
Ah ! puissé-je avoir su, pendant mon court passage
Au but mystérieux,
Soulever pour toujours un peu de ce nuage
Qui le cache à vos veux !
Adieu ! car où je vais vous ne pouvez me suivre !
Laissez-moi prendre essor
Au ciel, où désormais loin de vous je dois vivre
Pour quelques jours encor !
XVIII. RÉALITÉ
Vous commencez de vivre, et déjà vous pleurez,
Inhabile à souffrir, enfant, vous ignorez
Le prix de ces larmes premières ;
Novice voyageur lassé dès le matin,
Que de fois il faudra vous asseoir en chemin
Pour en verser de plus amères !
Il serait doux de suivre, insouciant, en paix,
Le long des prés fleuris, sous les ombrages frais,
Le sentier de nos destinées,
De ne croire qu’au bien, aux printemps sans hivers,
A ce monde idéal que l'on voit à travers
Le prisme des jeunes années ;
Mais là n’est point la vie, et vivre c'est sentir
Les regrets du passé, l'horreur de l'avenir,
Le présent chaque jour plus rude ;
De la réalité c'est voir avec effroi,
Comme un âpre désert, grandir autour de soi
La morne et froide solitude.
Comme un bouton de rose entr'ouvre en souriant,
Aux regards attendus du splendide orient,
Sa corolle fraîche et pourprée,
Il serait doux de croire aux rêves de son cœur,
De le laisser s'ouvrir aux rayons de bonheur
Qu'y jette une image adorée ;
Mais là n'est point la vie, et vivre c'est souffrir ;
C'est voir chaque matin une fleur se flétrir
Sur l'arbre mort de l'espérance,
Ses projets, ses désirs renversés, balayés,
Les replis de son cœur les plus secrets broyés
Sous le marteau de la souffrance.
Ô rêve inachevé d'innocence et d'amour !
Étoile aux doux rayons qui pâlit sans retour
Aux premiers regards de l'aurore !
Que ne vous disons-nous un éternel adieu,
Pourquoi de vains regrets alimenter le feu
Sous la cendre qui fume encore ?
Dès qu'il s'éteint pourtant, la douleur, gouffre amer,
S'avance en murmurant comme une sombre mer
Autour de l'âme désolée ;
Et qui ne sent alors la plus forte vertu
Chanceler comme un roc par les vagues battu,
Tremblant sur sa base écroulée !
Soulevé par les vents du doute et de l'erreur !
Malheur ! si des bas-fonds de l'être jusqu'au cœur,
Le flot des passions rebelles
Monte, après chaque assaut trainant quelque débris
Du cœur qui se débat languissant, amoindri,
Sous le coup des vagues cruelles.
Dans leur fureur croissante, elles montent toujours.
L'âme bientôt sans foi, sans espoir, sans amour,
Va-t-elle, en entier submergée,
Loin des flambeaux divins dont la clarté s'enfuit,
Dans l'éternel chaos d'une éternelle nuit,
Errer, livide naufragée ?
Heureux alors pour qui ne parle pas en vain,
Comme un écho vivant du passé déjà loin,
Cette voix qui se fait entendre :
« Bénissez qui vous frappe ; à genoux, à genoux ! »
Et vous verrez des flots s'apaiser le courroux,
Et la paix sur vous redescendre.
Priez, et vous saurez ce que vaut la douleur.
N'allez pas ressembler à l'ingrat voyageur
Qui, dans son aveugle délire,
Maudirait, en tombant dans un gouffre profond,
Sur la pente arrêté, l’épine du buisson,
Qui, pour le sauver, le déchire.
Que l'idéal enfin, à sa source cherché,
Emporte votre amour, de la terre arraché,
Vers cette immortelle patrie,
Où chaque élan du cœur, par la douleur heurté,
Doit remonter plus pur à l'unique beauté
Qui ne peut pas être flétrie !
Deuxième série
Poèmes I à V
I. SOLITUDE
Je m'assieds seul, à la place où naguère,
Rempli d'espoir, confiant, presqu’heureux,
Un soir d'été nous contemplions à deux
L'astre du jour achevant sa carrière.
Sur ce même horizon, tel je le vois encor
Descendre lentement comme un beau globe d'or.
De son disque, à mes pieds, un faisceau de lumière
Trace à travers l'espace un sentier radieux,
Et de mille clartés la lueur éphémère
Se suspend aux rameaux des pins mélodieux.
L'ombre, en montant, apporte des vallées
L'air frais et pur et les mille senteurs.
Sans s'effacer, les formes, les couleurs
Sont dans la nuit discrètement voilées.
Des nuages pourprés, derniers témoins du jour,
La splendeur par degrés devient ombre à son tour.
Ainsi lorsqu'ont cessé les chants et les prières,
Dans le temple divin s'éteignent les flambeaux,
Et les saints glorieux qui peuplaient les verrières
Vont jusqu'au lendemain rentrer dans leurs tombeaux.
Des jours, des nuits, incessante harmonie,
Vents gémissants à travers les forêts,
Savez-vous donc nos douloureux secrets
Pour y mêler votre plainte infinie,
Pour savoir mesurer, quand le bonheur a fui,
Vos caresses d'hier à nos pleurs d'aujourd'hui ?
Seriez-vous donc pour nous, comme les chœurs antiques,
Des humaines douleurs l'écho compatissant ?
Mais non ! dans vos accents ou joyeux ou tragiques,
Rien ne révèle une âme et le cœur est absent.
Lorsqu'un jeune arbre à tête haute et fière
Est par le fer une fois nivelé,
Il vit encor, mais son front mutilé
Est pour toujours abaissé vers la terre.
Et nous, lorsque la mort a pu nous arracher
De nos affections le rameau le plus cher,
Sur notre tête, hélas ! avant l'âge courbée
Vers la tombe où repose un amer souvenir,
De nos illusions la couronne tombée,
À de nouveaux printemps ne doit plus refleurir !
II. L'INFINI
Mais une puissance divine
M'attire et m'enivre à la fois ;
Elle soulève ma poitrine
Et fait trembler ma voix :
Je sens une sève nouvelle
Et de la vie universelle
Les flots tumultueux et confus et divers :
Rien ne m'est étranger dans ce vaste univers.
Nuit mélancolique et sereine,
Merveilles du ciel étoilé,
Versez votre paix souveraine,
Dans mon esprit troublé.
Prenant son vol loin de la terre,
Qu'il aille sonder le mystère
De ces globes lointains aux innombrables feux
Qui reculent sans fin l'immensité des Cieux.
Ignorent-ils donc nos tempêtes,
La douleur et l'homme mortel,
Pour garder roulant sur nos têtes
Un silence éternel ?
Il faut à notre âme inquiète
Une majesté moins muette,
Des accords et des cris de joie et de douleur,
Montés à l'unisson de notre propre cœur.
J'aime la grève solitaire
Où vient se briser l'Océan
Quand il écume de colère,
Fouetté par l'ouragan.
Parlez, grondez voix de l'abime,
Jetez au ciel un cri sublime.
Plainte et fureur, ô flots, ne sont que vain fracas :
Vous êtes déchirés, mais vous ne souffrez pas.
J'aime entendre le cri sauvage
De l'aigle perdu dans les airs
Et jetant l'ombre à son passage
Au front des rocs déserts.
Quand, perdu dans l'immense vide,
Son aile devient moins rapide ;
Il regagne la terre et s'y repose en paix,
Sans souci d'autres cieux qu'il n’atteindrait jamais.
Aigle, vous avez plus d'espace
Que jamais vous n'en franchirez,
Océan, gardez-vous la trace
De vos flots déchirés ?
Mais pour réaliser leur rêve,
Souffrent et s'agitent sans trêve,
La pensée, aigle au vol à l'étroit ici-bas,
Le cœur, vaste Océan qui ne se calme pas.
III. RÊVE DE FEU
C'est le milieu du jour, le soleil sur ma tête
Prodigue ses rayons de feu ;
Pas un souffle dans l'air, le nuage s'arrête
Immobile dans le ciel bleu.
L'œil ébloui distingue à peine,
Sous les chaudes vapeurs de l'horizon lointain,
Les derniers pics neigeux au contour incertain
Qui des monts terminent la chaîne.
J'errais à travers champs, voyageur égaré,
Et cherchant l'ombre hospitalière,
Quand un oiseau passa, vers le but désiré
Dirigeant son aile légère.
Dans le creux du vallon où je le vis plonger
Murmurait une source pure,
À travers le lit de verdure
Que des arbres touffus avaient su protéger.
Je goûtais le repos, la fraicheur retrouvée :
Habitants des chênes voisins,
Les oiseaux voltigeaient autour de leur couvée,
En chantant leurs plus doux refrains.
Mais le sommeil bientôt m'enlève
Le souvenir présent et des temps et des lieux,
Dans un monde enchanteur, placé sous d'autres cieux,
J'étais transporté par un rêve.
Le myrte, l'oranger, le laurier rose en fleur
Remplaçaient les pins et les chênes ;
De leurs parfums mêlés, l'enivrante senteur
Portait le trouble dans mes veines.
J'avais l'instinct confus qui nous fait pressentir
Quelque scène affreuse ou charmante,
Et donne la crainte ou l'attente
Du précoce réveil qui doit l'anéantir.
L'écho d'abord lointain d'harmonieux murmures,
Parcourt le bois silencieux ;
Il semble qu'aux accords de voix fraiches et pures
Se mêlent des rires joyeux.
Un mouvement soudain agite
Les rameaux enlacés sur les sentiers ombreux,
Un rayon de soleil, à travers mille jeux,
En scintillant s'y précipite.
C'est ainsi que l'on voit la branche se pencher
Avant qu'à nos veux se révèle
Le voyageur ailé venu pour s'y cacher
Ou pour y reposer son aile.
Un bruit de pas légers aux chants s'est ajouté,
Et bientôt, à travers les branches,
Apparaissent des formes blanches
Que parent à l’envi la grâce et la beauté.
Telle en sa nudité qu'elle ignorait encore,
Pure et chaste comme une fleur,
Ève dut apparaître en sa première aurore,
Sortant des mains du Créateur ‘
Telle en chantant la jeune fille
S'en allait ramassant des roses et des lys ;
À chacun des trésors nouvellement cueillis
Un nouveau sourire pétille.
Ses compagnes bientôt, en partageant ses jeux,
Luttent de grâces virginales,
Par la diversité des dons les plus heureux
La beauté sait les rendre égales ;
Déjà par le feuillage ils ne sont plus voilés,
Et des senteurs plus pénétrantes
Montent des tiges odorantes
De la menthe et du thym, sous leurs pieds nus foulés.
Ombre et lumière font échange de caresses
Sur les cous et les seins neigeux,
La brise avec amour fait ondoyer en tresses
L'or ou l'ébène des cheveux.
Sans voix, sans mouvement, sans geste,
Je n'osais me montrer et ne voulais pas fuir
Dans la crainte où j'étais de faire évanouir
La vision toute céleste.
Bonheur inattendu ! de ces jeunes beautés
Celle que je vis la première,
Disparue un instant, se trouve à mes côtés.
Soulevant sa longue paupière,
Son grand œil noir me fixe et me fait tressaillir ;
Élevant ses mains sur sa tête,
En pluie odorante elle jette
Les roses et les lys qu'elle vient de cueillir.
Elle s'approche encor, je respirais à peine,
Sa bouche rose souriait ;
Comme un parfum vivant je sentais son haleine.
Un feu dévorant m'enivrait,
Ma main frémissante s'avance
Sur son épaule nue et son col incliné,
Les atteint... tout-à-coup le rêve est terminé :
La réalité recommence.
IV. AMOUR
Oui c'est toi que j'avais rêvée,
Qu'avant de connaître j'aimais,
Dont l'image en mon cœur gravée
Ne devait s'effacer jamais.
Si déjà je t’aimais absente,
Mon vrai jour de bonheur a lui,
Puisque je t'adore aujourd’hui
Dans la réalité présente.
Attraits et dons les plus heureux
De charme, d'esprit et de grâce,
Il n’en est pas un seul d’entre eux,
Qu'elle n’atteigne ou ne dépasse.
Quel chant possède la douceur
D'un seul mot sorti de ta bouche !
Tout ce qui t'approche ou te touche,
Devient heureux, bon ou meilleur.
Autour de toi brille et rayonne
Comme un reflet de ta beauté.
Ce qu'elle prête ou qu'elle donne
Lui revient en plus ajouté.
Les fleurs se disputent entre elles
Pour te parer de leur trésor ;
Les plus rares et les plus belles
Par toi s'embellissent encor,
Et, charmantes métamorphoses,
Leur incarnat ou leur blancheur
Sur ton col blanc, tes lèvres roses
Ont donné toute leur fraîcheur.
Mais quoi, déjà le jour décline ;
Sur ce ciel lumineux et pur
Ton beau visage s'illumine
Encadré dans l'or et l'azur.
Le corail rougit dans l'ébène
De ta couronne de cheveux ;
Tes longs cils noirs voilent à peine
Le feu qui brille dans tes yeux.
Pareils à ce ciel qu'un nuage
En un instant pourrait couvrir,
On sent qu'ils pourraient s'assombrir
Et comme lui couver l'orage.
Mais, loin d'exprimer le courroux,
Ou de présager la tempête,
Ton regard si profond, si doux,
Me sourit comme un jour de fête ;
Arrêté longuement sur moi,
Il m'enveloppe et me caresse ;
Viens, que sur mon cœur je te presse :
Je ne sais plus vivre qu'en toi.
V. ADIEU
Quoi déjà vous fuyez, et pour toute réponse,
Pour ce bonheur si grand, mais qui dura si peu,
Sans détour, sans pitié, votre bouche prononce
Ce mot cruel : adieu !
Adieu, quand du matin la lueur éclatante
Ne laisse à l'horizon aucun point ténébreux ;
Adieu, quand du plaisir l'aile encore palpitante
Nous abritait tous deux ;
Adieu ! quand d’un manteau de fleurs et de verdure
Le printemps a paré les forêts et les monts,
Qu'il dit son chant d'amour à toute la nature,
Et que nous nous aimons !
Peut-être voulez-vous, pour un temps que j'ignore,
Me laissant aux chagrins qui doivent m’abreuver
Peut-être, afin de mieux vous mériter encore,
Voulez-vous m'éprouver.
Chercherai-je au-delà de lointaines frontières,
Des peuples, des déserts nouveaux à découvrir,
Pour que, grâce au bienfait de nouvelles lumières,
Ils aient plus à souffrir ?
Faut-il, pour pénétrer la destinée humaine,
Interroger le Sphynx, cet éternel muet,
De notre sort futur, néant, amour ou haine,
Gardant bien le secret.
Faut-il par la science, arrachant le mystère,
Où depuis si longtemps se sont cachés les dieux,
Conquérir le pouvoir de braver leur colère,
Ou de se passer d'eux ?
Après ces grands travaux, et l'épreuve accomplie,
Pourrai-je retrouver cet amour que je perds,
Qui seul peut compenser ou faire qu'on oublie
Les maux longtemps soufferts !
Autant que votre cœur, votre oreille est fermée,
Vous ne répondez pas ; regrets, vœux superflus !
Un jour vous avez su que vous étiez aimée ;
Vous ne le savez plus.
Et vous fuyez toujours, à ma plainte rebelle.
Déjà mes veux en pleurs ne vous peuvent plus voir,
Lorsque résonne encor cette note cruelle
D'un adieu sans espoir.
Poème VI à X
VI. LE DOUTE
Dans tous les faits que la science atteste,
Dont elle nie ou cherche le pourquoi,
Rien du bonheur ne nous donne la loi ;
Lui seul absent, qu'importe tout le reste !
Transfigurer l'argile à la terre emprunté,
Y faire resplendir l'Idéale Beauté ;
Poursuivre l'astre errant dans son orbite immense ;
Peser ses vastes flancs, en mesurer le tour ;
Entasser les trésors de l'art, de la science :
Tout cela ne vaut pas un atome d'amour.
Le cœur sans lui porte le poids d'un monde ;
Cieux sans lumière, abimes escarpés,
Pics orgueilleux par la foudre frappés,
Rochers battus par une mer profonde,
Il ressent tout en lui, la langueur des hivers,
Le morne isolement et l'ardeur des déserts ;
Il se souvient, de plus, terre implacable et dure,
De tous ceux qu'en ton sein il a vu renfermer,
Sans cesse tourmenté par la double torture,
De perdre ceux qu'il aime ou de ne point aimer.
Sais-tu du moins, après les jours d'absence,
S'il en est un qui nous doit réunir,
Ou s'il nous faut dans la vie à venir
Perdre la foi, sans garder l'espérance ?
De tout ce qui nous touche et nous tient de plus près
Tout est obscur avant, tout est obscur après ;
Tout nous échappe et fuit, jusqu'au présent lui-même.
Pourquoi sommes-nous bons où sommes-nous mauvais ?
Le grain doit-il au sol, à la main qui le sème,
Au hasard, ce qu'il est ? le saurons-nous jamais ?
À l'instant même où dans l'espace vide,
De ton parcours, le champ fut mesuré,
Terre ! as-tu vu le pilote sacré
Qui t'y lança, te soutient et te guide ?
Un rayon de sa face est-il tombé sur toi ?
S'il est vrai, dis-le-nous, raffermis notre foi ;
Peut-être ignores-tu le supplice du doute ?
Inscrits à notre insu sur ton bord passagers,
Connais-tu mieux que nous le terme de la route,
Le seul où nous devons n'être plus étrangers ?
De l'avenir soulève le mystère ;
Un jour certain, quoiqu'inconnu, viendra,
Où des vivants pas un ne restera.
À tes enfants dois-tu survivre, Ô terre ?
Endormis sur ton sein, vaste et morne cercueil,
Qui du soleil éteint a revêtu le deuil,
Vas-tu les emporter à travers la nuit sombre,
Pour les bercer sans fin dans leur dernier sommeil,
Ou s'éveilleront-ils en émergeant de l'ombre
Pour revivre à nouveau sous un autre soleil ?
LA TERRE
Pourquoi m'interroger ? Fatal, irresponsable,
L'être sans liberté, trop au-dessous de toi,
Infime ou colossal, planète ou grain de sable,
Sans la connaître suit sa loi.
Il ne sait qu'obéir et ne peut que se taire,
Le monde des esprits, ton avenir, le sien,
La joie et la douleur, le mal comme le bien,
Pour lui surtout sont un mystère.
Que ne puis-je approcher de mon roi le soleil !
Hors du cercle sans fin où je tourne et me lasse,
Quand je veux m'élancer vers son foyer vermeil,
Sais-je qui me tient dans l’espace ?
Sais-je pourquoi le temps que je n'ai pas compté,
Si près de tes désirs a placé la limite,
Pourquoi mes océans dans leur immensité,
Trouvent leur place trop petite ?
Pourquoi le flot vaincu qui se tait et s'endort,
Rien qu'à toucher ses bords se réveille et se brise,
Et pourquoi ton coursier se cabre, écume et mord
Le frein d'acier qui le maitrise ?
À le voir l'œil en feu tressaillir sous ta main,
Et les naseaux fumants, secouer sa crinière,
Crois-tu qu'il se sent né pour obéir au frein
Qui lui mesure la carrière ?
Pour toi jamais d'arrêt ; je tremble sous tes pas
Pesants comme le fer et prompts comme la flamme ;
Vainqueur de la distance et du temps, n'est-il pas
D'autres conquêtes pour ton âme ?
Mes flancs que tu meurtris, en perdant leur beauté,
Te dévoilent-ils mieux le secret de la vie,
As-tu du moins conquis autant de liberté
Que tu crois m'en avoir ravie ?
Ton cœur est-il plus ferme et ton œil plus serein,
Contemple-t-il un ciel moins chargé de nuages ;
La foudre t'obéit, mais de ton propre sein,
Sais-tu mieux dompter les orages ?
Cesse donc de te plaindre à moi de la douleur
Que tu traînes partout ; si tu veux en connaître
La cause et le remède, il faut chercher ailleurs,
Tu trouveras... peut-être.
VII. L'ESPRIT DU MAL
C'est moi qui répondrai, mieux que ce globe inerte,
Inférieur et sombre où le hasard t'a mis ;
Où tout semble à l'envi travailler à ta perte,
Excepté moi, seul libre, et le grand insoumis ;
Moi qui sais mieux que tous quelle est ta destinée,
Dans quel but et comment toujours subordonnée,
Cherchant, sans les trouver, bonheur et liberté,
Naquit, sans le vouloir, la pauvre humanité.
Naître ici fut le mal, car dans l'immense espace,
Pour le nombre et le choix des supplices offerts,
Chétive comme elle est, cette terre surpasse
Les globes les plus grands qui peuplent l'univers :
Leurs heureux habitants, exempts de toute chaîne,
N'ont à subir des dieux ni clémence, ni haine,
Et n'ayant pas de compte à rendre à chaque pas,
Ils peuvent être bons puisqu'ils ne souffrent pas.
Comme l'homme, ils n'ont pas l'Idéal sans mesure,
D'un bonheur qui jamais ne peut être donné,
Qui le mord dans le cœur et qui change en torture
L'instinct le plus tenace au fond de l'être inné.
Ils ont des grands desseins la longue perspective,
N'ayant pas qui les guette et partout les poursuive,
Le spectre de la mort, le bras levé, debout,
Pour menacer sans cesse et frapper tout-à-coup.
Puis du bien et du mal possédant la science,
Qu'afin de t'affranchir, je vins t'offrir un jour,
Ils progressent sans fin, et de la connaissance,
Peuvent, sans s'avilir, avancer dans l'amour.
Ton sort tout opposé, c'est de ne pas connaître ;
C'est d'ignorer le dieu, pour n'obéir qu'au maître
Qui, dans son infini, jalousement fermé,
Veut rester inconnu pour pouvoir être aimé.
Ton ancêtre en Adam, mal gardé par son ange,
Ou trop tard conseillé, de l'Éden est banni.
Six mille ans ont passé, mais phénomène étrange,
Toi, qui n'y fus pour rien, tu te trouves puni ;
La loi de déchéance est la loi de ton être :
Coupable à ton insu, longtemps avant de naître,
Absent, non consulté, tu devras pour autrui,
Être après six mille ans responsable aujourd'hui !
Si ta vie est ainsi, présent fatal et triste ;
À qui n'en voudrait pas doit-il être donné
Et n'en fut-il qu'un seul depuis que l'homme existe,
Pour lequel il eût mieux valu n'être pas né,
Qui donc est le coupable ? Est-ce toi ? Non ! n’accepte
Que ce dont la raison peut donner le précepte,
Et, si d’autres jadis causèrent leur malheur,
Cette faute n'est pas la tienne, mais la leur.
Le présent t'appartient, si l'avenir t'échappe ;
Sache l'apprécier, afin d'en mieux jouir,
Et moque-toi de ceux, quand le malheur te frappe,
Qui te disent : « Mon frère, il faut vous réjouir ; »
Ils offrent, à vrai dire, une prime fort belle,
Solvable après décès, à moins que je m'en mêle ;
Plus d'un qui l'escomptait, plus tard s'est repenti,
Et revenant au jour, changerait de parti.
Crois-moi, le sacrifice est inepte et stérile ;
Celui qui le conseille en doit seul profiter ;
S'il trouve que donner l'exemple est inutile,
Écoute-le fort peu pour le mieux imiter :
Car toute vérité dans le nombre réside,
Et nulle autre clarté que l'intérêt le guide ;
N'ayant jamais connu qu'un article de foi,
Tous doivent être égaux, chacun songer à soi.
Sur cette terre, enfin, table si bien servie,
Que la plupart pour vivre y souffrent de la faim,
Il faut bien pratiquer la lutte pour la vie ;
C'est le premier devoir et la dernière fin.
Autour de toi regarde, et lis dans la nature :
Le plus faible au plus fort sert toujours de pâture !
C'est la loi de ce monde, où tout est si bien fait,
Qu'un carnage incessant n'est que l'ordre parfait.
Si tu veux que ta part soit sûre, grasse et bonne,
Néglige tout moyen, hors un seul qui suffit :
Songe d'abord à toi, sans songer à personne ;
Sois riche, et l'univers travaille à ton profit.
Bien ou mal, faux ou vrai, tout cela s'interprète
À volonté, se cote et se vend et s'achète.
Rois et dieux sont tombés ; un seul résiste encor
Plus puissant que jamais. Ce roi, ce dieu, c'est l’or !
VIII. L'ORGIE
CHŒUR
Que le jour tombe ou qu'il renaisse,
Dansons, chantons, le verre en main,
Et sans songer au lendemain,
Profitons de notre jeunesse.
UN CONVIVE
Revenons aux temps oubliés
De la primitive nature,
Où l’homme avait la libre allure
De ses instincts non déviés
Par la société factice,
Plutôt marâtre que nourrice,
Qui le tient pieds et poings liés.
CHŒUR
Reparaissez, jours d'allégresse,
Et, s’il faut encore des dieux,
En est-il de plus gracieux
Que ceux de Rome et de la Grèce ?
2e CONVIVE
Ces dieux qui n'ont jamais été
Trop parfaits pour ce que nous sommes,
Donnèrent en exemple aux hommes
Tout ce qui peut être imité.
Leur morale est si peu sévère
Qu'elle tient toute dans mon verre,
Et je le vide à leur santé.
CHŒUR
Qu'un meilleur destin vous protège.
Jupiter, Bacchus et Vénus,
Soyez de nouveau bienvenus,
Vous et votre charmant cortège.
3e CONVIVE
C'est grâce à vous qu'on vit fleurir
Les beaux jours de la Renaissance,
Et les germes qu'elle ensemence
Sont aujourd'hui prêts à murir ;
Cueillons-les et célébrons l'ère
Du progrès et de la lumière,
Qui va, plus que jamais, fleurir.
CHŒUR
Pour célébrer cette victoire,
Nous n'avons pas besoin des dieux,
Car, pour être aussi puissants qu'eux,
Il suffit de ne pas y croire.
4e CONVIVE
Tous les cultes sont abrogés,
Article libéral unique.
Par amour pour la paix publique,
Les opposants sont égorgés.
Savoir, prospérité, richesse,
Comme un fleuve coulent sans cesse
En noyant tous les préjugés.
CHŒUR
Des superstitions d'un autre âge
Nous n'avons plus l’épouvantail ;
La science est au gouvernail :
Nous ne craignons plus le naufrage.
5e CONVIVE
Qu'importent les rébus profonds
Dont la métaphysique abonde !
Ces grands secrets d'un autre monde
Ne sont que de vaines chansons.
Les nôtres sont bien plus de mise,
Puisqu'il n'est de terre promise,
Que celle dont nous jouissons.
CHŒUR
Homère, aussi bien que le Dante,
Quoique païen ne fut qu'un sot :
Tous deux ne surent pas un mot
De la morale indépendante.
6e CONVIVE
Quoi ! par le seul fait d'être nés,
Affirment les grands moralistes,
Aux pénitences les plus tristes
Nous serions ici condamnés !
Étouffons leur sotte homélie
Sous les grelots de la folie,
Et fermons-leur la porte au nez.
CHŒUR
Arrière les pensées moroses,
Qui font éclore, avant le temps,
Les soucis en place des roses
Faites pour nos fronts de vingt ans.
7e CONVIVE
Pour une idée, une chimère,
Qu'on en puisse venir aux coups,
Nous ne nous en soucions guère.
De la gloire assez peu jaloux,
Étrangers aux sottes querelles,
Contentons-nous près de nos belles
De combats plus sûrs et plus doux.
CHŒUR
Que le jour tombe ou qu'il renaisse,
Dansons, chantons, le verre en main,
Et, sans songer au lendemain,
Profitons de notre jeunesse.
IX. SANS DIEU
Ce monde est odieux ; de plus il est étrange.
Qu'y faisons-nous vraiment ? Pour la brute et pour l'ange
L'être se comprendrait : les anges, purs esprits,
N'ont pas de la matière à connaître le prix.
À ses lois étrangers, pouvant vivre sans elles,
Son poids ne peut en rien appesantir leurs ailes :
Fixés dans leur domaine, et sûrs de leur chemin,
Ce qu'ils étaient hier, ils le seront demain.
De son côté la brute, aussi bien que la plante,
N'a ni soucis ni soins hors de l'heure présente ;
Et l'instinct la guidant alors qu'il faut prévoir,
N'ignore jamais rien de ce qu'il faut savoir.
Elle a cet autre don, plus précieux encore,
C'est de ne pas chercher ce qu'il faut qu'elle ignore.
Pour nous, tout est obscur, changeant et périlleux :
Le long d'un précipice, un bandeau sur les yeux,
Un boulet à nos pieds, et scrutant des énigmes,
Nous suivons les sentiers voisins des hautes cimes.
Bientôt le voyageur, ou sage ou mécréant,
Culbute, quel qu'il soit, dans le fossé béant
Où la place est pour tous également petite.
Il médite à loisir, si tant est qu'il médite,
Sur l'immense inconnu, pendant que, fait certain,
Son cadavre à ses vers sert leur dernier festin.
Hors ce côté cruel, tout le reste est mystère :
Les morts interrogés persistent à se taire ;
L'abime qui les cache à coup sûr est profond,
Nul ne sait quel il est, rien de ce qu'ils y font.
Depuis tant de mille ans que la mort nous moissonne,
Que devient sa récolte ? Eh quoi ! jamais personne
Une fois n’a pu dire : Ami, reconnais-moi !
Comme autrefois je t'aime, ami, je pense à toi !
Te souvient-il combien ensemble nous cherchâmes
Où, captives ici, peuvent aller les âmes
Quand le fil qui les tient est coupé par la mort ?
Apprends la vérité, sache quel est leur sort ;
Et qu'une fois du moins de leur sphère lointaine
Tombe un écho certain dans une oreille humaine !
Mais non ! Si grand que fût ici-bas le lien,
À peine est-il rompu, qu'il n'en reste plus rien.
De plus, bons ou mauvais, en tout temps la mort fauche,
Vie après de longs jours, vie à l'état d'ébauche ;
Sans que la raison puisse ici, ni nulle part,
Distinguer d'autre loi que caprice ou hasard.
Qu'on la nomme destin, divinité, qu’importe !
Si, du néant sortis, le néant nous remporte ;
Si l'abime sans fond reste toujours voilé !
À ceux qu'il engloutit fut pourtant révélé
Le secret tant cherché du redouté peut-être :
Mais nul n'en a rien dit dès qu'il l'a pu connaître.
Sait-on pour qui l'oubli pèse d'un poids plus lourd,
Pour le vivant qui pleure, ou le mort resté sourd ?
Perdons-nous en mourant le cœur et la mémoire ?
Alors que reste-t-il ? À qui fera-t-on croire
Que quelque chose vit au-delà du trépas,
Si la meilleure part, votre cœur, n'en est pas ?
Aussi devant ces X et les poux de saint Labre,
L'humanité se prend de dégoût et se cabre ;
Et, lasse d’implorer à genoux, les pieds nus,
D'invisibles pouvoirs, des agents inconnus,
Rebelles au calcul, aux lois de l'analyse,
Elle se tient debout, cherche, trouve et maîtrise
Les seuls dont le secours efficace et certain
Ne se puisse nier et qu'elle a sous la main.
Intelligence, effort, les honneurs, la richesse,
Tout pour et par ce but ou converge, ou progresse :
À vouloir s'opposer à ce courant commun,
Sur deux ou trois cent mille, à peine il en est un.
Malheur à cet un-là : c’est bien en pure perte
Qu'il se montre éloquent ; à la salle déserte
Manquent les auditeurs ; pour s'en faire écouter
Il faut auparavant qu'ils vous daignent dicter
Ce que vous leur direz. Puisqu'ils sont le grand nombre,
Ils font pluie et beau temps : qui marche contre eux, sombre ;
Qui mérite sans eux n'a que démérité.
Le nombre étant la force, il fait la vérité.
Malheur à l'imprudent qui le conteste ou nie :
Silences calculés ou lâche calomnie,
Abandon, trahison même de ses amis,
Voilà ce qui l’attend ; tous hors la loi l'ont mis.
Tant pis pour lui, tant pis pour sa folle marotte.
La raison a raison, surtout de Don Quichotte.
Quand l’Idéal est mort, on met au même rang
Poète, artiste, apôtre et chevalier errant.
Livres, traditions, flore d'une autre époque,
Pour vous faire revivre en vain on vous évoque,
Vous avez vu fleurir votre dernier printemps ;
En vous foulant aux pieds je marche avec mon temps.
Travaillant pour jouir, pour avoir toujours pleine
La coupe de bonheur où la nature humaine
A pu si rarement jusqu'ici s'abreuver,
Ce temps chercheur innove, et surtout veut prouver
Que de toutes les lois la meilleure à connaître
Est celle qui nous peut assurer le bien-être,
En faisant de la vie un plantureux repas,
Pourvu que les liqueurs de feu n'y manquent pas :
L'ardente volupté remplit ce dernier rôle.
Nul frein n'est imposé, car, soit acte ou parole,
On peut tout se permettre, en tout temps en tout lieu,
Hors le délit prévu de ressusciter Dieu.
Suivons donc ce courant où nous porte la foule.
On y change à ce point que, dans le même moule,
Afin de contenter envieux et jaloux,
Le même effacement nous égalise tous :
Il rogne et raplatit les plus forts caractères.
Semblables aux galets que roulent les rivières,
Qu'ils soient blancs, qu'ils soient noirs, de marbre ou de granit,
La force les brisa, la force les unit,
Sous le niveau commun d'une bassesse égale,
Qui n’admit d'autre Dieu que la force brutale.
Ils furent autrefois des sommets orgueilleux,
À de grandes hauteurs escaladant les cieux ;
Ils gardaient dans leurs flancs, à l'abri des orages,
L'humus accumulé par le travail des âges.
Là croissaient longuement les ombreuses forêts ;
Goutte à goutte à leurs pieds, des réservoirs secrets
S'emplissaient pour donner à la source azurée
Le tribut journalier d'une onde mesurée.
Les sols inférieurs au loin sont fécondés.
Un jour néfaste arrive où les monts dénudés
Voient tomber leurs grands bois. La hache sacrilège
Fait crouler ce rempart vivant qui les protège ;
Alors, chiens enragés, tyrans et conquérants,
Se déchaîne en grondant la meute des torrents.
En un jour emportés, des trésors séculaires
De détritus malsains comblent les estuaires
Et ne fécondent plus que des germes de mort.
Le roc a résisté ; mais le torrent, plus fort,
Finit par l’arracher de ses bases rongées,
Et le jette en débris aux plaines ravagées.
Renversé d'aussi haut, aussi bas descendu,
Je suis comme l'un d'eux : tout un monde perdu
Revient à mon esprit ; de ses hauteurs sereines,
Sur un large horizon il dominait les plaines.
Les bois mystérieux, les vallons reculés,
Ont des charmes secrets chaque jour révélés.
Aux plans inférieurs on voit flotter les nues,
Comme un aigle géant les ailes étendues ;
L'une d'elles parfois, sur le plus haut rocher,
Plane en l'entourant d'ombre ; elle y semble chercher
Comme une aire à l'écart pour couver la tempête.
Elle éclot, gronde, éclate, et le roc lui tient tête :
Le nuage en lambeaux se déchire, et l’azur
Apparaît plus brillant, plus profond et plus pur.
Les miasmes des lieux bas, la banale poussière
Qui monte des chemins où se creuse l'ornière
Ont fui devant l'orage ; et bois, sources et fleurs,
Se sont vivifiés en recueillant ses pleurs.
Factice ou non, la vie était là plus intense ;
On y souffrait aussi ; mais malgré la souffrance,
Le cœur au désespoir restait encor fermé.
Plus l'amour le remplit, mieux il se sent armé.
Quand il croit au bonheur pour autrui, pour lui-même,
Il est plus fort, plus large et plus grand, car il aime ;
De ses puissants ressorts pas un seul n'est usé ;
Il a tout ce qu'il faut pour être un jour brisé.
Brisé, n'ayant plus rien qui l'entraîne ou le guide,
Sans idéal, sans foi, sans amour, il est vide ;
Il ne sait plus vouloir ; incapable d'effort,
Sa liberté périt…. Mon cœur est-il donc mort !
Ne peut-on, homme fait, revenir aux chimères,
Au merveilleux conté par la bouche des mères
Et qui rendent l'enfant soumis et consolé.
Qu'on le regrette ou non, ce temps est écoulé.
Qu'il eût sa raison d'être et pour l'enfant ses charmes,
Il n'est plus, il n'est plus ! Nos haines ou nos larmes,
En rappelant des jours à jamais disparus,
Ne sont pour le présent qu'un supplice de plus.
De tous il en est un plus amer et plus sombre,
Et c'est le moins prévu. J'ai suivi le grand nombre
Et ne trouve partout qu'un désert sous mes pas.
Le cœur a ses raisons que la raison n'a pas.
Elle a beau l'exhorter à mieux voir, mieux connaître,
Faire sa part moins grande, à savoir se soumettre,
À ces raisonnements pour pouvoir le plier,
Qu'elle lui donne au moins le pouvoir d'oublier !
Un bruit de feuille sèche et de débris de roche
Me dit que quelqu'un vient. Je l'entends, il approche
Comme un fauve, à pas lents, et je ne sais pourquoi,
Ne me sentant plus seul, je tressaille d'effroi.
X. LE FANTÔME
Debout : et devant moi marche sans raisonner.
LE VOYAGEUR
Vous êtes bien hardi de me parler en maître :
Qui je ne connais pas et ne peut me connaître
Ici, pas plus qu'ailleurs, n’a d'ordre à me donner.
Être vivant, réel ou mensonger fantôme,
Dites-moi votre nom, ôtez ce voile noir.
LE FANTÔME
Non ! Je n’obéis pas aux paroles de l'homme.
C'est lui qui m'obéit, et nul n’a pu me voir
Si beaucoup m'ont connu. De quel nom je me nomme,
Tu le sauras bientôt en sachant mon pouvoir.
LE VOYAGEUR
Parle plus clairement, je suis las des énigmes.
À moins d'être un brigand, voleur de grand chemin,
Qui craint d’être plus tard connu de ses victimes,
On ne se cache pas ainsi d'un être humain !
LE FANTÔME
Être humain ! l'est-il bien, s’il perd son libre arbitre,
Si, ne croyant à rien, à nulle vérité,
Il ne conserve plus ombre de liberté ?
Être humain ! es-tu sûr d'en mériter le titre ?
LE VOYAGEUR
Que vous importe en somme, et qu'il soit mal ou bien
De vous déplaire ou non, vous, vous ne savez rien
De ce qu'au fond je suis ; le sais-je bien moi-même !
LE FANTÔME
Depuis longtemps déjà je te suis pas à pas,
Et puis voir dans ton cœur ce que tu n’y vois pas.
À l'instant tu l'as dit ; par cet aveu suprême
Tu viens de te livrer, et depuis cet aveu
Tu ne peux m'échapper ; c'est moi qui suis ton Dieu.
LE VOYAGEUR
Mon Dieu ! Fantôme horrible, as-tu donc pris sa place ?
LE FANTÔME
Quoi ! vis-tu jamais Dieu pour savoir aujourd’hui
Mieux qu'hier ce qu'il est ou n'est pas ? Comme lui
Je suis voilé ; qui donc reconnaît notre face ?
LE VOYAGEUR
Laisse-moi.
LE FANTÔME
Non jamais ! puisque tu m'appartiens.
Tu te trouves du reste en bonne compagnie,
Avec de grands savants et tous les simiens,
Des hommes d'aujourd'hui première colonie.
LE VOYAGEUR
Tu voudrais me railler : c'est l'auguste manie
Du plus fort, dont il faut mettre au-dessus de tout
Les caprices.
LE FANTÔME
Mais non ! l'antiquité si sage,
Les grands hommes souvent, les plus grands dieux surtout
N'ont pas cru s'abaisser en me rendant hommage.
Fais comme eux, c'est encor le parti le meilleur.
LE VOYAGEUR
Va-t’en et laisse-moi, car tu me fais horreur !
LE FANTÔME
C'est à tort, car jadis philosophe ou poète
Tinrent mêmes discours : tu les appris par cœur.
Pourquoi donc t'indigner lorsque je les répète ?
Suis-moi sans murmurer.
LE VOYAGEUR
Dans cet affreux chemin !
Non, je ne te suis pas, mais ta force m'entraîne.
LE FANTÔME
C'est trop vite gémir, car tu la sens à peine.
Le but à rencontrer se trouve un peu plus loin.
LE VOYAGEUR
Quel est-il ?
LE FANTÔME
Tu verras : ta marche chancelante
Quand tu seras plus près, par ton unique poids,
Deviendra plus rapide ; alors, seul cette fois,
D'un grand chemin tracé tu poursuivras la pente.
LE VOYAGEUR
Mais tu me fais trembler. Dans ces flots mugissants
J'aimerais mieux trouver la mort la plus prochaine,
Qu'en tes hideuses mains. De plus en plus je sens
D'un pouvoir inconnu la force surhumaine.
LE FANTÔME
Que ton esprit revienne à des pensers plus doux ;
Il semble avoir compris combien c'était folie
De vouloir résister.
LE VOYAGEUR
Cette fois je supplie :
Devant toi je suis prêt à tomber à genoux !
LE FANTÔME
Devant moi ! c'est en vain que le genou se plie ;
Car le cœur d'un avare et la pierre et l'acier
Restent moins sourds que moi pour qui les veut prier.
LE VOYAGEUR
Je n'irai pas plus loin, je le sens, je succombe.
LE FANTÔME
Erreur, ne te crois pas aussi près de la tombe ;
Tu dois aller plus loin, je te l'ai déjà dit.
LE VOYAGEUR
Qui me délivrera de toi, spectre maudit ?
Poèmes XI à XV (fin)
XI. CHUTE FATALE
LA FATALITÉ
Tu demandais mon nom. Celui de Dieu proscrit,
Le mien seul est resté : partout il est écrit.
LA MATIÈRE
Je suis la grande souveraine
Que la foule sait vénérer,
La seule que la race humaine
Reconnaisse sans murmurer,
Et toujours prête à m'adorer,
En baisant la main qui l'enchaîne.
De toute gêne et de tout frein
Elle sait que je la délie,
Ou du moins qu'elle les oublie
Lorsque je l'endors sur mon sein.
Quel qu’il soit, fût-il presqu'un ange,
Malheur à qui veut me dompter !
Il vient un jour où je me venge,
Car cette main sait souffleter.
La Raison, bien loin de me nuire,
A fait alliance avec moi,
Et ceux qu'elle tient à conduire
Sont les esclaves de ma loi.
Alors qu'elle devient déesse
Et veut trôner sur les autels,
C'est sous mes traits qu'elle s'empresse
De se dévoiler aux mortels.
Grâce aux sociétés occultes,
Aux pouvoirs par elles séduits,
Tous les temples des autres cultes
Me sont livrés ou sont détruits.
LA RÉVOLTE
J'ai pour augmenter tes fidèles
Mille moyens de persuasion :
Je commence par la prison,
Mais mes armes habituelles
Pour convaincre les plus rebelles
Sont le fer, le feu, le poison.
Avec un seul mot je soulève
Les masses au cœur indompté :
Ce mot, plus puissant que le glaive,
Est celui de la liberté.
Elles ont demandé justice,
Et le sang par elles versé
Doit consolider l'édifice
Depuis trois siècles commencé.
Le Dogme, épave mutilée,
Ne peut plus se tenir debout,
Et, dès la première mêlée,
Il recevra le dernier coup.
Avec lui meurt tout privilège
De naissance et de droit divin ;
Le vieux rempart qui les protège
N'est plus qu'un simulacre vain.
Pour les défendre il gronde, il tonne,
Avec des armes de rebut,
Qui ne peuvent toucher le but,
Et ne font plus peur à personne.
XII. SUPPLICE DE MÉZENCE
Qui sait quel temps dura cette effroyable chute !
Dans un instant d'angoisse un siècle peut tenir.
Si je savais du moins, comment, quand doit finir
Le monstrueux combat où sans espoir je lutte !
Même avant que mes yeux ne se fussent rouverts,
Cherchant à recouvrer mes sens et ma pensée,
Semblable au prisonnier s'éveillant dans les fers,
Je sentis d’un corps lourd la pesanteur glacée.
Il était un obstacle à me lever debout,
Et retombait toujours sur moi, quand tout-à-coup
Ce cadavre de femme épouvante ma vue.
Par quel raffinement de torture inconnue,
Sommes-nous tous les deux unis par ces liens ?
Car être brûlé vif, ou mourir sur la roue,
S'enfoncer lentement dans une mer de boue,
Sentir sa chair, ses os, dévorés par les chiens,
Rien ne peut égaler ce supplice sauvage
Qui m'étreint, haletant. Ah ! luttons avec rage,
Et brisons ces liens par un suprême effort.
En vain je me débats, le cadavre est plus fort.
Quel étrange lutteur, dans sa roideur soumise !
Il ne résiste pas, mais il me paralyse.
Loin de tous les vivants me faudra-t-il mourir,
Et n'en est-il pas un qui me peut secourir !
Appelons à grands cris ; dans ce désert aride
Pas un seul voyageur : c'est crier dans le vide.
Ah ! qui que vous soyez, passant, arrêtez-vous.
Vites-vous jamais rien d'égal à mon supplice ?
Tendez-moi par pitié votre main protectrice,
Je me jette à vos pieds, j'embrasse vos genoux !
Silence ! un cri répond... Quelqu'un... le ciel l'envoie...
Horreur ! c'est le vautour ; il convie à sa proie
Ses petits, affamés, courant au rendez-vous ;
Je le vois tournoyer au-dessus de ma tête ;
Bien que sûr de sa proie, il l'épie et la guette ;
Il sait que si l'attente a pu doubler sa faim,
Elle pourra dans peu lui doubler son festin.
Luttons encore, avant que le bruit de ses ailes
S'entende de trop près, que ses serres cruelles
S'enfoncent dans ma chair et m'arrachent le cœur.
Plus je lutte et plus lourd ce cadavre me presse ;
Et jusqu'à mes cheveux, que l'épouvante dresse,
Je me sens inondé d’une froide sueur.
Dire qu'on lit encor, dérision cruelle,
Sur ces traits envahis de livides pâleurs,
Sur ces yeux désormais sans sourires, ni pleurs,
Que la morte aujourd'hui, jadis dût être belle !
Mon supplice pourtant ne serait pas complet,
Si, souvenir saignant, dur et dernier soufflet,
Sur ces traits dévastés, sur ce morne visage,
Je ne reconnaissais !... Je n'ai plus de courage,
Et vais être témoin des ravages affreux
Qui vont se succéder, luttant d'horreur entre eux.
Autour de cette bouche et de ce sein d'albâtre,
Où parmi les parfums, les roses et les lys,
Tant de baisers ardents furent jadis cueillis,
Je vois surgir, s'étendre une teinte bleuâtre.
Bientôt dernier apprêt aux vautours, aux corbeaux,
Cette chair de ma chair va tomber en lambeaux !...
À qui m'eût dit jadis qu'une pareille scène
Devient réalité dans une vie humaine,
Que j'en serais moi-même acteur et spectateur,
J'aurais dit anathème à ce blasphémateur.
Mézence, gloire à toi, plus que jamais illustre,
Sur la liste de sang où, passés et nouveaux,
Si nombreux sont écrits les noms des grands bourreaux,
Le tien, grâce à Virgile, a gardé tout son lustre ;
Tu rehausses l'éclat de cette antiquité
Qui rejaillit sur nous, au moins par ce côté.
Peut-être en tout ceci rien n'est réel ; d'un rêve
Ce n’est que l'accident pénible et passager,
Et, vienne le réveil, je n'y dois plus songer.
Quand ma jeunesse en fleur était en pleine sève,
Combien de fois, après le jour le plus heureux,
Par contraste, la nuit, un songe monstrueux
Digne de figurer dans les cercles du Dante,
Remplissait mon esprit de deuil et d'épouvante,
Puis s'évanouissait aux regards du soleil.
Je respire... Je suis dans un profond sommeil.
C'est la nuit, un rayon de la lune incertaine,
Entre ces grands rochers, jusqu'à moi glisse à peine.
Ah ! qu'il me tarde donc de revoir le matin !
Que dis-je ? Cette nuit aura-t-elle une fin !
Sais-je donc où je suis pour attendre une aurore ;
Du monde des vivants fais-je partie encore ?
Le supplice, le lieu, tout ne me dit-il pas
Que je suis enfoncé dans un de ces abimes
Où nous devons trouver, après notre trépas,
Le châtiment promis des fautes et des crimes ?
Non ! non ! il n'est pas vrai que les morts souffrent tant !
Non, non, cela n'est pas, cela ne peut pas être.
Quel frisson de terreur fait trembler tout mon être !
Grand Dieu, je souffre trop pour n'être pas vivant.
XIII. LES GÉNÉRATIONS DU MAL
UN SAVANT
Sur le surnaturel, tout un vaste programme
Depuis dix-huit cents ans a voulu s'étayer,
Mais l'examen des faits arrive à le nier.
Le divin ! l’absolu ! Dieu ! la substance ! l’âme !
Pure hypothèse. Quoi, vous affirmez la flamme
Sans pouvoir nulle part en montrer le foyer !
Dans l'abîme à mes pieds, l'abime sur ma tête,
Dans l'organisme humain, dans celui de la bête,
Dans la vie et la mort, en vain je l'ai cherché ;
Hors ce monde tangible où la clarté s'est faite,
Tout reste obscur, vague et caché.
LE SPHYNX
Apercevant au fond d'une coupe de verre
Le reste d'un breuvage au parfum tentateur,
Une abeille y descend ; comme au sein d'une fleur,
L'aspire goutte à goutte, et jusqu'à la dernière,
Sans songer à sortir du calice trompeur.
Elle y songe pourtant quand sa soif est calmée ;
En voyant la lumière elle croit au retour.
Cent fois de sa prison elle refait le tour,
Et la maudit cent fois pour l'avoir trop aimée.
L'obstacle transparent laissait passer le jour,
Mais toute issue était fermée.
DANSE DES SEPT FILLES DU MAL
Chœur
Mortels, venez, chantez en chœur ;
Mêlés à la joyeuse ronde,
N'attendez rien d'un autre monde,
Plus mauvais, égal ou meilleur.
Des maux dont vous seriez la proie,
Par nous vous êtes préservés :
S'il vous reste encor quelque joie,
C'est à nous que vous la devez.
C'est ce fortuné privilège
Qui fait de vous nos alliés,
Lui seul vous reste et vous protège
Quand les autres sont oubliés :
Nul obstacle ne nous arrête,
Puisque nous tenons dans la main
Les clefs de la porte secrète
Qui donne sur le cœur humain.
Pendant que les cultes modèles
Gardent si peu d'adorateurs,
Le nôtre choisit ses fidèles
Dans les rangs de leurs déserteurs.
Les temps antiques et plus sages,
Nous avaient dressé des autels ;
Le présent nous rend des hommages
Moins apparents, aussi réels.
Soli
L'ENVIE
Je tiens les hommes par l’envie :
C'est elle qui les fait mouvoir
Et convoiter toute leur vie
Les biens qu'ils ne peuvent avoir.
L'AVARICE
Sans rien envier à personne,
J'offre un bonheur à peu de frais :
L'avare qui jamais ne donne
Jouit des dons qu'il n'a pas faits.
LA COLÈRE
Lorsque la force s'exagère
Son droit d'insulter tous les droits,
Je donne au vaincu la colère,
Qui les brise tous à la fois.
LA GOURMANDISE
J'enseigne à comprendre la vie,
Et grâce à moi le genre humain
Fait d'une table bien servie
Le but unique, souverain.
LA PARESSE
À ceux que le travail enchaîne
Je ne veux donner qu'un conseil :
À quoi servira tant de peine,
Pour dormir du dernier sommeil !
LA LUXURE
Sur moi repose l'édifice
Des lois qui règlent l'univers ;
Mon nom, absent du frontispice,
Est toujours écrit au revers.
L'ORGUEIL OU LA SUPERBE
Mes sœurs, je marche à votre tête ;
C'est moi qui fais les premiers pas,
Et sans ma première conquête,
Les vôtres n'existeraient pas.
Chœur
Venez à la joyeuse ronde,
Venez, mortels, chantons en chœur ;
Ne craignez rien d'un autre monde,
Plus mauvais, égal ou meilleur.
Des maux dont vous seriez la proie,
Par nous vous êtes préservés :
S'il vous reste encor quelque joie
C'est à nous que vous la devez.
L'HOMME OÙ L'ÂME
Au-dessus du sépulcre où le sort m'abandonne
J'entends un bruit confus de clameurs et de voix ;
Du séjour des vivants c’est l'écho qui résonne :
Vient-il pour m'insulter une dernière fois ?
D'un côté le roc nu et de l’autre l'abime,
En face du destin, impassible et cruel,
Du Sphynx accoutumé de railler sa victime ;
Le savant qui ne croit qu'au monde matériel,
Et qui comptant parmi ses plus belles conquêtes
De mettre au même rang les hommes et les bêtes,
Nous rive à cette terre en dépeuplant le ciel.
Aussi, partout le faux, le vice, la ruine,
Partout cette laideur, semence et fruit du mal,
Nulle part la Beauté, cette plante divine,
Qui ne saurait fleurir qu'aux champs de l'Idéal.
Les fuir, c'est pour tomber dans ce lugubre impasse,
Où manque l'air vital, la liberté, l'espace ;
Où la raison se perd sans but et sans soutien ;
Où l'esprit s'atrophie, où notre cœur se glace ;
Où l'être tout entier se dissout dans le rien,
Fier de vivre sans Dieu, pour mourir comme un chien.
PRIÈRE
Je ne veux pas, mon Dieu, s'il en est temps encore,
Vivre et mourir ainsi, toi que j'ai renié :
Ô Christ, Sauveur unique, accorde ta pitié
À ce cœur trop brisé, qui de nouveau t'implore !
Qui donc, si ce n'est toi, pourra briser les fers
Qui me tiennent captif aux flancs de cette morte ?
Toi qui vainquis la mort, descendis aux enfers,
Et qui, nouveau Samson, en as brisé la porte.
Puissé-je, comme toi, sorti de mon tombeau,
Renaître tout entier pour cette ère féconde
Qu'on vit naître et grandir autour de ton drapeau
Qui porte dans ses plis la fortune du monde !
XIV. INTERCESSION MATERNELLE
Vous qui voyez couler les larmes d'une mère,
Exaucez-moi, Seigneur, vous pouvez les sécher :
Mon fils fut autrefois enfant de la lumière ;
Des ombres de la mort il le faut arracher.
Si vous ne lui prêtez votre appui secourable,
À quoi peuvent servir et mes vœux et mes pleurs ?
S'ils avaient pu suffire à vaincre le coupable,
Depuis longtemps déjà, les miens seraient vainqueurs.
Pendant les jours heureux où j'étais son égide,
Sa volonté suivit son cœur vers l'Idéal ;
À tous les dévouements que l'honneur prend pour guide,
Sans avoir à changer il se trouvait égal.
Aux généreux desseins, à toute noble cause,
Pour lesquels en plein jour il est urgent d'agir,
Celui-là seul est prêt, conçoit, entreprend, ose,
Qui de honteux liens ne se sent pas rougir.
Mais, un jour, attardé par des amours mortelles,
Oubliant qu'il était votre fils et le mien,
Oubliant votre loi, mes leçons maternelles,
Il veut rétrograder jusqu'au monde païen.
Servile imitateur d'une grandeur éteinte,
Ou sceptique orgueilleux au sourire moqueur,
Cette grandeur l'abaisse et cette joie est feinte ;
Il souffre ; un mal secret a gangrené son cœur.
Ce n'est jamais en vain qu'un vivant s'inocule,
Des hôtes des tombeaux le putride ferment :
Sa marche en avant cesse, ou dévie, ou recule ;
S'il dit qu'il est plus libre et qu'il progresse, il ment.
Aveugle comme ceux que la révolte tente,
Et qui vont jusqu'au bout par dépit ou fierté,
Il a roulé meurtri sur la fatale pente,
Où ne s'arrête plus l'être sans liberté.
Et, vision d'horreur qui me glace et me navre,
Ce germe de la mort, grandi, déifié,
Apparaît maintenant sous les traits d'un cadavre,
Qu'il va traînant partout par des chaînes lié.
Oh ! ne détournez pas votre face adorée,
Des âmes en détresse, 0 grand consolateur,
Vous qui cherchiez jadis la brebis égarée,
Vous qui nous avez dit : Je suis le bon pasteur.
Il est temps, ou bientôt la hideuse torture,
Qui flétrit et qui broye et son âme et son corps,
De ce qu'on peut souffrir passera la mesure,
Et mon fils bien-aimé sera parmi les morts.
Mais non ; du repentir j'entends l'heure qui sonne,
L'airain frappé s'éveille et répond en vibrant :
C'est votre nom, Seigneur, qui dans l'âme résonne,
Quand c'est vous qui frappez le divin instrument.
Lorsque, persévérant dans votre sainte voie,
Le juste est pour le ciel un spectacle si doux,
Quatre-vingt-dix-neuf même y causent moins de joie,
Qu'un seul pécheur, un seul, quand il revient à vous !
Quand il revient à vous de la limite extrême,
Où peut aller l'oubli de votre nom divin ;
Rien n'est plus éloquent que son exemple même,
Pour ceux qui, comme lui, sont hors du droit chemin.
Alors non-seulement leur fervente prière
Remontera vers vous criant : Seigneur, Seigneur,
Mais ils travailleront au grand œuvre du père,
Que pour gagner le ciel vous avez dit meilleur.
Vierge Sainte, appuyez mon ardente supplique ;
J'espère en vous, déjà je vous vois adresser
Au Sauveur, votre fils, ce regard angélique
Qui contient la prière et la fait exaucer.
XV. VISION DE L'AVENIR
LA SCIENCE
De ce globe terrestre aux planètes lointaines,
Du pygmée au géant, de l'herbe au chêne altier,
Des ruisseaux à la mer, de la montagne aux plaines,
Mes regards sont fixés sur l'univers entier.
De tout être créé j'attends une lumière :
Qu'il soit grand ou petit, c'est un révélateur ;
De quelqu'ordre qu'il soit, pur esprit ou matière,
Il est signé du même auteur.
Pour les mieux pénétrer, j'assemble ou décompose
Des innombrables corps les éléments divers ;
Je les suis pas à pas dans leur métamorphose,
Et gouverne à mon gré leurs agents découverts.
Entendez-les gronder dans leur cage ébranlée,
On dirait des lions rendus de l'homme amis,
Et sachant contenir leur force accumulée
Pour servir qui les a soumis.
Courant sans m'arrêter, de merveille en merveille,
Plus je découvre et plus il reste à découvrir :
Listes et classements qui se fermaient la veille,
À de nouveaux trésors demain doivent s'ouvrir.
Sous leur masque changeant, apparent phénomène,
Malgré leur petitesse ou leur immensité,
Ma raison les poursuit, les juge et les ramène
À la grande loi d'unité.
Mais que servira-t-il d'accroitre ma puissance,
De me rendre vainqueur de l'espace et du temps,
Si rien de plus ne vient ranimer l'espérance
Et l'amour et la foi dans les biens que j'attends ?
Sous la main qui créa le mouvement, la force,
Sans lesquels rien ne fut, n'est, ni sera jamais,
La science et la foi, renonçant au divorce,
S'unissent enfin dans la paix.
LA LOI
Je vois les faits humains, les compare et les juge ;
Et mes yeux vigilants qu'on ne saurait tromper,
Découvrent le coupable, et je suis le refuge
De ceux qu'il calomnie ou qu'il cherche à frapper.
Pour détourner les coups ou déjouer le piège
Que la force brutale ou la mauvaise foi
Dans l'ombre ont préparé, je poursuis ou protège :
Je suis le droit, je suis la loi.
C'est pourquoi tout le monde est censé me connaître,
Et lorsque l'on m'invoque et me prend à témoin,
Nul de me décliner ne peut être le maître ;
Mon image est en lui comme un cachet divin.
En vertu de quel droit arrêter le coupable,
Le juger, condamner et sévir contre lui,
Si le flambeau divin, qui seul rend responsable,
Dans sa raison n'a jamais lui ?
Aussi, c'est pour cela que ma main de justice,
Sait qu'elle peut trouver un glaive à mes côtés ;
Il faut qu'elle ait la force, il faut qu'elle sévisse,
Il faut que ses arrêts soient de tous respectés.
Cette force, c'est Dieu qui me l’a confiée,
Et ses commandements en sont les vrais soutiens ;
Sans eux c'est vainement qu'elle est déifiée,
Moi, c'est d'eux seuls que je la tiens.
Saluons le vrai jour du droit qui va renaître,
Et s'il fut précédé de tant de jours mauvais,
L'esprit humain s'éveille enfin pour reconnaître
À de nombreux débris tous les maux qu'ils ont faits.
S'il n'est plus aveuglé par les miasmes putrides
Qui, sous un voile épais, cachaient la vérité ;
S'il n'entend que ma voix pour lui servir de guide,
Il peut marcher en liberté.
L'ANGE DE LA DÉLIVRANCE
Dieu le veut ! J'obéis. Il faut purger le monde,
Depuis trois siècles entaché
Par le contact forcé de ce cadavre immonde,
Hors de son sépulcre arraché.
Grâce à des soins savants, cette inerte dépouille
Reçut un nouveau vêtement ;
Comme un fer déterré dont on frotte la rouille,
Elle brilla pour un moment.
Devant ce faux éclat, la vérité suprême,
Qu'apporta le Christ rédempteur,
Vit d'un voile de deuil couvrir son diadème,
Et le mensonge fut vainqueur.
Fêté comme un progrès par les académies,
Il fut si fort et si savant,
Qu'il sut faire adopter ses inertes momies
À la place du Dieu vivant.
Et l'on chantait : « Salut à l'aube renaissante
Des beaux jours de l'antiquité ;
La nuit du moyen-âge est enfin décroissante,
Bientôt il n'aura plus été !
Que tout ce qui s'est fait sous son ténébreux règne
Tombe à cette heure de réveil ;
C'est ainsi que l'on chasse, on oublie, on dédaigne
Les rêves d'un pesant sommeil.
Il faut recommencer ou refaire l'histoire,
Un jour de Renaissance a lui ;
Et nous répudions comme fausse la gloire
Qui ne relève pas de lui.
Jésus de Nazareth est hors de la mesure
Prescrite par les érudits :
D'un Grec ou d'un Romain il a trop peu l'allure ;
Qu'il se cache comme jadis.
Qu'il reste à la rigueur au fond des sanctuaires
D'un éclat plus neuf revêtus,
Car nous abandonnons au peuple, aux gens vulgaires,
Les saints, leurs noms et leurs vertus.
Que ces vieux monuments dont le christianisme
Croyait nous avoir enrichis,
Pour ne pas trop mentir à notre paganisme,
Soient par nous refaits ou blanchis.
Si changer de drapeau, rebâtir les murailles,
Est un travail de quelque prix,
Il nous faudra livrer de plus rudes batailles
Pour renouveler les esprits ;
Afin que tout renaisse et que tout se transforme,
La science, les mœurs, la loi,
Nous irons plus avant : il faut que la réforme
Touche au domaine de la foi.
Des privilégiés le nombre était la proie ;
Qu'il proclame l'égalité
Et nous marcherons vite en cette large voie
De progrès et de liberté ! »
Cessant d'être chrétiens, sans devenir antiques,
Droit, pouvoirs, mœurs, lois et beaux-arts,
Tomberont avilis dans les mains despotiques
Du nombre inepte ou des Césars.
Et nul ne vit du mal la première racine,
Croissant et s'étendant au loin,
Et les plus haut placés, à leur propre ruine
Travaillaient de leur propre main.
Un seul les avertit. Son ardente parole
Dans un désert parut prêcher ;
Pour avoir seul raison, le grand Savonarole
A dû périr sur le bûcher.
Il avait annoncé que le retour funeste
Au passé du monde païen
Serait comme un ferment de discorde et de peste
Dans le sang du peuple chrétien ;
Mais ce peuple, alléché par la fausse promesse
De retourner à l'âge d'or,
Depuis ces trois cents ans souffre et lutte sans cesse
Pour tomber et lutter encor,
Semblable au patient étendu sur sa couche,
Et cherchant en vain le repos.
Jusqu'au suprême effort qui vomit de sa bouche
Le poison qui ronge ses os,
Jusqu'à ce que lassé des charlatans, ses maîtres,
Et se trouvant assez puni,
Il retourne fidèle au Dieu de ses ancêtres,
Trop longtemps de son cœur banni.
Alors s'apaiseront les menaces, les plaintes,
Des peuples vivants condamnés
À subir, mutilés, des nations éteintes,
Les codes faux et surannés.
Alors est dénoncé de tant d'erreurs malsaines
Le foyer pestilentiel.
Les anciens dieux sont morts : sociétés humaines,
Adorez le seul Éternel.
Toi, spectre du passé, quitte enfin cette terre,
Et dans l'océan de l'oubli,
Loin des enfants du Christ, des fils de la lumière,
Reste à jamais enseveli.
XVI. SURSUM CORDA !
VOIX LOINTAINES DES MONTAGNES ET DES FORÊTS
Chœur.
Reviens auprès de nous, quitte l'âpre rocher
Qui, pendant trop longtemps, t'a servi de retraite ;
Tes liens sont brisés ; debout, tu peux marcher :
Désormais la lumière est faite.
Reviens auprès de nous, regagne les hauteurs,
Mieux que par le passé tu pourras les atteindre ;
Chante ta délivrance et cesse de te plaindre :
Plus que jamais en haut les cœurs.
L'ÂME OÙ L'HOMME
Le jour a pénétré dans ma prison obscure,
Avec lui l'atmosphère est moins froide et plus pure ;
Le cadavre n'est plus à mes flancs attaché,
Il est rentré sous terre, où, de nouveau caché,
Comme il convient aux morts, il a repris le suaire
Que gardait son tombeau dix-huit fois séculaire,
Dieu veuille que jamais il n'en puisse sortir !
Mais d'où viennent ces chants que j'entends retentir ?
LA FOI, L'ESPÉRANCE, LA CHARITÉ
Chœur
Ils viennent d'un côté que tu suivis naguère,
Où sans nous séparer nous marchons toutes trois ;
Mais la nuit nous fait fuir, et toutes à la fois
On nous voit revenir où revient la lumière.
Saluons ton retour de nos chants les plus doux,
Car tu reviens vers elle en revenant vers nous.
Nous sommes des humains les compagnes fidèles,
Plus ils le sont pour nous, plus ils nous trouvent belles,
Même en dépit des ans qui n'épargnent que nous.
Saluons ton retour de nos chants les plus doux.
L'ÂME OÙ L'HOMME
Ô paroles de foi, d'amour et d'espérance,
Oui je vous reconnais ; je sais d'où vous venez,
Ce que vous promettez et ce que vous donnez.
Je l'avais su naguère aux jours de mon enfance,
De ma jeunesse heureuse... Ah quel âpre chemin
Attend celui qui perd votre flambeau divin ;
Il s'égare aux détours d'un ténébreux dédale.
Et meurtri sous les coups d'une lutte inégale,
Il s'enfonce vivant dans l'ombre de la mort.
Mais si j'entrai sans vous dans la route fatale,
Avec vous aujourd'hui je sais comme on en sort.
Notre raison, sans vous, c’est le désert de glace
Où nul sentier ne guide, où séjourne la nuit :
L'heure à l'heure s'ajoute, et celle qui la suit
Pour mesurer le temps ne laisse aucune trace.
Mais qu'en suivant son cours, le soleil à nouveau
Pénètre en ce désert et l'échauffe et l’éclaire,
Et du sol fécondé, naguère froid tombeau,
Les germes soulevés en cherchant la lumière
Retrouvent avec elle et feuillages et fleurs.
Trop longtemps exilés, les oiseaux voyageurs,
Qui savent un printemps pour eux tout près d’éclore,
Reviennent en chantant leurs chants les plus joyeux.
Ainsi la nuit du mal vous cachait à mes yeux ;
Elle fuit, je vous vois ; une nouvelle aurore
Illumine le ciel, et de ses rayons dore
Le haut de cet abîme où je tombais si bas,
Sauvegardé par eux du danger de descendre,
Je veux monter toujours pour mieux voir, mieux comprendre
Ce que je voyais mal ou je ne voyais pas.
LA FOI
Plongeant dans l'infini, cet océan immense
Que la raison tremblante ose à peine sonder,
Vers un point fixe et sûr la Foi sait la guider,
Car, Dieu présent partout, qu'importe la distance ?
À tes côtés dès le berceau,
Je te montre l'unique étoile
Qui doit orienter ta voile
Pour naviguer en paix jusqu'au port : le tombeau.
L'ESPÉRANCE
Pour l'aider, à ton bord l'Espérance s'engage,
Et, ses regards rêveurs fixés dans le lointain,
Elle dit, pour charmer la longueur du chemin,
Quel bonheur se rencontre au terme du voyage.
Mais il arrive trop souvent
Que sa voix n'est pas écoutée,
Et que la barque démontée
Dérive sous l'effort de la vague et du vent.
LA CHARITÉ
Rien n'est désespéré, car la Charité brave
Et des flots et des vents les plus grandes fureurs,
Elle a pour inventer les moyens sauveteurs,
Des ressources sans fin, surtout quand on l’entrave.
Les vents se calment à son gré
Dès qu'elle a déployé ses ailes,
Où, s'ils veulent rester rebelles,
Ne la poussent que mieux vers le but désiré.
LES QUATRE VERTUS CARDINALES - LA PRUDENCE, LA TEMPÉRANCE, LA FORCE, LA JUSTICE
Chœur
Rien de solide et de durable
N'existe sans notre concours :
Qui veut fonder sans nous, fondera sur le sable.
Ce que nous bâtissons, des ans brave le cours.
Rien de solide et de durable
N'existe sans notre concours.
LA PRUDENCE
Je sonde à chaque pas, pour avant tout connaître
Le terrain sur lequel je suis ;
J'ai l'amour du certain et l'horreur du peut-être,
Et ne veux que ce que je puis.
Qu'on fasse miroiter les plus brillants mirages
Pour me séduire ou m'ébranler,
Sous mon œil vigilant, leurs vains échafaudages
Ne tardent pas à s’écrouler.
LA TEMPÉRANCE
Je veille à ce trésor que chaque créature
Reçut le droit de dépenser,
Et partout où je suis j'enseigne la mesure
Qu'on ne peut en vain dépasser.
Hors de son but, la sève agit en pure perte ;
Bientôt la plante dépérit,
Les fleurs tombent du haut de sa couronne verte,
De ses fruits pas un ne mûrit.
LA FORCE
La volonté sans moi se connaît et subsiste,
Mais sans moi ne saurait valoir ;
Impuissante à dompter l'obstacle qui résiste ;
Avec moi, vouloir c'est pouvoir.
Agent mystérieux et qui meut toute chose,
Délégué par le Créateur,
Je ne suis qu'un effet, une seconde cause,
L'esprit seul est premier moteur.
LA JUSTICE
La justice est la seule et sûre sauvegarde
Qui fait respecter tous les droits ;
Elle agit lentement parce qu'elle y regarde,
Avant de juger, à deux fois.
Je dois de mes trois sœurs réclamer l'assistance,
Car avec elles je peux tout :
Mépriser le péril, dompter la résistance,
Me faire obéir jusqu'au bout.
Chœur
Rien de solide et de durable
N'existe sans notre concours :
Qui veut fonder sans nous, fondera sur le sable.
Ce que nous bâtissons des ans brave le cours.
Rien de solide et de durable
N'existe sans notre concours.
L'ÂME OU L'HOMME
Ces accents généreux, leur céleste harmonie
Chassent le souvenir de ces chants d'ironie
Aux perfides conseils, aux mensongers accords,
Qui raillaient ma misère, insultant au remords.
J'ai lutté contre lui ; sa force vengeresse
Finit par triompher ; d'elle-même maîtresse,
Mon âme, grâce à lui, recommence à s'ouvrir,
Et ce qui semblait mort est prêt à refleurir.
Si des liens tombés je sens encor la trace,
Elle me rend plus chers la liberté, l'espace,
Les larges horizons, l'azur du ciel si beau,
Dont je ne vois encor qu'un trop étroit lambeau.
Montons, montons plus haut, afin qu'il s'élargisse :
J'étais donc bien avant au fond du précipice,
Car j'ai peine à franchir ses abruptes remparts ;
Ils s'écartent pourtant déjà de toutes parts :
La lumière agrandie, et les voix moins lointaines,
Arrivent jusqu'à moi plus vives et plus pleines.
BÉATRIX
Coupable repentant, et déjà pardonné,
Reviens vers le pasteur des âmes en détresse ;
Plus elles ont souffert, plus il leur est donné,
Plus près de son cœur il les presse.
Mon souvenir vivant dans le fond de ton cœur,
Les larmes si souvent par ta mère versées,
Les prières pour toi vers le ciel adressées,
Le regret d'un passé meilleur,
Ont de ta volonté débile et presque éteinte
Ravivé la vigueur, retrempé le ressort,
Lorsque tu subissais dans leur dernière étreinte
Les embrassements de la mort.
Et quand désespéré, réduit à l'impuissance,
Tout prêt à défaillir tu luttais vainement,
Des docteurs insensés dataient ta renaissance
De ce hideux embrassement.
As-tu bien mesuré dans quel profond abîme,
Quel chaos sans issue et quelle sombre nuit,
Quelle inintelligence haineuse, aveugle, intime,
L'oubli du Christ t'avait conduit ?
S'il t'en coûta si cher de rester en arrière,
Ne retourne jamais vers le monde païen :
Marche vers l'avenir, marche en pleine lumière,
Enfant du Christ, reste chrétien.
Souviens-toi des leçons, des caresses données,
Veillant ou souriant autour de ton berceau ;
Souviens-toi du réveil de tes jeunes années,
Aux chastes visions du Beau ;
De ton premier chagrin, de ce sombre nuage
Qui versa dans ton cœur un douloureux effroi,
Quand vint le dernier jour de ce pèlerinage
Que je dus finir avant toi.
L'ÂME
Le mien ne pourrait-il finir aujourd'hui même :
Le ciel s'ouvre à mes yeux, n'est-il pas où l'on aime ?
BÉATRIX
Le temps n'est pas venu de jouir à l'écart.
La souffrance et la lutte écrasent cette terre ;
C'est un devoir viril pour toi d'y prendre part ;
Loin de planter ici ta tente solitaire.
Quelque chose de plus que des vœux, des regrets,
Devra remplir ta vie, inspirer tes pensées ;
Pour le salut commun tous doivent être prêts,
Tant les malheurs sont grands et les âmes blessées.
Laisse-là les oisifs et les inconscients,
Vaniteux au cœur froid, à la cervelle vide,
Qui ne voulant rien voir des choses de leur temps,
Préparent à loisir leur propre suicide.
Ils regardaient en paix les nuages passer,
Étendus mollement sur le bord de la grève,
Et ne soupçonnaient pas qui les pût menacer,
Quand déjà le flot monte et le nuage crève.
Aux rares gens de cœur qui criaient : « Gare à vous !
« C'est le moment d'agir, debout, voilà l'orage ! »
Ils disaient fièrement : « Que nous importe à nous,
Sommes-nous donc chargés des soins du sauvetage ? »
Car les secours d'en haut, pensent-ils, leur sont dus.
C'est bien le moins qu'ils aient gardé ce privilège.
Ne voyant rien venir et se croyant perdus,
Devant le flot qui gronde et de près les assiège ;
Au lieu de s'accuser, ils accusent celui
Sur lequel ils comptaient, pour avoir la dispense
De prévenir le coup qui les frappe aujourd'hui,
D'autant plus durement qu'ils étaient sans défense.
Croient-ils donc que la foi les exempte d'agir,
Et qu'ils gardent le droit, quand le péril les presse,
De compter qu'un miracle à leurs veux va surgir ?
Non ! Dieu n'accorde pas de prime à la paresse.
Entre les deux croyants dont le Christ rédempteur
Parle, quel est celui qu'il signale et préfère ?
Est-ce celui qui dit le plus souvent : Seigneur ?
Non ! c'est celui qui fait les œuvres de son Père.
Ressemble à ce dernier et fais l'œuvre de Dieu,
C’est celle que le Christ pour lui-même a choisie,
Celle qui peut se faire en tout temps, en tout lieu ;
Elle est le grand devoir, la grande poésie
Qui trempent bien les cœurs dignes d'elle et de lui,
Exigeant avant tout qu'on se donne soi-même,
Que nul ne se résigne à voir souffrir autrui,
Qu'on veuille, qu'on travaille, en un mot, que l'on aime.
C'est cet amour viril qui fait le vrai savoir,
Fonde l'autorité, fait les grands caractères
Indépendants de tout, excepté du devoir,
Et rend les nations et fécondes et fières.
Comme il reste toujours aux temps les plus mauvais
Des devoirs à remplir et des droits à défendre,
Sois toujours sur la brèche et n’abdique jamais,
Sinon l’aide du Ciel se ferait trop attendre.
Deviens d'abord meilleur, tu deviendras plus fort
Pour faire au mal la part de plus en plus petite ;
Avec ou sans succès, n'interromps pas l'effort :
Rien ne vaut que par lui, c'est par lui qu'on mérite.
Ne te résigne pas quand tu peux résister,
Saisis avec vigueur toute arme légitime ;
Apprendre à s'en servir vaut mieux que protester ;
Il sera toujours temps de tomber en victime.
Ne maudis pas ton temps ; dans sa marche ici-bas,
Bien loin d'être vieilli, le genre humain commence ;
Reculant sur un point, il ne s'arrête pas,
Par un côté toujours il progresse et s'avance.
Quand il connaîtra mieux le Christ, son vrai Sauveur,
Il verra s'accomplir la divine promesse,
Celle d'un seul troupeau, celle d’un seul pasteur,
Celle où tout homme est frère, où l'esclavage cesse.
Puisque tu crois en Dieu, crois à la liberté ;
Deviens digne d'aimer, de connaître et de suivre
Du bien, du vrai, du beau, l’immortelle clarté,
Pour laquelle ton âme est créée et doit vivre.
FIN
Toulon, 10 septembre 1880.
Louis JANMOT.