Auguste Rodin / Eugène Carrière
L'association entre Auguste Rodin (1840-1917) et Eugène Carrière (1849-1906) peut surprendre. C'est pourtant une évidence, qui a été commentée en son temps par les critiques.
Elle s'explique par la profonde amitié qui unit les deux hommes. Rodin et Carrière se sont rencontrés dans les années 1880, probablement par l'intermédiaire du critique Roger Marx. Chacun fut présent dans la vie de l'autre aux moments cruciaux. Avec Puvis de Chavannes, ils comptèrent parmi les membres fondateurs du Salon dissident de la Société nationale des Beaux-Arts en 1890 et exposèrent tous trois au musée Rath à Genève en 1896. A Carrière, qui s'était jeté dans la bataille du Balzac en 1898, Rodin commanda l'affiche et la préface du catalogue de sa grande exposition de l'Alma en 1900.
Le 20 décembre 1904, le sculpteur organisa un banquet en l'honneur de Carrière : le peintre était alors au sommet de son art, mais devait mourir deux ans plus tard d'un cancer de la gorge à l'âge de 57 ans. Après sa mort, Rodin aida sa famille et servit sa mémoire en mobilisant ses réseaux pour acheter Tendresse, l'un de ses derniers tableaux, et l'offrir au musée du Luxembourg.
La première salle de l'exposition évoque cette amitié, notamment leurs échanges d'oeuvres, plutôt surprenants. Rodin posséda plusieurs Carrière, dont une maternité, tandis que le peintre jeta son dévolu sur des sculptures sensuelles, comme L'Eternelle Idole et Iris. Si Carrière peignit plusieurs portraits de Rodin, l'inverse n'est pas vrai : à la mort prématurée de son ami, le sculpteur fit prendre l'empreinte de son visage et de ses mains.
L'un et l'autre furent des portraitistes majeurs : sont juxtaposés dans l'exposition les bustes et les portraits peints ou lithographiés de leurs amis, artistes (Puvis de Chavannes), critiques et écrivains (Roger Marx, Gustave Geffroy) et hommes politiques (Rochefort, Clemenceau).
Le visiteur peut apprécier les analogies formelles entre le peintre et le sculpteur. Ainsi, l'inachèvement, qui choqua en leur temps. A Rodin, on reprochait de faire émerger ses figures d'un bloc de marbre à peine dégrossi, le non finito.
Carrière était critiqué pour ses figures qui se dégagent d'un fond indéterminé, sans espace défini, sans objets identifiés, sans précisions de détails, ainsi que pour la quasi monochromie de ses tableaux, pour ce sfumato qui caractérise ses maternités tant décriées et ses extraordinaires autoportraits. C'est une "réalité seconde" (Camille Mauclair) qu'ils nous montrent, où tout est transitoire, mouvant, surgit ou s'enfouit sans cesse.
Sont également rassemblées des oeuvres qui puisent leurs sujets dans les poèmes de Dante, Baudelaire et Hugo. L'illustration devient interprétation dans les figures que Rodin tire de la Porte de l'Enfer ou du monument à Victor Hugo, atteint des sommets de poésie dans la série que "Booz endormi" inspire à Carrière.
On ne peut qu'être troublé par la parenté entre le Penseur de Rodin et la Méditation de Carrière, qu'être touché par leur humanisme chargé d'émotion. Les thèmes traités par ce binôme artistique - la douleur, l'extase, la pensée...- sont universels.On pourra aussi observer la similitude de leurs procédés, comme la fragmentation, l'assemblage, la répétition, la déformation, qui leur permettent, à partir de prototypes, d'opérer d'étonnantes transformations formelles.
La palette réduite de Carrière, sa technique de frottage et de grattage, rapprochent sa peinture de la sculpture : elle devient résolument monochrome, à force d'additions et de soustractions. Mais l'influence est réciproque : "Rodin peint en marbre et Carrière sculpte en ombre" (Camille Mauclair).
Dans la dernière salle, l'indifférenciation entre le pictural et le sculptural est patente. Y ont été confrontés des dessins et des esquisses des deux artistes, un foisonnant répertoire de mains et de torses. Le visiteur pénètre ainsi dans le secret de l'atelier où, dans une sorte de flux continu et d'influences réciproques, naissent les idées et jaillissent les formes.
En tout, l'exposition compte cent vingt oeuvres : terres cuites, plâtres, marbres et bronzes et dessins de Rodin, peintures, dessins et lithographies de Carrière, ainsi que des photographies et des livres illustrés. Saluons l'extrême générosité du musée Rodin, qui en a prêté la moitié, ainsi que des musées en région qui ont accepté de se séparer de Carrière de premier ordre. Enfin, plusieurs tableaux provenant de collections privées ou étrangères - Allemagne, Suisse, Etats-Unis, Canada et Japon - reviennent sur le sol français, plus d'un siècle après l'avoir quitté. Certains ont été redécouverts par l'équipe qui achève le catalogue raisonné de l'oeuvre de Carrière. De même, le travail mené au musée Rodin sur le catalogue des bronzes a nourri l'exposition. Ainsi, le public bénéficie-t-il des dernières recherches. Cent ans après la mort du peintre, le binôme Rodin-Carrière est donc reconstitué.