Exposition au musée

Céline Laguarde (1873-1961) Photographe

Du 24 septembre 2024 au 12 janvier 2025
Céline Laguarde
Portrait d'homme et paysage du pays basque, entre 1901 et 1914
Musée d'Orsay
Achat, 2017
© Musée d’Orsay, dist. GrandPalaisRmn / Allison Bellido
Voir la notice de l'œuvre

Introduction

Au début du XXe siècle, Céline Laguarde s’est imposée comme une figure internationale du premier mouvement artistique de l’histoire de la photographie, le pictorialisme. Son œuvre sort aujourd’hui d’un siècle d’oubli.

L’exposition est rendue possible par la mise au jour progressive du fonds personnel de l’artiste, presque intégralement inédit et recomposé dans les collections du musée d’Orsay entre 2017 et 2024. Est ainsi révélée une œuvre d’une qualité, d’une variété et d’une longévité insoupçonnées.

Portraits, études de figures et paysages permettent de mesurer la réputation de virtuose acquise par la photographe dans le domaine des procédés pigmentaires, encore considérés aujourd’hui parmi les techniques de tirage les plus complexes et sophistiquées.

À travers plus de cent trente épreuves originales de l’artiste, ponctuellement mises en regard de photographies de contemporains masculins et féminins, l’exposition donne à voir les évolutions et permanences, les influences et dialogues mais aussi l’originalité et les spécificités qui caractérisent l’œuvre de Laguarde.

Cette rétrospective, la première consacrée à Céline Laguarde, est aussi la première dédiée à une artiste photographe française ayant été active avant 1914. Elle invite à une véritable redécouverte : celle d’une femme photographe ayant atteint un degré de reconnaissance alors unique et sans précédent en France depuis l’invention du médium, mais aussi, et surtout, celle d’une artiste déjà considérée, de son vivant, parmi les photographes majeurs de son temps.

En quelques dates

1873

Naissance de Céline Laguarde le 2 novembre à Biarritz dans une famille de rentiers. Sa mère est la fille d’un tailleur de pierres. Son père, fils d’aubergistes, s’est retiré de son commerce prospère établi à Bayonne. Il décède lorsque sa fille a­tteint ses 3 ans.

Vers 1895

La veuve et sa fille qui­ttent Biarritz pour Paris, y rejoignant la famille basque de son parrain décédé, les Irigoin-Guichandut.

1897

Les deux familles s’installent à la « villa des Pins » à Aix-en-Provence.

1898

Premiers témoignages d’une pratique intense de la photographie par Laguarde, mais aussi de ses talents de pianiste, très appréciés du « Tout-Aix » et des cercles intellectuels et artistiques de Provence.

1901-1902

Première participation au Salon du Photo-Club de Paris. Nomination comme membre correspondant de ce­tte association, porte d’accès à une carrière nationale et internationale en Europe et aux États-Unis.

1902

Élève de Robert Demachy, Laguarde se convertit au procédé pigmentaire à la gomme bichromatée.

1904-1906

Devient membre du Photo-Club de Marseille et membre d’honneur de la Société photographique de Marseille.

1906

Adopte le nouveau procédé aux encres grasses (huile directe).

1907

Reçoit les Palmes académiques en tant qu’« artiste peintre et photographe gommiste »

Vers 1910

Début d’une intense complicité créatrice avec deux jeunes Aixois, le compositeur Darius Milhaud et le poète Léo Latil. Celle-ci est notamment stimulée par une admiration commune pour le poète Francis Jammes, ami de Laguarde.

1911

Exposition monographique organisée par le Photo-Club de Nice au casino municipal de la ville.

1913

Se convertit au procédé aux encres grasses du report d’huile.

Mariage le 24 novembre avec le Suisse Édouard Bugnion, bientôt professeur honoraire de l’université de Lausanne, et éminent entomologiste.

1914

Effondrement du milieu pictorialiste français du fait de la guerre.

1915

Début d’une pratique de la microphotographie scientifique en lien avec les recherches de son mari.

Devient une pionnière en France du « batik d’art », méthode de décoration par teinture de pièces textiles.

1915-1930

Continue d’exposer ponctuellement aussi bien à Nice, à Aix-en-Provence que, pour la dernière fois de sa carrière, au Salon des « Camera Pictorialists of Los Angeles ».

1930-1937

Dernières œuvres pictorialistes et microphotographies scientifiques connues.

1939

Mort d’Édouard Bugnion.

1942-1945

Séjour en Suisse qui se transforme en exil forcé. Se consacre à sa passion pour la musique.

1948-1949

Après avoir vendu tous ses biens immobiliers en partie réquisitionnés, quitte Aix-en-Provence et établit sa résidence à Lausanne, tout en contractant un bail auprès de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune.

1950

Inauguration du grand orgue de la basilique de Saint-Maurice, fruit d’un mécénat exceptionnel de Laguarde.

1961

Mort de Céline Laguarde le 21 mai à Lausanne.

 

 

La reconstitution du fonds personnel de Céline Laguarde dans les collections du musée d’Orsay

 

1978-2005

Réapparitions ponctuelles de la figure de Laguarde grâce à sa fortune critique et aux nombreuses reproductions de ses œuvres entre 1901 et 1914.

2013-2015

Redécouverte d’une première partie du fonds d’œuvres originales de l’artiste - resté largement inédit et conservé auprès d’elle jusqu’à sa mort - dans le cadre de la préparation de l’exposition « Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1919 » (musée de l’Orangerie, 2015). Quatre de ses épreuves sont exposées à cette occasion.

2017

Acquisition de la quasi-intégralité de ce premier ensemble. Jusqu’à cette date, aucune photographie originale de Laguarde n’était conservée dans les collections nationales.

2022

Redécouverte de la seconde partie du fonds de l’artiste.

2024

Acquisition de l’intégralité de ce second ensemble. Le corpus légué par la photographe est ainsi recomposé au sein des collections nationales. Celui-ci est complété par l’acquisition d’épreuves données par l’artiste à ses proches de son vivant, dont quatre provenant de l’ancienne collection Darius Milhaud, et d’une autre exceptionnellement retrouvée sur le marché de l’art. L’ensemble aujourd’hui conservé par le musée d’Orsay, unique au monde, réunit plus de 200 pièces, dont une large sélection est dévoilée pour la première fois dans cette exposition.

 

Devenir photographe, devenir pictorialiste

Portée par la révolution de l’instantané, l’explosion de la pratique amateur de la photographie, à la fin du XIXe siècle, est suivie de nombreux effets : une féminisation massive de celle-ci dans la sphère privée, un essor des sociétés de photographies et des revues spécialisées, et enfin un réflexe élitiste face à la très relative démocratisation du médium, concrétisé par une mobilisation internationale autour des Salons de photographie artistique dite « pictoriale ».

Entre 1898 et 1900, les premières photographies que Laguarde destine aux concours et aux revues pour amateurs portent la marque du discours qui régule l’acceptabilité sociale de cette activité chez les femmes des classes privilégiées.

S’apparentant encore à celles qui alimentent les albums de famille, ces épreuves font écho aux encouragements véhiculés par la presse photographique et les campagnes publicitaires des fabricants de matériel : elles illustrent une pratique de l’instantané orientée à la fois vers le plein air et l’entretien du rôle, traditionnellement féminin, de gardienne de la mémoire familiale.

Laguarde évolue presque immédiatement vers le profil de l’amateur excursionniste, qui cohabite un temps avec celui de l’apprentie artiste partagée entre l’objectif et les pinceaux. C’est dans le mûrissement d’une volonté d’art en photographie que s’affirme en 1901 son désir d’intégrer le milieu pictorialiste du Photo-Club de Paris. La société d'amateurs la plus prestigieuse de France est alors aussi l’une des plus accueillantes à l’égard des femmes photographes.

 

 

Ailleurs et autrement. La mystique pictorialiste

La première des trois sections construites autour de la prédominance du modèle féminin dans l’œuvre de Laguarde est l’occasion de dissiper un possible malentendu : avant d’y voir la marque d’une inclination personnelle ou celle d’une prédilection supposément féminine, il faut rappeler que cette donnée est la mieux partagée entre la photographe et ses homologues masculins. Adulte ou enfantine, la figure féminine accompagne l’entrée de Laguarde sur le terrain du « genre symbolique », dans lequel la critique voit ses véritables débuts artistiques.

À rebours de la crudité du monde moderne, cette veine idéaliste est alors très développée au sein du pictorialisme, qui l’entretient comme le meilleur moyen d’affirmer ses distances avec les pratiques récréative, mémorielle et documentaire du médium. Par l’aspect évanescent conféré à l’épreuve, les procédés pigmentaires employés servent une conception de l’image comme véhicule d’une impression, propice aux ambiances oniriques baignées de lumière surnaturelle.

Associant les références à la littérature, à la peinture ancienne comme aux différentes expressions de l’Art nouveau et du symbolisme international, Laguarde privilégie une iconographie allusive, témoignant d’un goût certain pour l’hybridation. Son oeuvre se peuple d’héroïnes de fiction plongées dans un univers atemporel ou un passé idéalisé d’inspiration néo-médiévale et néo-Renaissance. Les mises en scène cultivent la solennité des attitudes tournées vers un monde intérieur ou le recueillement, dans une tension assumée entre piété et sensualité.

 

La photographie comme art d’interprétation

Dès son entrée au Photo-Club de Paris, Laguarde adopte les préceptes esthétiques et techniques en vigueur au sein de l’école pictorialiste française. Aux « objectifs d’artistes » – optiques non corrigées produisant un effet d’estompage des contours (« flou chromatique ») – s’ajoutent différents procédés de tirage non argentiques perfectionnés par Robert Demachy. Chez Laguarde, son élève, ces derniers se succèdent selon une temporalité personnelle : le procédé à la gomme bichromatée (1902–1906), celui aux encres grasses dit « à l’huile » (jusqu’en 1913), puis le report d’huile (jusqu’aux années 1930). Ces procédés pigmentaires, à l’origine d’épreuves uniques au rendu proche du dessin et de la gravure, fondent la conception très française de la photographie comme art d’interprétation.

Grâce à leur souplesse en matière d’intervention manuelle lors du tirage, l’artiste peut insuffler à l’image fournie par le négatif une interprétation personnelle, sans laquelle l’épreuve ne peut prétendre au statut d’oeuvre d’art. Dès lors que « le motif n’est rien, que l’interprétation est tout » (Demachy), le sujet féminin reste celui à travers lequel explorer les potentialités esthétiques des nouveaux procédés.

Le fonds reconstitué de Laguarde, expérimental par nature, offre une rare occasion de pénétrer dans la fabrique de l’œuvre. Il permet d’apprécier un degré de virtuosité technique qui, loué par les pairs de la photographe comme par la critique internationale, assoit son ascension fulgurante et ininterrompue jusqu’en 1914.

 

« La spirituelle artiste française qui rivalise avec les plus beaux noms masculins de la France photographique », Fotografia artistica, octobre 1909

De 1901 à 1914, Laguarde est presque systématiquement représentée dans les plus importantes expositions d'art photographique organisées en France, en Europe et aux États-Unis, ainsi que dans plusieurs Expositions universelles. Au sein des délégations constituées par le Photo-Club de Paris pour l'étranger, la photographe est très souvent la seule ambassadrice de l'école pictorialiste hexagonale. Pendant cette quinzaine d'années, les revues spécialisées reproduisent luxueusement et abondamment ses œuvres.

Cette carrière apparaît d'autant plus exceptionnelle qu'elle est menée par une Française établie en province. Tout aussi notable est le fait que le succès international rencontré par Laguarde ne l'ait jamais éloignée de son ancrage provençal. Cette fidélité se révèle gratifiante : l'artiste se voit accorder l'honneur d'une grande exposition monographique à Nice en 1911, suivie de deux autres dans la même ville en 1915 et 1921.

 

Procédés photographiques

Procédé à la gomme bichromatée

Fondé sur les travaux d’Alphonse Poitevin (années 1850), ce procédé connaît un regain d’intérêt à la fin du siècle grâce à Auguste Rouillé-Ladevèze (1894) et aux perfectionnements apportés par Robert Demachy et l’Anglais Alfred Maskell (1898).

Principales étapes de tirage :
  • Une feuille de papier à dessin est enduite au pinceau d’un mélange de gomme arabique (sève d’acacia), de bichromate de potassium et de couleur d’aquarelle.
  • Une fois sec, le papier dont la surface est devenue photosensible est exposé à la lumière du jour sous un négatif.
  • La matière devient soluble selon la quantité de lumière reçue : insoluble dans les zones insolées car non masquées par le négatif (valeurs sombres dans l’image positive), plus ou moins soluble dans les zones inégalement masquées par le négatif (valeurs plus ou moins claires de l’image).
  • L’image devient visible par un « dépouillement » à l’eau (élimination localisée de matière non insolubilisée à l’aide d’une poire, d’une éponge ou d’un pinceau).

Ces interventions manuelles très contrôlées permettent à l’artiste d’interpréter l’image (atténuer ou sacrifier des détails, renforcer les contrastes, placer des accents, etc.).

  • L’épreuve est enfin séchée.

 

 


 

Procédé à l’huile

En 1906, Robert Demachy met au point son propre perfectionnement du procédé aux encres grasses. Celui-ci améliore considérablement la méthode de l’Anglais G.E.H. Rawlins (1904), elle-même basée sur les travaux d’Alphonse Poitevin (années 1850).

Principales étapes de tirage :
  • Une épreuve est tirée sur un papier gélatiné sensibilisé au bichromate de potassium.
  • La gélatine bichromatée durcit plus ou moins selon la quantité de lumière reçue.
  • Une fois lavée, l’épreuve présente une surface irrégulière (gélatine diversement gonflée) : les parties ayant reçu peu de lumière se gorgent d’eau, celles très insolées (gélatine durcie) restent sèches.
  • La feuille est encrée au pinceau : les zones humides repoussent l’encre (encre d’imprimerie), les zones sèches la retiennent.
  • L’épreuve est enfin séchée.

Ce procédé représente un progrès en termes de souplesse et de liberté dans l’interprétation de l’image. Tandis que le procédé à la gomme bichromatée repose sur l’élimination de la matière pigmentée, celui à l’huile consiste à en ajouter, permettant ainsi un encrage minutieusement localisé et dosé. Lorsque Puyo considère que « seul [ce procédé] permet le contrôle précis des valeurs de l’image », Demachy y voit le moyen d’obtenir les « demi-tons les plus délicats et le modelé le plus parfait ».

 

 


 

Procédé du report d’huile

Dévoilé en 1911 par son inventeur Robert Demachy, ce procédé aux encres grasses dérive du précédent. Il consiste à convertir en matrice une épreuve à l’huile, en en transférant l’encre encore fraîche sur un papier de luxe (Japon ancien ou Hollande van Gelder).

Le report s’effectue au moyen de la presse taille-douce utilisée en gravure.

Principales étapes de tirage :
  • Une feuille vierge, sèche ou humidifiée, est mise en contact avec l’épreuve matrice posée sur le plateau d’acier de la presse.
  • Une fois le tout passé sous le cylindre de la presse, les deux feuilles sont délicatement séparées.
  • Le report est séché tandis que la matrice peut être encrée de nouveau en vue d’autres tirages.

Ce procédé permet de conserver les qualités de celui à l’huile, tout en profitant de la splendeur des blancs offerte par les réserves de papier (ici non encollé).

À l’éclat inédit des contrastes avec les noirs intenses et profonds s’ajoute la beauté de la surface, la fleur du papier de luxe s’harmonisant avec le velouté de la matière pigmentaire.

Le report d’huile concentre les ambiguïtés de l’approche pictorialiste du médium photographique.

Puyo le considère comme « fin naturelle et but dernier de [l]a marche [de tout photographe] dans la voie artistique » alors même qu’il aboutit à une épreuve non photographique (dépourvue de matière photosensible) assimilable à une estampe unique (« monotype collographique »).

 

 

Laguarde face à ses contemporaines

Lorsqu’elle ne les transforme pas en êtres fictionnels nimbés de spiritualité, Laguarde collabore avec ses modèles pour proposer des incarnations multiples de la femme « modern style ». En investissant cette thématique courante dans la production pictorialiste hexagonale, la photographe artiste est de fait l’une des premières, en France, à saisir l’opportunité de livrer sa vision des femmes de son temps. Celle-ci, par définition alternative, renvoie à une expérience à la fois intimement vécue par elle et partagée avec ses modèles qui, non professionnels, sont presque tous issus de la haute société aixoise, catholique et conservatrice. Comme ses consœurs parisiennes, Laguarde sait tirer parti de cette complicité autant que de l’accès privilégié au modèle enfantin.

Au-delà de sa personnalité singulière, le sexe de la photographe mais aussi le contexte géo-social et culturel propre à sa création ont eu des conséquences sur les modalités de production et de réception des œuvres, elles-mêmes conditionnées en retour dans ce qu’elles pouvaient ou non représenter et dans la manière de le faire. Si, chez quelques « Photo-Clubmen », on peut retrouver le parti pris de gravité invariablement adopté par Laguarde, la différence majeure tient au fait que dans son cas, cette vision n’est jamais contrebalancée par son pendant léger voire grivois. Absence de séduction, simplicité, réserve et humilité des attitudes...

Les femmes vues par Laguarde, faussement indifférentes lorsqu’elles n’ignorent pas superbement le spectateur, sont actives, pensantes, concentrées.

 

Autour d’un modèle : 1899 – 1913

Rompant avec l’imagerie convenue censée retenir le charme spontané de l’enfance, Laguarde intègre le jeune modèle à un art de la figure dans lequel la sobriété et la grâce priment sur l’expressivité. Sa proximité avec la psyché enfantine lui inspire un éloge subtil de l’imaginaire propre à cet âge.

Celui-ci se nourrit par exemple du plaisir du déguisement pour se rêver en femme ou en princesse dans des habits ostensiblement trop grands (La Robe de gaze). L’approche de Laguarde est bâtie sur une complicité quotidienne avec Marie dite Mamy Irigoin-Guichandut (1892–1987) qui, de petite poupée toujours disponible, se révèle sa principale muse et meilleure collaboratrice-interprète. Par une fidélité réciproque, l’artiste aura magnifié le processus d’éclosion de la féminité dans le passage de l’enfance à l’âge adulte. Le corpus produit, s’étendant sur une quinzaine d’années, est unique dans la photographie d’art en France au tournant du siècle.


Si la féminisation du thème de l’amateur d’estampes est commune au sein du pictorialisme français, la dame vue par Laguarde n’est ni en visite chez le collectionneur, ni dans l’attente entre deux activités sociales. Sa coiffure et son habit d’intérieur évoquent la sphère privée. La robe en velours à larges manches gigot, d’inspiration Renaissance, suggère un milieu artiste. Un tel contexte ne laisse aucune place à la lassitude ou à l’ennui, encore moins à la coquetterie ou à la séduction (regard direct du modèle chez Demachy, posture suggestive offerte à ceux du photographe et du spectateur chez Puyo). On est ici loin de la superficialité et de l’artificialité des poses adoptées par les modèles parisiens « de la classe rétribuée ». Les variations de Laguarde restaurent tout simplement le thème, qui n’est pas la femme comme objet de regard mais bien celle-ci comme sujet regardant, esthète d’un genre nouveau.

 

Visions de plein air. Le sud pictorialiste

Dès ses débuts, Laguarde mesure l’enjeu de reconnaissance, pour la femme photographe qu’elle est, de ne pas limiter son art à la représentation féminine. Abordant le paysage, la Provençale d’adoption assume un ancrage local dans le contexte d’un pictorialisme français tourné essentiellement vers les sites de Normandie, de Bretagne et d’Île-de-France. Ses vues, animées ou non de figures, évitent tout excès de régionalisme au profit d’une vision atemporelle, idéalisée et mélancolique de la nature. Que ce soit en Provence, dans son Pays basque natal ou en Espagne, le monde contemporain est résolument tenu à distance, sauf lorsqu’il s’agit de livrer l’un des rares paysages industriels de la photographie d’art hexagonale.

L’œuvre paysagère de Laguarde illustre de manière exemplaire le caractère imbriqué des évolutions technique, iconographique et stylistique. Sa conversion au procédé à l’huile (1906–1907) réveille un goût pour le plein air que les pesanteurs de la gomme avaient en partie mis en sommeil. La souplesse d’interprétation nouvellement gagnée stimule une recherche de l’« effet » qui insuffle son caractère artistique à la vue capturée mécaniquement. Les photographies s’enrichissent d’une dimension atmosphérique en laquelle la critique voit l’influence de l’impressionnisme. À la veille de la Première

Guerre mondiale, Laguarde a définitivement adopté le report d’huile. Source de contrastes d’une puissance dramatique souvent poussée dans des extrêmes dignes du romantisme noir, ce dernier mode de tirage agit comme un régénérateur de son inspiration symboliste.

 

Laguarde portraitiste. Trouble dans le genre

Si l’investissement de Laguarde dans le portrait remonte au seuil de sa carrière, son œuvre s’enrichit autour de 1910 d’une nouvelle spécialité : celle que compose sa série d’effigies de célébrités (masculines) des mondes littéraire, artistique, musical et scientifique, autant de reflets de ses fréquentations et de la variété de ses centres d’intérêt.

Sans jamais tomber dans la solennité, les portraits de Laguarde restituent l’intériorité des modèles jusqu’à laisser transparaître une forme d’abandon, de douceur voire de vulnérabilité, qui inscrit souvent ces représentations aux antipodes des codes traditionnellement associés à celles des grands hommes.

Ce positionnement stratégique en tant que portraitiste, qui s’apparente à celui de la pionnière victorienne Julia Margaret Cameron, est unique au sein du pictorialisme français. Dans un milieu composé essentiellement de rentiers soucieux d’éviter tout amalgame entre leur pratique d’esthètes amateurs et la production des ateliers commerciaux, Laguarde va même plus loin : elle assume à l’occasion de soumettre son art à la commande – ne livrant qu’une épreuve, au prix fort –, et force ainsi le parallèle entre sa démarche et celle de la professionnelle américaine Gertrude Käsebier, la femme photographe alors la plus célèbre au monde.

Dernier terrain conquis par l’artiste, le portrait aura été chez Laguarde le genre le plus assidûment pratiqué, celui à travers lequel elle aura entretenu, jusque dans l’entre-deux-guerres, son exceptionnelle longévité créatrice.

 

L’Ombre des ailes. Photographies entomologiques

Chose suffisamment rare pour être soulignée dans la presse, le mariage en 1913 de Laguarde avec le Professeur suisse Édouard Bugnion n’a aucune conséquence directe sur la créativité de l’artiste, sa visibilité en tant qu’exposante ou sa détermination à prendre part à la sociabilité photographique.

L’effondrement de la scène pictorialiste française du fait de la guerre, en revanche, n’est pas étranger à son investissement dans un champ nouveau : celui de la microphotographie scientifique, dans lequel Laguarde fait figure de pionnière au féminin.

Si, entre 1915 et 1937, cette pratique se développe au bénéfice des recherches entomologiques de Bugnion, le positionnement de Laguarde ne saurait être réduit à celui d’une assistante.

L’épouse aura au contraire saisi l’opportunité de se renouveler dans une collaboration complémentaire avec le professeur, accédant ainsi à une nouvelle phase de reconnaissance en tant que photographe. Ses images sont reproduites dans des publications de référence et projetées lors de communications effectuées par Bugnion dans le cadre des plus prestigieuses sociétés savantes de France et de Suisse.

Le titre de cette section est emprunté à celui d’un ouvrage du poète et auteur dramatique belge Maurice Maeterlinck, dont l’univers symboliste a longtemps imprégné l’œuvre de

Laguarde. Fréquentant le couple dans les années 1920, celui qui est aussi un vulgarisateur scientifique sait ce que ses travaux sur les insectes sociaux doivent à l’expertise et aux conseils du professeur qu’il appelait « [son] cher Maître et ami ».

 

Musique, poésie, photographie. Dialogues et correspondances

Veuve en 1939, Laguarde entame une nouvelle phase de sa vie durant laquelle son désir d’expression se met tout entier au service de la musique. À travers cette évolution au bénéfice d’une passion cultivée en parallèle de celle pour la photographie, l’artiste aura donné une ultime clé pour approcher son œuvre dans toutes ses spécificités et son originalité. Le dialogue qui s’y est noué entre les arts intègre également la dimension poétique, autre pôle essentiel de sa vie intellectuelle et sociale.

Preuve du caractère central de cette double inspiration dans sa production, la piste des correspondances relie tous les genres présentés précédemment.

En tant que pianiste virtuose, Laguarde était estimée par les plus grands compositeurs et musicologues de son temps.

Cette section décline les fruits d’une intense complicité créatrice unissant l’artiste et le jeune compositeur Darius Milhaud dans le culte du poète Francis Jammes, ami de Laguarde. En guise de coda, l’exposition se conclut sur une hypothèse de transposition photographique d’un prélude de Debussy.

On ne saura jamais si Laguarde avait nourri des ambitions de compositrice. C’est en tant que photographe qu’elle a accédé au statut de créatrice, devenant la première française à être reconnue comme une égale par ses confrères les plus illustres.

Son art lui aura permis d’entrer, sur le même pied d’égalité, en dialogue et en collaboration avec des maîtres de la poésie et de la musique, disciplines qui devaient encore longtemps rester difficiles d’accès pour les femmes.


 

En 1912, Laguarde joue à Nice les Préludes de Debussy, avant d’exposer à Paris une œuvre transposant l’un d’entre eux : La Fille aux cheveux de lin, pièce inspirée par une « chanson écossaise » éponyme du poète Leconte de Lisle. De cette photographie, on sait qu’elle a été reçue comme un rare exemple d’influence de la peinture préraphaélite anglaise, mais aussi que Laguarde s’était octroyé une liberté de retouche allant jusqu’à la déformation anatomique.

Autant d’indices incitant à reconnaître l’oeuvre (jamais reproduite) dans les deux tirages présentés ci-contre.

En élisant comme modèle la Beata Beatrix de D. G. Rossetti – cou musculeux, gorge déployée, tête renversée, paupières à demi baissées, bouche entrouverte, rousseur diaphane –, la photographe aurait démontré l’extrême justesse de son inspiration. Elle aurait réussi à conjuguer fidélité à Leconte de Lisle – univers britannique, motifs des lèvres tentatrices et du « long regard » – et hommage à l’admiration méconnue de Debussy pour Rossetti.