Au pays des monstres. Léopold Chauveau (1870-1940)

Paysage monstrueux n°55, 1921
Paris, musée d'Orsay
Don de Marc Chauveau par l'intermédiaire de la SAMO, 2019
© DR / DR
Au pays des monstres, Léopold Chauveau (1870-1940)
Au pays des monstres, Léopold Chauveau (1870-1940)
Monstre (Autoportrait ?), détail, en 1908
Musée d'Orsay
Don de Marc Chauveau, petit-fils de l'artiste, 2017
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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La donation au musée d'Orsay de 526 dessins et 48 sculptures par son petit-fils Marc Chauveau a permis l'étude et la redécouverte d'un artiste méconnu et fascinant. Même s'il a exposé à plusieurs reprises, des pans entiers de son travail sont restés inédits et Léopold Chauveau n'a jamais atteint la célébrité. Le musée d'Orsay lui rend aujourd'hui un hommage tardif.
Docteur en médecine, Chauveau a entamé une production artistique à 35 ans, sans formation spécifique. Ce n'est qu'à plus de 50 ans qu'il abandonne son premier métier pour devenir artiste et écrivain à part entière. Sa production est protéiforme : sculptures, dessins, illustrations et histoires pour enfants, romans et courts récits notamment.
L'exposition propose une immersion dans sa création, en lien avec ses sources d'inspiration et ses contemporains : malgré sa singularité, son oeuvre entre en résonance avec son temps et est toujours d'actualité.
Les débuts artistiques du docteur Chauveau
Marfou, 1911
Paris, musée d'Orsay
Don de Marc Chauveau, 2016
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / DR
Fils d'un chercheur reconnu dans le domaine vétérinaire et médical, Léopold Chauveau naît en 1870 à Lyon. Sous l'impulsion paternelle, il suit des études de médecine à Paris. Il se marie en 1897 et commence bientôt à exercer un métier qu'il n'apprécie guère.
La famille s'installe à Versailles en 1902. Dans son voisinage se trouve le peintre et sculpteur nabi Georges Lacombe, avec lequel il noue une amitié forte. Chauveau commence pendant ses loisirs à sculpter le bois en taille directe, sans doute sur les conseils de Lacombe. Il abandonne vite le bois pour des matériaux malléables : cire et plâtre. Vers 1905, il commence à modeler des monstres, qui constituent désormais l'essentiel de sa production sculptée.
Sans doute en raison du mal-être et de l'insatisfaction professionnelle de Léopold, la famille déménage souvent avant la première guerre mondiale, de l'Algérie à la Suisse en passant par la Savoie.
La Grande Guerre
La Grande Guerre
Monstre, 1919
Collection particulière
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Mobilisé le 3 aout 1914, Chauveau est chirurgien des armées pendant la Grande Guerre. Il exerce successivement dans un hôpital de la région parisienne puis près du front dans des ambulances, ces services hospitaliers itinérants qui suivent les déplacements d'un corps d'armée, à un poste secours en ligne puis au centre hospitalier de Souilly au sud de Verdun.
Si la pratique de la médecine en temps de paix lui répugne, Chauveau préfère son activité de chirurgien de guerre si difficile soit-elle : il est davantage à l'aise dans le soin de soldats jeunes aux corps sains que dans celui des malades du quotidien. Dans des cartes postales envoyées à sa famille, le "monstre paternel" dessine des compagnons qui reflètent son état d'esprit : l'un esquisse ainsi "la joyeuse danse du monstre qui attend sa permission".
Témoin des horreurs du combat, Chauveau traverse une période de deuils familiaux en perdant deux fils, son épouse, son père et son meilleur ami Georges Lacombe. Il évoque ces deuils dans La mort a passé et relate ses années de guerre aux cotés des blessés dans Derrière la bataille, publié dès 1916.
Etymologies monstrueuses
Vase zoomorphe : chauve-souris, vers 100 avant JC-700 après JC
Paris, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac
Don Abel Drouillon, 1883
© musée du quai Branly - Jacques Chirac, photo Claude Germain. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / Claude Germain / Claude Germain
"Tout enfant, ce qui était monstrueux me plaisait déjà. Je n'avais encore vu que les gargouilles de certaines cathédrales, quelques monstres chinois et japonais et déjà je sentais qu'il y avait là un monde à ma convenance."
Nous savons que Chauveau se passionne très tôt pour les sculptures fantastiques des cathédrales et les monstres d'Extrême-Orient.
Même s'il ne les mentionne pas, d'autres sources viennent aussi à l'esprit, comme l'art pré-colombien, les gravures grouillantes de la Renaissance flamande, ou encore les images satiriques contemporaines et le symbolisme.
Autant de productions qui font, délibérément ou non, partie de son univers visuel, même si les monstres de Chauveau forment un ensemble unique par leur nombre, leur diversité et leur caractère touchant, voire attachant.
Classiques revisités
Classiques revisités
Fables de la Fontaine / Le rat qui s'est retiré du monde, 1921
Paris, musée d'Orsay
Don de Marc Chauveau, 2016
© DR / DR
Plusieurs ensembles de dessins à l'encre, aquarelle et gouache de Chauveau illustrent des classiques de la littérature : la Bible (1920-1921), les Fables de La Fontaine (1921), le Roman de Renart, fabliau du Moyen Age qu'il réécrit et modernise en "Roman de Renard" (éditions de 1928 et 1936).
En illustrant la Bible, Chauveau s'inscrit dans une longue tradition iconographique, des enluminures et vitraux médiévaux jusqu'aux récentes illustrations de Gustave Doré et James Tissot très populaires au tournant du XXe siècle. Il rejoint aussi l'univers synthétique et coloré des Nabis, en particulier de Maurice Denis et de Charles Filiger, admirateurs de la simplicité des peintres primitifs italiens et des icônes.
Les Fables occupent une place centrale dans son travail. Dans son texte autobiographique "L'enfant qui rêve", il confie :"Mon La Fontaine était le seul livre de classe que j'ouvrisse sans y être obligé". Adulte, il cultive cet amour de l'auteur, retient et récite les fables pour lutter contre la mélancolie et encourage les enfants à les apprendre par coeur. Non seulement il en illustre plus de 70, mais il s'inspire aussi dans son œuvre tant plastique que littéraire de leur forme concise et percutante et se nourrit de leur poésie alliée à une philosophie qu'il expérimente au quotidien.
Histoires pour enfants
Histoires pour enfants
La maison des monstres, n°57, 1910
Paris, musée d?RTMOrsay
Don de Marc Chauveau par l'intermédiaire de la Société des amis du musée d'Orsay, 2019
© DR / DR
Vers 1923, quelques années après les décès de son fils aîné Pierre, par noyade, et du jeune Renaud des suites d'une opération de l'appendicite, Chauveau commence à écrire des histoires pour les enfants. Marqué par ces drames, Chauveau n'édulcore pas la dure réalité : ses héros meurent et les noyés sont omniprésents dans ses dessins pour adultes.
Contemporain des prix Nobel de littérature Rudyard Kipling et Selma Lagerlöf, Chauveau s'inscrit dans la mouvance de leurs écrits pour la jeunesse. Celui qui se décrit comme un "vieux petit enfant" dans son manuscrit autobiographique "L'enfant qui rêve" développe une grande connivence avec ses jeunes lecteurs et leur donne la parole avec vraisemblance et humour.
Les cures merveilleuses du docteur Popotame / Le singe empoisonné n°34, vers 1927
Caen, archives Georges Crès / Institut Mémoires de l?RTMédition contemporaine ?R IMEC."
© Archives Georges Crès / IMEC / DR
Ses histoires pour enfants prennent souvent la forme de fables animalières. Elles sont publiées à partir de 1923 avec des illustrations de Pierre Bonnard. Ce n'est qu'en 1929 que Chauveau réédite les histoires désormais illustrées de sa main. Elles rencontrent alors l'admiration d'André Gide et de sa compagne Maria Van Rysselberghe, préalable à un succès d'estime.
L'Entre-deux-Guerres
L'Entre-deux-Guerres
Paysage monstrueux, n°52, 1933
Paris, musée d'Orsay
Don de Marc Chauveau par l'intermédiaire de la Société des amis du musée d'Orsay, 2019
© DR
Assuré d'une sécurité matérielle par son mariage en secondes noces avec l'infirmière Madeleine Lamy, Chauveau peut enfin abandonner la médecine pour se consacrer à l'écriture et l'illustration dans les années 1920.
Son ami d'enfance le professeur et journaliste Paul Desjardins le convie à ses rencontres littéraires, les décades de Pontigny.
De ces échanges parmi les plus grands intellectuels européens naissent de sincères et durables amitiés avec André Gide, André Malraux ou encore Roger Martin du Gard. Avec Monsieur Lyonnet (1930) et Pauline Grospain (1932), Chauveau devient l'un des protagonistes du roman populiste, nouveau genre littéraire promu par Martin du Gard.
A Pontigny, il fait également la connaissance des fondateurs de la Nouvelle revue française, futures éditions Gallimard qui éditent deux de ses romans.
S'il obtient une certaine reconnaissance pour son œuvre littéraire et ses histoires pour enfants, sa production dessinée et sculptée reste méconnue. Chauveau délaisse alors la sculpture et se consacre à la série des très colorés Paysages monstrueux qui révèlent une extraordinaire maitrise du lavis de gouache et d'aquarelle pour un autodidacte.
Un artiste engagé
Histoire du gros arbre qui mangeait les petits enfants, n°7, vers 1932
Collection particulière
© DR
Antimilitariste, révolté par les extrémismes et la montée du fascisme, Chauveau porte un regard acéré et distant sur son époque.
Proche des idées communistes, il renonce à adhérer au Parti communiste français pour préserver sa liberté d'action.
Il s'engage pourtant dans les combats intellectuels du moment, par sa signature de la réponse au Manifeste des intellectuels fascistes publiée en 1935 et sa dénonciation du colonialisme.
A la fin des années 1930, Chauveau qui souffre de problèmes rénaux se laisse gagner par le pessimisme à mesure que ses forces s'amenuisent.
Il rompt définitivement avec le communisme après la signature du Pacte germano soviétique de non-agression en août 1939. À la déclaration de guerre, pour tromper son inquiétude et vaincre son ennui, il rédige son journal.
Il se dit abandonné par l'inspiration, seulement capable d'écrire de courts textes intitulés "Cartes postales" ; il ne cesse pourtant de dessiner des Paysages monstrueux jusqu'à ses derniers jours.
Affinités électives
Affinités électives
Mouha, illustration originale pour la p. 38, 2019
Paris, collection de l'artiste
© Image avec l'aimable autorisation de l'Ecole des loisirs
Chauveau est de la famille des auteurs pour enfants irrévérencieux qui n'inculquent pas une morale ou édulcorent le monde, mais procurent un enchantement par leurs mots et dessins.
Dans un esprit proche, Tomi Ungerer et Maurice Sendak ont créé des livres devenus des classiques de la littérature enfantine.
Roland Topor est le seul dessinateur connu qui aurait affirmé son admiration pour Chauveau, alors largement oublié : les deux artistes partagent l'humour noir et le dessin "au rythme des battements de leur coeur".
Mouha, illustration originale pour la p. 39, 2019
Paris, collection de l'artiste
© Image avec l'aimable autorisation de l'Ecole des loisirs
Même si la plupart ne connaissaient pas Chauveau, les dessinateurs contemporains exposés présentent des affinités électives avec lui.
Avec son dessin et ses couleurs élaborés, Claude Ponti crée un univers où les êtres monstrueux et le langage se libèrent des normes et Grégoire Solotareff s'inspire des contes traditionnels pour créer un monde d'humour noir plein de monstres sympathiques.
Le graphisme d'Anthony Browne partage avec Chauveau la précision et la poésie. Dorothée de Monfreid a pour outils favoris l'aquarelle et l'humour noir.
Bertrand Dezoteux, créateur de films d'animation, rencontre Chauveau via Topor et Bosch dans son univers d'êtres indéterminés, en métamorphose.
Les élèves des Gobelins-Ecole de l'image... face à Chauveau
Le Bouffon Babriot, n°24/62, vers 1931-1933
Paris, musée d'Orsay
Don de Marc Chauveau par l'intermédiaire de la Société des amis du musée d'Orsay, 2019
© DR
A l'occasion de l'exposition, le musée d'Orsay et Les Gobelins-Ecole de l'image ont tissé un partenariat pédagogique.
La classe d'étudiants de première année de motion design étaient chargés de réaliser un film d'animation d'une minute maximum à partir de leur interprétation des sculptures de Chauveau, des Paysages monstrueux et de l'histoire du Bouffon Babriot. Des versions sonorisées sont disponibles sur internet.
Chronologie
Chronologie
© DR
19 février 1870
Naissance de Léopold Chauveau à Lyon.
1894
Après avoir fait des études de médecine pour faire plaisir à son père, Léopold devient médecin à 24 ans et travaille dans un hôpital parisien.
1897
A 27 ans, il épouse Renée.
1899
A 29 ans, il devient papa pour la première fois d'un petit Pierre. Michel naît deux ans plus tard en 1901.
1902 - 1905
A partir de 30 ans, Léopold sculpte ses premiers monstres. Il rencontre Georges Lacombe, peintre et sculpteur qui devient son ami.
1906
Il a 36 ans quand vient au monde son troisième fils, Renaud.
1910
A 40 ans, Léopold quitte Samoëns en Haute-Savoie pour s'installer en Suisse et commence à dessiner à l'encre ses premiers monstres.
1912
A 42 ans, il est papa pour la quatrième fois, d'un garçon prénommé Olivier.
1914
Léopold a 44 ans quand la première guerre mondiale éclate. Léopold soigne les blessés de guerre.
1915 puis 1918
Durant la guerre, Léopold perd son fils aîné Pierre, sa femme Renée, et son troisième fils Renaud.
1921 - 1923
A 50 ans, Léopold décide d'arrêter la médecine. Il s'installe à Paris pour se consacrer au dessin et à l'écriture d'histoires pour enfants.
1924 - 1939
A 53 ans il se remarie avec l'infirmière Madeleine. Ils habitent à Paris dans le XIVe arrondissement. Jusqu'à la fin de sa vie Léopold dessine plusieurs séries de Paysages Monstrueux à l'aquarelle et à la gouache et continue à publier des livres pour enfants et adultes.
Léopold a presque 70 ans lorsque la deuxième guerre mondiale commence. Il quitte Paris pour se rendre chez son ami l'écrivain Roger Martin du Gard dans l'Orne. Très affaibli, il meurt en arrivant le 17 juin 1940.