Dessins de Jean-François Millet
La collection du musée d'Orsay conservée au département des Arts graphiques du musée du Louvre, est le plus important fonds de dessins existant de Jean-François Millet (près de six cent oeuvres).
A la différence d'autres ensembles de référence, notamment américains, largement constitués de belles feuilles destinées aux amateurs - dessins bien "ficelés", écrivait l'artiste -, elle comporte un grand nombre de croquis, études sur nature, premières pensées notées d'un trait rapide sur une feuille de carnet, provenant du fonds d'atelier dispersé dans les ventes après décès de Millet en 1875, puis de sa veuve, en 1894.
Après les achats de l'Etat à la vente de 1875 - quinze dessins -, deux legs majeurs marquent l'histoire de cette collection : celui de Léon Bonnat, en 1922, et d'Etienne Moreau-Nélaton, en 1927. L'accrochage insiste sur cet aspect fondamental des collections et de l'oeuvre graphique.
Dès la mort de Millet, certains biographes et critiques ont voulu réfuter l'idée qu'il dessinait d'après nature. Sans doute faut-il y voir la volonté de le distraire radicalement d'une filiation d'artistes qui mènerait de Corot aux impressionnistes, mais aussi de privilégier l'image d'un peintre poétique et spirituel : "Quand il s'en allait à travers champs, il n'emportait que son bâton. Son fils aîné, François [...] nous disait que, pendant vingt-cinq ans, son père n'avait copié que deux arbres d'après nature", écrit Théophile Silvestre.
Si Millet peignait exclusivement en atelier, il est avéré cependant qu'il exécutait des croquis en extérieur, sur le motif, et de nombreux dessins de la collection du musée peuvent être identifiés comme tels, notamment les anciennes pages de carnets. Cette activité s'enracinait dans son profond amour de la nature, notamment de la forêt, que ses lettres laissent parfois jaillir avec un lyrisme sauvage, presque violent.
Dans les années 1850, alors que ses tableaux sont encore irrégulièrement acceptés et parfois violemment critiqués au Salon, Millet peut compter sur un cercle d'amateurs ou de marchands qui apprécient ses dessins, cercle qui s'élargira dans les années 1860. Il exécute pour eux des oeuvres d'un réalisme poétique moins dérangeant, et infléchit
sa production vers des thèmes sentimentaux, familiaux, images d'une vie rurale humble, laborieuse et paisible qui trouve un écho dans une certaine nostalgie contemporaine d'une société pré-industrielle, vivant en harmonie avec la nature. Les études et dessins préparatoires à ces compositions, nés de l'observation de la vie rurale à Barbizon, où l'artiste s'installe définitivement à partir de l'été 1849, en retracent la genèse - plus vifs et en prise avec le dessin réaliste contemporain que les compositions achevées.
Les dessins de Millet, s'ils montrent d'étroites relations avec l'oeuvre de ses contemporains, Honoré Daumier ou Théodore Rousseau, témoignent aussi de sa méditation de l'art du passé. L'artiste a cultivé, tout au long de sa carrière, la référence aux grands maîtres, éludée derrière la confession - authentique ou inventée - d'un réalisme naïf rapportée par Alfred Sensier, qui fut son premier biographe :
"Vous connaissez mon premier dessin fait au pays, sans maître, sans modèle, sans guide : il est encore là dans mon atelier, je n'ai jamais fait autre chose depuis."Il conservait dans son atelier de Barbizon gravures et photographies d'après les maîtres, et s'en inspirait. Millet n'a jamais renoncé à la peinture d'histoire, même s'il affirmait en 1851 vouloir s'imposer "avec autre chose que des femmes nues et des sujets mythologiques".C'est dans son oeuvre graphique que se lit plus nettement ce projet jamais abandonné, dans les nombreux dessins relatifs à des sujets religieux ou abordant des sujets littéraires pour des projets d'illustrations sur lesquels il n'a cessé de travailler en vain toute sa vie.
Les dessins de Millet, comme ses gravures, eurent une grande influence sur la génération des artistes d'avant-garde qui émerge dans les années 1870-1880 - Edgar Degas, Camille Pissarro, Georges Seurat, Paul Gauguin ou Vincent Van Gogh -, mais aussi sur les tenants les plus officiels du naturalisme académique - Jules Breton ou Léon Lhermitte. Cette descendance féconde et en apparence paradoxale reflète la complexité de son oeuvre, où se trouve tout à la fois un réalisme balayant drastiquement toute convention académique, une idéalisation certaine liée à une recherche synthétique de la forme, portant les germes d'une puissante évolution esthétique, et une filiation profonde avec la tradition des grands maîtres.