Alexandre Charpentier (1856-1909). Naturalisme et Art Nouveau
"Ses recherches curieuses dans toutes les branches de son art"
L'évolution de la carrière de Charpentier est en soi une curiosité. Tenté par la sculpture, le jeune homme se voit contraint d'apprendre la gravure en médailles à l'Ecole des beaux-arts. Il débute, à 21 ans, avec un minuscule médaillon représentant le portrait de sa mère. Mais son premier coup de maître, en 1883, est un imposant bas-relief, Jeune mère allaitant, la figure est grandeur nature. Cependant, en la réduisant et en l'éditant ensuite en plusieurs tailles, voilà que Charpentier revient à l'art du médailleur. Puis, à partir de 1893, en appliquant ce relief sur un meuble à layette, il fait oeuvre de décorateur, voie vers laquelle il semble vouloir véritablement se diriger.
A la fin de sa carrière, Charpentier revient à la médaille, notamment pour la Société des Amis de la médaille française, ainsi qu'à la statuaire. Malheureusement, ses oeuvres monumentales - Narcisse, La Famille heureuse, les monuments à Charlet et à Zola – ont disparu. Seul demeure le grand relief en grès des Boulangers, mais dans un square discret de Paris.
"Bas-relièfeur"
Ce qui unit la plupart des créations de Charpentier, de la médaille au grand bas-relief, de l'objet en métal ou en céramique au meuble en bois, c'est la pratique du relief, où il excelle. Lui-même préfére se définir comme "bas-relièfeur". On on peut affirmer qu'avec l'Italien Leonardo Bistolfi (1859-1933) et l'Américain Augustus Saint-Gaudens (1848-1907), Alexandre Charpentier a été l'un des meilleurs bas-relièfeurs de la fin du siècle.
"L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique"
A priori, Charpentier n'est pas l'homme de l'oeuvre unique. Quand ses créations sont isolées, c'est qu'elles sont d'ordre personnel, ou bien si coûteuses qu'il n'a pas pu les dupliquer. C'est le cas de la plupart de ses meubles, comme le Piano et l'Armoire à quatuor. Parfois encore, il ne souhaite simplement pas réitérer ses efforts, comme pour la Fontaine lavabo.
En cette fin de siècle, l'oeuvre d'art est entrée, selon la formule de Walter Benjamin, dans "l'époque de sa reproductibilité technique". Charpentier prône naturellement l'édition de ses créations. Non pas en "un nombre infini d'exemplaires", mais en "délimit[ant] scrupuleusement le chiffre". Il fait alors le choix de matériaux et de techniques bon marché, pour parvenir à un coût de production et un prix de vente raisonnables.
Le "mobilier de sculpteur"
Les créations de Charpentier dans le domaine du mobilier et de la décoration ont suscité des réactions mitigées et sont moins bien considérées que celles des architectes et dessinateurs. Que lui reprochait-on ? Essentiellement la diversité, signe d'"une fantaisie déréglée". Mais peut-on blâmer Charpentier d'avoir sans cesse expérimenté et puisé à des sources multiples ?
Reconnaissons à l'artiste le mérite d'avoir mis sa "fantaisie" au service de commandes bien particulières. En effet, plusieurs de ses meubles tiennent de la gageure. Les placards et les étagères de l'Armoire à quatuor, hauts et profonds, permettent de stocker partitions et archets, qui ne méritent pas d'être vus. Les instruments au contraire sont exposés derrière des vitres. Ce meuble unique combine merveilleusement le beau et l'utile.
Pour son Billard, Charpentier renonce à la marqueterie, qui était d'usage. Il réfléchi à un moyen d'exploiter dans un but décoratif l'obligation de faire tomber les boules dans les angles. C'est alors qu'est née l'idée de les recueillir dans les drapés des danseuses, le bronze étant suffisamment solide pour résister à leur chute répétée.
"Statuaire amovible"
L'Art Nouveau est le triomphe de l'objet et les sculpteurs y ont fortement contribué. Que propose Charpentier ? "Une sorte de statuaire amovible de petite dimension", selon la formule de Camille Mauclair. Sa spécialité est de choisir un objet de forme traditionnelle - pichet, sucrier, boîte aux lettres, balayette... - pour lui appliquer un décor sculpté qui lui confère de l'originalité. Le relief est installé souvent en forte saillie, jusqu'à la ronde-bosse.
Mais Charpentier ne donne jamais dans la vulgarité ou l'ostentation. Il livre "de menues et graciles ciselures", des figures féminines à la sensualité discrète. Ses personnages ont le mérite de la dignité et même de la gravité, loin des sourires accrocheurs de tant de bibelots Art Nouveau. Leur charme réside curieusement dans le fait qu'ils ne manifestent aucune expression, si ce n'est de la concentration et de la sérénité.
Toujours dans l'action, même lorsqu'ils méditent ou contemplent, ils dégagent présence et énergie communicative et sont plus que des ornements.
"Vénus blanchisseuse"
Le naturalisme de Charpentier ne s'exprime pas seulement par ses thèmes : mères allaitant et jeunes enfants, ouvriers et médecins, portraits des grands et petits maîtres du naturalisme littéraire. Il s'affirme aussi par le choix de modèles anticlassiques. Son bel idéal n'est pas celui de l'Académie, mais de la rue. Des modèles populaires, il fait des types sociaux à la manière de Jules Dalou (1838-1902) et Constantin Meunier (1831-1905).
Pour ses nus, le sculpteur choisit des modèles non académiques : "C'était voir Vénus dans la blanchisseuse et Ganymède dans l'adolescent du coin de la rue" (Rossella Pezone-Froissart). Ses canons féminins sont au nombre de deux : l'un très jeune, mince et gracile, l'autre plus mûre, aux formes généreuses. Le premier, d'"un aspect osseux et mal nourri" selon Léonce Bénédite, est appliqué aux plaques de propreté de porte de format vertical comme Le Violoncelle et La Harpe. Le second est utilisé pour les plaques plus larges décorant le meuble à quatuor, comme L'Alto et La Contrebasse.
"Une vie plus belle, plus harmonieuse et plus intense"
Charpentier produit de nombreuses images de travailleurs manuels, l'outil à la main. Il détaille volontiers le geste, précis et répété, faisant saillir les muscles en action. Selon lui, l'artiste ne doit pas se limiter au travail de conception, il doit mettre la main à la pâte. Il fréquentait donc les ateliers, connaissait les métiers, s'y intéressait hautement.
Charpentier exprimerait-il ainsi sa nostalgie des corporations ? Il rêve d'"une vie plus belle, plus harmonieuse et plus intense" (cité par Mourey en 1902). Cette déclaration révèle l'idéalisme de Charpentier est pétri. C'est un homme de convictions qui s'investit dans la défense d'Alfred Dreyfus, participe au mouvement dit de "l'art social", adhérant à de nombreuses associations. Son engagement anarchiste, aux côtés de ses amis du groupe des néo-impressionnistes (Luce, Pissarro, Signac, Fénéon...) est sincère. Il exprime sa volonté de mettre l'art à la portée de tous dans ses interviews et dans les textes signés du groupe de L'Art dans Tout qu'il avait fondé en 1896.
Pour Charpentier, tout est prétexte à décoration et fantaisie. Il bouscule la hiérarchie entre les arts "majeurs" - la peinture et la sculpture - et les arts décoratifs, réputés "mineurs". Il s'empare d'objets utiles pour les rendre beaux et accessibles à tous, ans jamais renoncer à son originalité.