Exposition au musée

Gaudí

Du 12 avril au 17 juillet 2022
Antoni Gaudí, Projet pour l’église de la Colònia Güell, vers  1908 -1910
Antoni Gaudí
Projet pour l’église de la Colònia Güell, vers 1908 -1910
© Museu Nacional d'Art de Catalunya, Barcelona / Marc Vidal i Aparicio
Gaudí : entrée de l'exposition
Gaudí : entrée de l'exposition
© Sophie Crépy

Artiste emblématique de Barcelone, Antoni Gaudí (1852-1926) est toujours l’un des architectes les plus célèbres au monde. Pour populaire qu’il soit, il n’en reste pas moins un artiste déroutant, échappant aux classifications habituelles de l’histoire de l’architecture et des arts décoratifs. S’il appartient historiquement au courant du modernisme catalan et à la vaste nébuleuse de l’Art nouveau européen, il se distingue par une œuvre proprement originale et personnelle. Il ne fit l’objet d’aucune exposition monographique en France, sinon de manière modeste lors du Salon national des Beaux-Arts en 1910. Son œuvre fut présentée par des photographies à plusieurs reprises dans des expositions consacrées à la naissance de l’art moderne, notamment dans l’exposition « Pionniers du XXe siècle », organisée en 1971 par le musée des arts décoratifs, qui présentait Gaudí auprès de Guimard, Horta et Van de Velde.

Grâce au musée national d’art catalan de Barcelone (MNAC), cette plongée dans l’œuvre si singulière de Gaudí a été rendue possible. De l’intimité de sa démarche créatrice à ses réalisations les plus iconiques, son univers se dévoile peu à peu et révèle toute sa richesse

Au seuil de l’œuvre

Gaudí : au seuil de l’œuvre
Gaudí : au seuil de l’œuvre
© Sophie Crépy

Pour introduire l’univers de Gaudí, cet étonnant vestibule tout en boiseries est ici remonté pour la première fois. Dû à Gaudí et Josep Maria Jujol (1879-1949), l’un de ses plus proches collaborateurs, cet espace déroutant conduisait le visiteur au sein de l’un des appartements de la Casa Milà (1905-1910). L’impressionnante porte vitrée en angle coulissait pour donner accès à une chapelle privée, à laquelle les bancs faisaient face. Plus discrètes, les autres portes menaient aux pièces de réception ou de service. Ces boiseries surprennent par leur asymétrie systématique et leur parfait ajustement à la pièce. D’une apparente sobriété, le bois de chêne est sculpté avec une grande virtuosité et semble presque « modelé ». Malgré la fantaisie des formes, des éléments rationnels sont lisibles : le bois habille les piliers de pierre qui portent le bâtiment et l’artiste y a ménagé des éléments utilitaires comme les bancs, placards et bouches d’aération. Esthétique non conventionnelle, qualité de la mise en œuvre et attention au matériau sont des caractéristiques constantes du travail de Gaudí.

Gaudí à l’œuvre

L’atelier

Gaudí : L'Atelier
Gaudí : L'Atelier
© Sophie Crépy

Gaudí occupa plusieurs ateliers à Barcelone. Il finit toutefois par s’installer essentiellement dans celui de la Sagrada Familia, où il vivra même ses derniers mois. Lieu de travail de Gaudí et de ses collaborateurs, c’est un condensé de son univers où l’on retrouve ses outils de travail, des échos de ses autres projets et ses principales sources d’inspiration. Il s’agit d’un espace complexe, détruit par un incendie en 1936, au moment de la guerre civile, essentiellement connu par une série de photographies prises juste après sa mort en 1926. Construit à côté de la basilique, le petit édifice abritait trois espaces contigus : l’atelier, la réserve des moulages et le studio de photographie. Dans la crypte de la basilique en construction prenait place l’atelier des moulages et des maquettes, espace de travail et d’expérimentation révélateur de l’originalité de la démarche de Gaudí, dont les méthodes de travail sont atypiques. Il privilégie l’élaboration des projets en trois dimensions, utilisant des maquettes pour calculer la stabilité de ses structures. Gaudí emploie également la photographie dans l’élaboration du système constructif et du décor. Il dessine sur des tirages photographiques pour permettre à sa vision initiale de s’incarner.

La bibliothèque de Gaudí

C’est à partir du riche fonds de la bibliothèque de l’École d’Architecture de Barcelone où étudiait Gaudí que sont retracées ses lectures. Au-delà d’ouvrages techniques tel que L’art de bâtir de Rondelet (1802), l’on sait que Gaudí prit connaissance des écrits contemporains de grands architectes ayant formé la pensée rationaliste. Viollet-le-Duc constitue sa référence première avec le Dictionnaire raisonné de l’architecture française (1858) et les Entretiens sur l’architecture (1863). Ces ouvrages, illustrés, sont la source commune des architectes de la seconde moitié du XIXe siècle attentifs aux modes constructifs et aux références antiques et médiévales. Gaudí a aussi regardé les ouvrages des artistes anglais comme John Ruskin et les sept lampes de l’architecture (1849) ou Owen Jones avec La Grammaire de l’ornement (1861). Leur influence est prédominante dans sa réflexion sur le rapport entre l’artisanat et l’industrie. À cela s’ajoute la curiosité de Gaudí pour les recueils consacrés à l’art non européen comme Architecture arabe ou monuments du Kaire de Pascal Coste (1839) ou encore la célèbre Description de l’Egypte (1809). Il connaissait par ailleurs très bien les recueils d’art mudéjar et mozarabes dont l’Espagne offrait des exemples précieux tel qu’à l’Alhambra de Grenade.

Gaudí : La bibliothèque de Gaudí / Formation et premiers projets
Gaudí : La bibliothèque de Gaudí / Formation et premiers projets
© Sophie Crépy

Formation et premiers projets

Après une scolarité classique à Reus (Tarragone), Gaudí entre à l’Ecole provinciale d’architecture de Barcelone créée par l’architecte Elies Regent en 1871. Il y exécute de nombreux travaux qui révèlent un dessin maîtrisé et un goût pour la couleur. Quand il en sort en 1878, au moment de la remise du diplôme, le directeur se serait écrié : « C’est un génie, ou un fou ! ». Diplômé, Gaudí rompt les liens avec l’école et ses membres et se lance dans la vie professionnelle. D’origine modeste, il se doit de travailler rapidement pour gagner sa vie. Il assiste divers architectes tels que Josep Fontserè i Mestre dans le parc de la Ciutadella, Paula i Villar au monastère de Montserrat, ou Joan Martorell pour la restauration de la façade de la cathédrale de Barcelone. Ce dernier jouera un rôle important auprès de Gaudí en le sensibilisant à une architecture renouvelée, respectueuse du passé mais porteuse de formes nouvelles, comme l’arc parabolique, et d’un vocabulaire ornemental neuf. Un groupe d’artistes se crée autour de Martorell qui se démarque de l’enseignement académique et donne naissance, au côté de Lluís Domènech i Montaner et de Josep Puig i Cadafalch, au Modernisme catalan.

Barcelone

En moins de quarante ans, Barcelone connait une expansion urbaine et architecturale hors norme. Confrontée à la nécessité d’offrir un cadre propice à l’essor de son industrie, notamment textile, la ville, qui conserve encore sa muraille défensive et ses quartiers médiévaux, lance un concours d’agrandissement en 1859. L’ingénieur Ildefonse Cerdà est désigné pour réaliser l’Esanche (extension). Le « Plan Cerdà » est un damier fait de blocs, qui favorise la construction de nombreux immeubles, le long de voies larges et aérées dont la plus célèbre est le Passeig de Gràcia. Aux industriels bourgeois et aristocrates qui font la nouvelle ville, s’oppose une partie de la population, de milieu plus modeste, anarchiste et anticléricale, à la recherche d’une identité que l’Espagne-nation ne leur procure pas. La Renaixença, mouvement politique et culturel, favorise alors la « renaissance » de la langue et des traditions catalanes. Elle encourage l’organisation de l’Exposition universelle de 1888 qui consacre Barcelone comme ville moderne. Mais la situation politique internationale, la perte des colonies notamment, touche durement la Catalogne. Des attentats à la bombe marquent la ville de Barcelone, ainsi que les émeutes de la Semaine tragique durant l’été 1909 dont Gaudí sort ébranlé. Il renonce alors à toute commande et se consacre au projet de la Sagrada Familia.

Gaudí et Güell, préludes

Gaudí : Gaudí et Güell, préludes
Gaudí : Gaudí et Güell, préludes
© Sophie Crépy

Eusebi Güell i Bacigalupi (1846-1918), industriel du textile, bourgeois-aristocrate, littéraire et mélomane, est le dandy de la Catalogne identitaire. Ayant voyagé en Europe, il devint familier de l’art du XVIIIe siècle mais aussi du mouvement Arts and Crafts anglais. Lors de l’Exposition universelle de 1878 à Paris, il remarque une vitrine ornementale conçue par Gaudí pour la Ganterie Esteban Comella. On dit que Güell souhaita rencontrer le jeune architecte et qu’ils ne se quittèrent plus. Leurs tempéraments singuliers les lièrent en un duo indéfectible, le mécène et l’artiste, partageant deux fondamentaux : leur passion pour la Catalogne en tant que patrie méditerranéenne et leur foi religieuse. Güell confie à Gaudí, dès 1881, l’aménagement des abords de propriétés agricoles, héritées de son père, aux environs de Barcelone. La Finca Güell devient rapidement célèbre avec le dragon de la porte métallique accueillant l’hôte. Parallèlement, Gaudí entame des chantiers avec son professeur, l’architecte Martorell, auprès de la famille du marquis López de Comillas, à Santander (Cantabrie), une famille liée à celle des Güell par le mariage d’Eusebi avec la fille du marquis. C’est une collaboration fructueuse qui démarre alors, avec comme toile de fond la poésie symbolique du poète-prêtre Jacint Verdaguer.

Le Palais Güell 1885-1889

Gaudí : le palais Güell
Gaudí : le palais Güell
© Sophie Crépy

Il s’agit de la première réalisation complète conçue par le duo intellectuel que forment Güell et Gaudí. Bâti en plein quartier médiéval de Barcelone, le palais s’annonce comme un palais de la Renaissance italienne, discret voire austère en façade, vaste et riche à l’intérieur. Un escalier monumental dessert l’étage noble destiné aux salles de réception, organisées elles-mêmes autour d’un espace central s’élevant à plus de quinze-mètres, sous une coupole ajourée, telle une voûte étoilée. Y sont aménagés un orgue et une chapelle aux portes amovibles, richement ornée de dorures et de peintures. La symbolique cosmique est très clairement exprimée ici. Dans les salles d’apparat et les chambres, distribuées dans les différents étages autour de la salle de musique, Gaudí met en œuvre ce qui deviendra sa marque de fabrique rationaliste : il dédouble les espaces par des colonnes formant galeries au droit des fenêtres, il utilise des matériaux d’artisan tels que la pierre naturelle, le bois, le métal et le verre, il crée un décor et un mobilier dans la veine de l’Art nouveau naissant. L’inspiration générale emprunte toutefois encore à l’art gothique et à l’art mudéjar comme dans la Casa Vicens. L’aménagement des écuries en sous-sols, auxquelles les chevaux accédaient par une rampe hélicoïdale, est spectaculaire par l’emploi virtuose de la brique.

L’exposition de 1910

Gaudí : l'exposition de 1910
Gaudí : l'exposition de 1910
© Sophie Crépy

Au Grand-Palais à Paris, en 1910, se déroule le Salon annuel de la Société nationale des Beaux-Arts. Une salle entière est pour la première fois à Paris consacrée à Gaudí, sous la houlette de l’architecte Anatole de Baudot, responsable de la section « Architecture ». C’est une décision d’Eusébi Güell que d’exposer les réalisations et les projets de Gaudí à l’étranger. La présentation consistait en l’accrochage de nombreuses photographies, de quelques dessins et de maquettes dont celle, monumentale, de la façade de la Nativité de la Sagrada Familia que le collaborateur de Gaudí, Josep Maria Jujol, avait peinte. La réaction des critiques d’art est globalement interrogative et parfois admirative. Ainsi du Petit Parisien : « […] rien du passé, tout du présent : le résultat parfois imprévu, est toujours équilibré, logique et artistique » ou de la Gazette des Beaux-Arts : « On est en présence du seul créateur de lignes et de formes de notre temps ». Des photographies de très grand format sont réalisées à cette occasion offrant des vues sidérantes du Park Güell. Malgré tout, l’exposition est vécue comme un échec par Gaudí qui considéra, au vu des critiques, que les Français n’étaient pas cultivés.

Le Park Güell, 1900- 1914

Gaudí : le Park Güell
Gaudí : le Park Güell
© Sophie Crépy

Ce lieu emblématique témoigne de l’engagement sociétal de Güell dans la cité. Conseiller municipal puis député, Güell avait le souci de créer des aménagements « collectifs ». Il se lance ici dans la transformation d’un parc naturel désertique (la « Montagne pelée »), aux limites de la ville, pour y créer une villa-jardin. Elle est destinée aux propriétaires aisés aspirant à un lieu de vie dans la nature, à la manière anglaise, relié par des chemins arborés à des espaces communs dédiés à la culture (théâtre) et à la beauté visuelle (point de vue sur la ville). Sur soixante parcelles envisagées, seule deux furent achetées. Cet échec commercial n’empêcha pas une réalisation ambitieuse, à dimension symbolique. En effet, la montagne représente la Catalogne pour Güell et la rusticité du lieu l’inspire pour y créer un jardin romantique et sacré à la fois. Le rapport au paysage est traité par l’émergence de passages et de galeries où nature et architecture s’interpénètrent. Les piliers inclinés, les arcs paraboliques, la pierre brute associée à la terre, constituent la synthèse architecturale de la pensée de Gaudí. La présence d’une source lui permet de faire s’écouler l’eau, symbole vital originel, depuis les grottes jusque dans la fontaine à la salamandre de l’entrée.

Les Hôtels Urbains

La Casa Vicens

Plusieurs familles de Barcelone confièrent la réalisation de leur demeure à Gaudí qui créa le cadre de vie de ces familles bourgeoises prospères dans un nouveau quartier, l’Esanche. Ces maisons portent encore aujourd’hui le nom de leur commanditaire. La casa Vicens est la première, conçue par Gaudí, pour Manuel Vicens i Montaner qui lui demande d’imaginer la maison de campagne familiale sur un terrain dont il vient d’hériter dans le village de Gràcia. Gaudí conçoit le projet entre 1878 et 1880 mais il ne sera mis à exécution qu’entre 1883 et 1889. Stylistiquement, cette construction est encore très marquée par l’orientalisme et l’influence du style mudejar (art des chrétiens hispaniques de langue arabe). Espaces intérieurs et extérieurs se complètent pour faire de cette demeure une résidence d’été agréable. Gaudí soigne les éléments permettant de profiter du jardin : la tribune dotée de jalousies en bois, la fontaine de l’entrée et une cascade monumentale (démolie en 1925). Il a mobilisé un ensemble de techniques pour le décor de l’intérieur, notamment des pièces de réception (salle à manger, salon, fumoir) : ébénisterie, céramique, carton-pierre, sgraffite… L’ensemble contribue à un décor opulent, et riche d’allusions à la faune et la flore. La casa Vicens et son jardin ont été largement modifiés au XXe siècle.

La Casa Calvet

En 1898, Gaudí commence la construction de la casa Calvet rue Casp. Il s’agit d’un immeuble d’habitation qui abrite également une boutique en rez-de-chaussée et des bureaux. Bien que cet immeuble doive s’intégrer dans un quartier déjà construit, Gaudí livre une œuvre très personnelle, faite de références à l’architecture baroque, de sculpture symbolique et de fantaisie. La façade sur rue, faussement sage, est animée par un décor sculpté, rythmée par le percement des baies, et se termine en partie haute par deux pignons d’inspiration nordique. Le plan et la distribution des appartements restent classiques, organisés autour de la cage d’escalier principale et des puits de lumière. Le décor de l’édifice, pour lequel Gaudí dessine un important mobilier, est lui très original. L’entrée principale est théâtrale. Elle met en valeur la cage d’escalier et l’ascenseur central grâce à l’emploi de colonnes torses et composites ; un décor polychrome de céramique et de fresques anime cet espace. Gaudí dessine les aménagements intérieurs jusque dans le moindre détail, inventant des formes originales pour les judas, marteaux de porte, poignées... La casa Calvet obtint en 1900 le prix de la municipalité de Barcelone pour son originalité et la qualité de sa réalisation.

La Casa Batlló

Gaudí : la Casa Batlló
Gaudí : la Casa Batlló
© Sophie Crépy

Josep Batlló contacte Gaudí en 1904 pour réaménager un immeuble de 1877 situé sur le Passeig de Gràcia. Gaudí choisit de ne pas détruire cet ancien immeuble mais d’en transformer profondément l’esthétique et les fonctionnalités. La façade sur rue frappe par sa polychromie et l’audace des formes courbes et organiques, en particulier les piliers évoquant des os qui ouvrent la large baie du salon sur la ville. À l’arrière, la terrasse répond à la façade colorée comme un jardin urbain. Pour l’intérieur, Gaudí réalise la synthèse de ses conceptions esthétiques et pratiques en soignant la circulation de l’air et de la lumière. Il utilise en partie haute l’arc caténaire, issu de ses recherches sur le voûtement. Les portes et boiseries proposent un univers onirique, d’inspiration marine, effet accentué par l’emploi de verres colorés. Le patio central, qui abrite l’axe de circulation vertical, est orné d’un dégradé de céramiques allant du blanc nacré en partie basse au bleu profond en partie haute afin de conduire la luminosité vers les étages bas.  Le mobilier en bois de chêne fait écho aux courbes du bâtiment tout en étant ergonomique pour ses utilisateurs. Par son caractère synthétique, la casa Batlló reste l’un des édifices les plus représentatifs de l’œuvre de Gaudí.

La Casa Milà

Amis de Josep Batlló, l’entrepreneur Père Milà i Camps et son épouse Roser Segimon i Artells furent probablement séduits par la casa Batlló alors en travaux. Ils demandèrent à Gaudí de concevoir un important immeuble à quelques centaines de mètres, sur le Passeig de Gràcia. Entre 1906 et 1910, Gaudí dirigea donc cette construction destinée à accueillir des boutiques au rez-de-chaussée, le logement des propriétaires à l’étage principal et des appartements à louer dans les étages supérieurs. La structure témoigne des recherches de Gaudí qui utilise le béton pour les fondations, puis la pierre et le métal, complétés par la brique et la tuile traditionnelles. Le voûtement des combles, entièrement en arcs caténaires, leur donne une forme singulière. La façade, à l’angle de deux voies, est étonnamment monochrome, animée par des baies et des garde-corps aux formes ondulantes. Elle valut à la demeure son surnom de « Pedrera » (« carrière »). Le toit est orné d’édicules couronnant les cages d’escalier et les voies d’aération, aux formes graphiques étonnantes. Avec cet édifice hors normes, Gaudí se heurta non seulement aux autorités de la municipalité mais aussi à ses commanditaires dont il épuisa la patience.

La Grande Église

Premiers projets religieux

Gaudí : premiers projets religieux
Gaudí : premiers projets religieux
© Sophie Crépy

Dès 1878, à sa sortie de l’École d’architecture, Gaudí écrit un texte intitulé Hornementation dans lequel il énonce l’envie de construire un édifice religieux qui sera son œuvre. La « Grande Église », en tant que lieu fédérateur de la foi chrétienne et création architecturale, lui est une évidence. Ses premières expériences dans le domaine religieux se font auprès de son professeur Joan Martorell à qui est confiée la restauration de la façade de la cathédrale de Barcelone.  Précédemment, vers 1876-1877, Gaudí avait élaboré des projets de restauration du monastère de Montserrat (Catalogne) auprès de Paula del Villar, puis travaillé au mobilier de la chapelle funéraire des Comillas à Santander (Cantabrie). Les commandes de mobilier religieux sont relativement nombreuses. Son intérêt pour la réforme de la liturgie, le conduisit à partir de 1903 à Majorque (île des Baléares), où l’évêque lui demande de restaurer le chœur de la cathédrale. Multiplicité et remploi de matériaux naturels, travail de la lumière, intérêt pour l’acoustique, caractérisent son approche. Gaudí fut également appelé par l’Église pour des projets architecturaux complets tel que le Palais épiscopal d’Astorga à Léon en 1887, le collège des Thérésiennes à Barcelone en 1889, ainsi qu’un projet non abouti à Tanger pour les missions catholiques d’Afrique, en 1892-1893.

L’Église de la Colonia Güell

Gaudí : l’Église de la Colonia Güell
Gaudí : l’Église de la Colonia Güell
© Sophie Crépy

La cité ouvrière attenante à l’usine de velours de Santa Coloma de Cervello (Catalogne), conçue par Güell en 1898, manquait d’un vaste lieu de culte. Gaudí dessine alors un projet situé hors du centre de la colonie, en hauteur, au milieu des pins. La première pierre est posée en 1908. La crypte est construite, mais le projet reste inachevé en 1914. Cette église est pour l’architecte un véritable laboratoire sur la statique architecturale (la colonne, la voûte, la gestion des charges) dont il tire des enseignements pour la Sagrada Familia. La crypte est constituée d’une forêt de piliers, tant intérieurs qu’extérieurs, aux formes et aux matériaux multiples. L’ensemble est rustique et sophistiqué à la fois, défiant en apparence les lois de la statique et de la pesanteur par l’utilisation de colonnes inclinées. Le dedans et le dehors s’interpénètrent, installant une relation avec le paysage, grâce à des baies dessinées comme de larges yeux ouverts que des céramiques colorées viennent souligner. Les vestiges de l’église renvoient à l’architecture mycénienne (Grèce, 1550-1050 av. J.-C.) dont les blocs massifs tiennent par leur propre masse. La force tellurique que dégage la crypte et ses abords éclate dans les précieux dessins sur photographie que Gaudí élabore comme documents de travail. Le résultat est vertigineux car précurseur de sa Grande Église, la Sagrada Familia.

La Sagrada Família

Gaudí : la Sagrada Família
Gaudí : la Sagrada Família
© Sophie Crépy

Le projet d’une église dédiée à la Sainte Famille est lancé par l’association des Dévôts de Saint-Joseph sous l’égide de Josep Maria Bocabella, éditeur, catholique engagé. Ce dernier acquiert en 1881 un terrain excentré et fait appel à l’architecte diocésain Paula del Villar qui conçoit un projet néo-gothique. En 1883, la crypte terminée, Villar se dessaisit du chantier qu’il propose à Martorell, lequel le confie à Gaudí. Le jeune architecte va pouvoir réaliser son vœu de grande œuvre religieuse. Il se consacre exclusivement à ce chantier à partir de 1910 et habite sur place définitivement à partir de 1918. Conscient que l’œuvre ne sera pas achevée de son vivant, Gaudí décide de construire une façade en entier, celle de la Nativité. Dans son atelier, et sur le chantier, collaborateurs et artisans fourmillent autour des maquettes, moulages et réalisations in-situ. L’œuvre de Gaudí est autant plastique qu’architecturale, populaire qu’érudite. Son souhait étant d’introduire la théologie chrétienne dans la vie quotidienne des catalans, il s’inspire des passants, de leurs animaux et de la nature environnante, en y intégrant de la couleur. En termes constructifs, il élabore un temple aux multiples tours et aux murs sans arcs-boutants, grâce à une forêt de piliers, à l’image des arbres et de leur branchage.

Épilogue

Gaudí : épilogue
Gaudí : épilogue
© Sophie Crépy

L’œuvre de Gaudí fut construite sur le paradoxe : ombre et lumière, raffinement et austérité, orgueil et humilité. Sa fin fut accidentelle et tragique : renversé par un tramway le 7 juin 1926, il mourut trois jours plus tard, suscitant une grande émotion à Barcelone. Sa postérité est complexe, entre ferveur populaire pour le personnage et désintérêt précoce pour son œuvre. Redécouvert par les surréalistes, il est surtout remis à l’honneur par son compatriote Salvador Dalí (1904-1989) qui, des années 1930 aux années 1960, favorise la reconnaissance de Gaudí comme l’un des pionniers de la modernité. De Paris à New-York, les avant-gardes du XXe siècle finirent par regarder son œuvre comme un jalon de l’architecture moderne. Ironie du sort, cette reconnaissance s’est accompagnée d’un certain accaparement de Gaudí par ceux-là mêmes qui, après l’avoir ignoré, passèrent son œuvre au crible d’une histoire dans laquelle il n’avait jamais cherché à s’inscrire. Aujourd’hui, accepter la complexité de cette œuvre dans son entièreté revient à assumer sa mystérieuse autonomie qui résiste et tisse continuellement des liens entre deux siècles.