Exposition au musée

Gustave Doré (1832-1883). L'imaginaire au pouvoir

Du 18 février au 11 mai 2014
Gustave Doré
Charles Perrault, Contes, illustré par Gustave Doré, 1862
Paris, Bibliothèque nationale de France, réserve des Livres rares
© Bibliothèque Nationale de France / DR

Gustave Doré Intime et spectaculaire

Gustave Doré-Entre ciel et terre
Gustave Doré
Entre ciel et terre, 1862
Belfort, collection musées de Belfort
© Musée d'Art et d'Histoire, Belfort, France / Giraudon / The Bridgeman Art Library

Gustave Doré, exact contemporain d'Edouard Manet, a subi comme ce dernier le rejet de la critique de son temps. Mais alors que Manet est devenu le héros de la modernité, Doré est resté pour beaucoup le plus illustre des illustrateurs : certaines d'illustrations pour la Bible ou l'Enfer de Dante demeurent des images à jamais gravées dans la mémoire collective.
Connaissant de son vivant puis après sa mort une diffusion sans équivalent en Europe et aux Etats-Unis, il fut l'un des grands passeurs de la culture européenne, autant par l'illustration des grands classiques (Dante, Rabelais, Cervantès, La Fontaine, Milton...) que celle de ses contemporains (Balzac, Gautier, Poe, Coleridge, Tennyson...).
Doré semble n'avoir eu aucune limite créatrice : dessinateur, caricaturiste, illustrateur, aquarelliste, peintre, sculpteur... il s'affirme ainsi comme un artiste protéiforme qui investit les principaux genres et formats de son époque, de la satire à la religion, du croquis aux toiles monumentales.
Il occupe non seulement une place centrale dans la culture visuelle du XIXe siècle, mais encore, marque l'imaginaire du XXe et du début du XXIe, aussi bien pour la bande dessinée, dont il est considéré comme l'un des pères fondateurs, que pour le domaine cinématographique. Comme nul autre artiste de son siècle, Doré donne à voir au filtre de son "oeil visionnaire", toutes techniques confondues, le spectacle foisonnant et habité des mondes poétiques issu de son imaginaire, comme dans une perpétuelle quête de nouvelles frontières.
L'artiste et les saltimbanques

Gustave Doré-Les Saltimbanques dit aussi L'Enfant blessé
Gustave Doré
Les Saltimbanques dit aussi L'Enfant blessé, 1874
Clermont-Ferrand, musée d'Art Roger-Quilliot
© Ville de Clermont-Ferrand, musée d'art Roger-Quilliot [MARQ]

Bohémiens, saltimbanques, diseurs de bonne aventure... apparaissent fréquemment dans l'oeuvre graphique, peint et sculpté de Doré. Celui-ci partage avec son contemporain Daumier un intérêt sincère pour le monde forain. Acrobate émérite, il se déguise occasionnellement en Pierrot lors de soirées costumées. Récits biographiques autant que caricatures présentent souvent l'artiste en exhibitionniste.
De toute évidence, Doré lui-même joue de cette image de saltimbanque, qui va le desservir. Son agilité, sa virtuosité, sa "facilité", sa polyvalence seront en effet jugées suspectes dans le monde de l'art des années 1860-1870. A travers l'iconographie des saltimbanques, Doré exprime sans doute le sentiment d'exclusion qu'il éprouve face au monde de la peinture officielle.

Figures de l'enfer et de la mort

Gustave Doré-Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l'Enfer
Gustave Doré
Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l'Enfer, 1861
Bourg-en-Bresse, musée du Monastère royal de Brou
© Photo Hugo Maertens, Bruges

En 1861, Doré occupe le devant de la scène artistique parisienne en illustrant L'Enfer de Dante et présente au Salon une peinture monumentale qui en est également inspirée, Dante et Virgile. Le thème des visions infernales a intéressé l'artiste tout au long de sa carrière, tandis que les thèmes entrelacés de l'amour et de la mort resurgissent à diverses occasions : lors de la mort du poète Gérard de Nerval, au moment de la guerre franco-prussienne de 1870, et après le décès de sa mère en 1879.
Vers la fin de sa vie, mélancolique, parfois dépressif, il aborde, notamment dans le domaine de la sculpture, des sujets morbides ou inquiétants. Doré achève ainsi l'illustration du poème d'Edgar A. Poe, Le Corbeau, mettant en scène un écrivain en deuil de la femme aimée. Il ne verra pas l'aboutissement de l'ouvrage, qui paraît en Angleterre et aux Etats-Unis peu de temps après sa mort.
Doré sculpteur

Gustave Doré-La Parque et l'Amour
Gustave Doré
La Parque et l'Amour, 1877
Collection particulière
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Doré vint tard à la sculpture, en 1877, exposant au Salon la Parque et l'Amour, sans trop d'illusions sur sa réception : "Je ne manquerai pas de critiques et d'attaques, car je crois qu'il y en a plus d'un que cela contrariera de me voir sculpteur, mais enfin, j'espère trouver aussi de bons défenseurs". Peintre devenu sculpteur autodidacte, il se lance dans cette discipline sans formation préalable mais acquiert sans peine une virtuosité qui égale celle déployée en peinture.
La redécouverte du plâtre original de la Parque et l'Amour permet de mesurer ses talents, réels, de sculpteur.
Cette passion des dernières années de sa vie aboutit à des oeuvres ingénieuses et brillantes, s'inscrivant dans une tradition formelle classique et un naturalisme nourri d'académisme, qui domine alors l'esthétique de la sculpture des années 1870. Doré en propose une variation souvent inspirée par une iconographie complexe, mise au service de l'étrangeté, ou d'un goût affirmé pour le déséquilibre de la composition.
L'oeuvre sculpté de Doré se partage entre des oeuvres allégoriques ambitieuses ou extravagantes, de grandes dimensions, et des bronzes de dimensions plus réduites, destinés à une édition de qualité, à peu d'exemplaires, dont la disparité d'inspiration dérouta nombre de ses contemporains : Doré n'eut pas la reconnaissance qu'il ambitionnait comme sculpteur.

Le spectacle du religieux

Gustave Doré-Le Christ quittant le prétoire
Gustave Doré
Le Christ quittant le prétoire, 1874-1880
Nantes, musée des Beaux-Arts
© RMN-Grand Palais / Gérard Blot

La réputation de Doré comme "peintre prédicateur" (preacher painter) s'établit dans le dernier tiers de sa carrière, suite à sa célèbre illustration de la Sainte Bible en 1866. Peu après, il entreprend nombre d'oeuvres religieuses spectaculaires destinées à la galerie qu'il cofonde à Londres en 1867-1868, la Doré Gallery.
Les critiques contemporains, de Théophile Gautier à Emile Zola, s'accordèrent pour juger les productions de l'artiste d'une grande force dramatique, théâtrale, fantasmagorique même, culminant dans les différentes versions du colossal Christ quittant le prétoire.
Cette puissance du spectaculaire trouve son vocabulaire dans le foisonnement des figures et explique que ces oeuvres, dans lesquelles le sentiment religieux s'exprime avec une puissance quasi orchestrale, aient aussitôt servi de matière à divers spectacles : projections de lanterne magique, tableaux vivants, jeux de la Passion... C'est enfin au cinéma et ceci dès ses origines, que l'oeuvre de Doré connaîtra une influence considérable et durable.
De la caricature au paysage

Gustave Doré-Docks de Londres, dessin préparatoire pour l'illustration de la p. 24 de Londres : un pèlerinage (London: A Pilgrimage) de Blanchard Jerrold
Gustave Doré
"Docks de Londres", dessin préparatoire pour l'illustration de la p. 24 de "Londres : un pèlerinage" (London: A Pilgrimage) de Blanchard Jerrold, vers 1870
Strasbourg, musée d'Art moderne et contemporain
© Photo musées de Strasbourg

Avant de devenir le plus illustre des illustrateurs, Doré débute dans le domaine de la caricature et de la presse périodique, comme nombre de jeunes artistes en quête de notoriété.
Le célèbre éditeur parisien, Charles Philipon, est son premier mentor. Daumier ou Cham deviennent ses collègues. Après une période d'essai, il est engagé par contrat en avril 1848.
Dans le domaine du livre, Doré acquiert une réputation grâce à l'illustration des oeuvres de Rabelais (1854) et des Contes drolatiques de Balzac (1855). Au même moment, il déclare se donner pour but de "faire dans un format uniforme et devant faire collection, tous les chefs-d'oeuvre de la littérature, soit épique, soit comique, soit tragique", en grand format.
Dans les années 1860, Doré acquiert une notoriété internationale grâce à l'illustration de la Sainte Bible et de l'Enfer de Dante. Il devient par ailleurs l'un des artistes les plus hispanophiles et les plus anglophiles de sa génération et connaît une fortune considérable au Royaume-Uni grâce à la "Doré Gallery" qu'il cofonde à Londres en 1867-1868. La Grande-Bretagne et l'Espagne, sous l'angle littéraire ou pittoresque, vont durablement inspirer Doré, autant pour l'illustration que pour la peinture.
Doré ne se limite pas à cette dernière et aborde tour à tour - parfois dans des dimensions exceptionnelles - l'eau-forte et l'aquarelle. Il expose régulièrement ses oeuvres à Paris, au Salon, et à Londres dans les locaux de la "Doré Gallery".
En plus de tableaux historiques, religieux ou scènes de genre, souvent inspirées de ses illustrations, Doré, passionné d'alpinisme, expose nombre de paysages vus lors de ses fréquents déplacements en Savoie, dans les Vosges, en Espagne, en Ecosse, et surtout en Suisse. Il devient ainsi en France l'un des principaux représentants du paysage de montagne au XIXe siècle, livrant des visions spectaculaires et lyriques.

Chroniques satiriques et livres illustrés

Gustave Doré-Le danger de patiner, dessin pour l'Album de dessins
Gustave Doré
"Le danger de patiner", dessin pour l'Album de dessins, vers 1840-1842
Strasbourg, musée d'Art moderne et contemporain
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Enfant, Gustave dessine des albums et des histoires qui prennent modèle, dans le répertoire de la fable animale, sur l'oeuvre de J.-J. Grandville (1803-1847) et du Genevois Rodolphe Töpffer (1799-1846), dont les albums ou "histoires en estampes" connaissent une grande fortune à Paris. Ces albums sont plagiés par la maison Aubert, pour laquelle Doré travaille à son arrivée dans la capitale, à l'automne 1847.
Si l'actualité politique est marquée par la Révolution de février 1848 et la fin de la monarchie de Juillet, le jeune artiste se fait prudemment l'écho de la vie parisienne dans le Journal pour rire, et renouvelle le genre du récit par l'image.
Dans la presse illustrée, tel le Musée français-anglais dirigé par Philipon, Doré expérimente divers sujets - scènes de genre, épisodes historiques et pages religieuses - qu'il développera en peinture. Au même moment, il se tourne vers l'illustration des auteurs contemporains. Il débute en se spécialisant dans la littérature excentrique, mais il aborde rapidement les classiques français, italiens, allemands, espagnols et surtout anglais.
Son oeuvre illustré a depuis lors connu une diffusion internationale, absolument sans équivalent dans l'histoire de l'art et l'édition des XIXe et XXe siècles.
La fabrique du livre

Gustave Doré-L'Enfance de Gargantua
Gustave Doré
L'Enfance de Gargantua, vers 1873
Strasbourg, musée d'Art moderne et contemporain
© Photo Musées de Strasbourg

L'illustration de l'oeuvre de Rabelais entrepris à deux reprises, en 1854 chez l'éditeur Bry et en 1873 chez Garnier, permet de suivre l'évolution des pratiques de l'édition illustrée au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Le volume de 1854 fait partie d'une collection des "Chefs-d'oeuvre européens".
En guise de frontispice, Doré imagine Rabelais qui entrouvre les pages d'un livre monumental. On pourrait y voir une projection de la figure de l'illustrateur sur le point de redistribuer, en format monumental, les classiques de la littérature européenne.
Les deux in-folio formant la seconde édition de 1873 sont particulièrement ambitieux et comptent 61 hors-texte et 656 vignettes. Environ une centaine de sujets sont repris de l'édition de 1854, d'autres des Contes drolatiques de Balzac de 1855. Le contrat indique que Doré doit recevoir 800 francs l'unité, soit en tout 80 000 francs, somme alors considérable.
Il a la responsabilité de toute la partie iconographique et répartit les sujets auprès de ses graveurs, parmi lesquels Stéphane Pannemaker. Doré corrige les épreuves qui lui sont soumises, mais les matrices en bois et les stéréotypes métalliques qui en sont tirés pour faciliter les rééditions, restent la propriété des éditeurs.
Cette somptueuse édition des Oeuvres de Rabelais coûte deux cents francs pour l'édition standard, prix très élevé pour l'époque, le double des volumes usuels, et jusqu'à cinq cents francs pour l'édition de luxe sur papier de Chine. Parallèlement Doré exécute de grandes aquarelles qu'il expose et qui accompagnent l'édition.

Visions anglaises: Londres et Shakespeare

Gustave Doré-Scène de la rue à Londres
Gustave Doré
Scène de la rue à Londres, vers 1870
Paris, musée d'Orsay, conservé au département des Arts Graphiques du musée du Louvre
© RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Jean-Gilles Berizzi

Londres, première mégapole industrielle et capitaliste, où se creusent les inégalités sociales, occupe une place singulière dans l'imaginaire européen au XIXe siècle. Doré s'y rend en tant que "reporter" quelques années avant la guerre de 1870 et son oeuvre témoigne d'un regard français fasciné par une nation voisine, différente, concurrente malgré le rapprochement opéré sous le Second Empire, regard qui alterne et superpose choses vues et imaginées.
London : a Pilgrimage est publié d'abord en Angleterre en 1872, puis réédité en France, avec un nouveau texte, en 1876. Pour ce volume exceptionnel, qui a durablement façonné l'image continentale de la Londres victorienne, Doré a exploré les divers quartiers de cette "nouvelle Babylone" en compagnie du journaliste Blanchard Jerrold, l'auteur du texte.
Il en a visité les quartiers mal famés, de nuit, escorté par des policiers. L'ouvrage s'efforce de représenter, par la plume et le crayon, les extrêmes de la vie sociale londonienne, par éclairages successifs et contrastés, de l'ombre des bas-fonds à la lumière des champs de courses où se délasse la haute société.

Gustave Doré-Illustration d'une scène de Macbeth de William Shakespeare
Gustave Doré
Illustration d'une scène de "Macbeth" de William Shakespeare, vers 1875-1877
Strasbourg, musée d'Art moderne et contemporain
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Quelques années plus tôt, en 1867-1868, Doré a cofondé la "Doré Gallery", sise New Bond Street, qui lui permet d'exposer ses oeuvres à Londres. Simultanément, il investit les classiques anglais, modernes et anciens.
L'illustration des Idylles du poète Alfred Tennyson suscite des réactions mitigées de la part des lecteurs outre-Manche, qui reprochent à ses personnages d'être trop peu "anglais" sur le plan physionomique. L'illustration du Paradis perdu de Milton en 1866, des poèmes de Thomas Hood en 1870 puis de la Chanson du vieux marin de Coleridge en 1876 devaient servir de prélude à l'oeuvre majeur de Doré : l'illustration de Shakespeare pour lequel il ne prévoyait pas moins de mille images.
L'Espagne de Don Quichotte

Gustave Doré-La Bandurria, dessin préparatoire pour L'Espagne de Jean Charles Davillier
Gustave Doré
"La Bandurria", dessin préparatoire pour "L'Espagne" de Jean Charles Davillier, 1861
Strasbourg, musée d'Art moderne et contemporain
© Photo Musées de Strasbourg

A l'opposé de Londres, l'Espagne fait figure de terre sauvage et pittoresque: gothique et mauresque, nation catholique peuplée de brigands et de mendiants... Nombreux sont les peintres et écrivains français qui s'y rendent depuis le début du XIXe siècle : Delacroix, Nanteuil, Hugo, Mérimée, Gautier, Dumas.... A l'exotisme de l'inspiration se superpose la fascination d'un monde d'avant la Révolution et l'industrialisation, un monde que les Français voient déjà tout entier contenu dans le Don Quichotte de Cervantès. A Paris, la galerie de peinture espagnole constituée par le roi Louis-Philippe au Louvre joue aussi un rôle important.
Doré voyage en Espagne à plusieurs reprises, d'abord en 1855, en compagnie de Théophile Gautier et de l'éditeur Paul Dalloz. En 1861, répondant à une commande du journal Le Tour du monde de la Librairie Hachette, il y retourne avec le baron Jean Charles Davillier, hispanophile averti, qui fera le récit de leur périple.

Gustave Doré-Don Quichotte et Sancho avec Basile et Quiteria
Gustave Doré
Don Quichotte et Sancho avec Basile et Quiteria, vers 1863 (?)
New York, The Metropolitan Museum of Art
Don de Mrs William A. McFadden et Mrs Giles Whiting, 1928
© The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA

Doré s'y rend surtout en vue de l'illustration de Don Quichotte : "Je me rends donc dans la patrie de cet illustre hidalgo pour étudier tous les lieux qu'il a parcourus et remplis de ses exploits et faire ainsi une chose qui aura son parfum local".
Le roman de Cervantès compte parmi les récits les plus illustrés de la littérature européenne mais Doré veut surpasser ses prédécesseurs. Lors de sa parution en 1863, l'ouvrage sera l'objet d'éloges unanimes, même de la part d'Emile Zola : "On appelle ça illustrer un ouvrage : moi, je prétends que c'est le refaire. Au lieu d'un chef-d'oeuvre, l'esprit humain en compte deux".

Religion et pathos

Gustave Doré-Le Calvaire, dit aussi La Crucifixion
Gustave Doré
Le Calvaire, dit aussi La Crucifixion, 1877
Strasbourg, musée d'Art moderne et contemporain
© Photo Musées de Strasbourg

Doré aborde l'art religieux dans la seconde moitié des années 1850, d'abord dans la presse illustrée. Contemporaine des polémiques déclenchées par la Vie de Jésus d'Ernest Renan en 1863, sa monumentale Sainte Bible illustrée parue en 1866 marque un tournant décisif.
La "Bible de Doré" va durablement marquer le renouveau de l'art religieux qui affecte l'Europe dans le dernier tiers du siècle. Jamais dans l'histoire des représentations chrétiennes n'avait-on tant illustré et tant "imaginé" la Bible - au risque de heurter quelques sensibilités.
Ainsi, en tête du tome premier, le portrait de Dieu debout sur un nuage en train de créer le monde, exposé chez le libraire Cassel à Londres, devra être retiré face aux protestations du public.

Gustave Doré-L'Ange de Tobie
Gustave Doré
L'Ange de Tobie, vers 1865
Collection Musée d'Orsay - Musée Unterlinden, Colmar
Achat, 1865
© Musée d'Unterlinden, Colmar, France / The Bridgeman Art Library
Voir la notice de l'œuvre

Tout en multipliant les idées et points de vue inédits, Doré se réfère aux grands classiques du genre. Il traite ainsi le Calvaire en une suite de scènes dont certaines s'inspirent des effets de clair-obscur des eaux-fortes de Rembrandt.
Alors que la Bible est sous presse, Doré connaît un certain succès au Salon de 1865 grâce à une petite toile, L'Ange de Tobie, acquise par l'Etat pour le musée du Luxembourg, succès qui ne se répètera toutefois pas aux Salons suivants. Doré sait exploiter pour sa peinture d'inspiration religieuse le goût orientaliste, alors très en faveur, comme dans La Maison de Caïphe (1875).
Les Martyrs chrétiens et Le Calvaire explorent des thèmes qui hantent l'oeuvre d'un confrère contemporain célèbre que Doré ne semble pas avoir fréquenté, Jean-Léon Gérôme (1824-1904). Cependant, Doré ne pratique pas comme ce dernier l'ellipse narrative et peuple ses oeuvres d'anges évanescents et de foules compactes.
1870 : L'année terrible

Gustave Doré-Episode du siège de Paris
Gustave Doré
Episode du siège de Paris, vers 1871
Le Havre, musée d'Art moderne André-Malraux
© Musée des Beaux-arts André Malraux, Le Havre, France / Giraudon / The Bridgeman Art Library

L'"Année terrible" selon le mot de Victor Hugo, est celle de la défaite face à la Prusse, du Siège de Paris, suivie de la guerre civile lors de la Commune de Paris en 1871.
Doré s'engage comme volontaire dans la garde nationale, ce qui lui permet d'être, selon ses propres mots, "témoin de beaucoup de drames et d'épisodes de ruines. Il prend aussi le crayon et le pinceau pour témoigner, notes graphiques scénarisées ensuite.
Il saisit des ambiances nocturnes et embrasées, puis transforme ces "choses vues" en visions allégoriques. Les grands lavis et les peintures, dans des tonalités sombres ou de grisailles, sont à l'unisson du climat de guerre et de défaite qui meurtrit le pays et Paris en particulier.

Gustave Doré-Pétroleuse, illustration pour Versailles et Paris en 1871 de Gustave Doré
Gustave Doré
Pétroleuse, illustration pour "Versailles et Paris en 1871" de Gustave Doré, 1870-1871
Strasbourg, musée d'Art moderne et contemporain
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Le siège de la capitale à l'automne 1870 lui inspire un ensemble d'oeuvres dont le caractère réaliste s'écarte du traitement allégorique de ses créations patriotiques.
Durant la Commune, il se retire à Versailles, et au même moment Doré caricaturiste reprend du service après bien des années.
Plus brillant que jamais, il se moque de tous, des Prussiens rigides, des physionomies des communards et des incendiaires que l'on surnomme alors les "pétroleuses".
Le 24 avril 1871, il écrit à un proche ami alsacien : "Je voudrais, mon cher Arthur, qu'il me restât vingt pages pour te dire toutes les péripéties et angoisses par lesquelles nous passons depuis bientôt un mois. Cela passe la vraisemblance et cette époque tient vraiment de la fiction". La perte de sa terre natale, l'Alsace, affecta particulièrement Doré.

Paysage pittoresque et sublimes

Gustave Doré-Souvenir de Loch Lomond
Gustave Doré
Souvenir de Loch Lomond, 1875
New York, French & Company
© French & Company, New York

Doré fut l'un des principaux peintres de paysages français de la seconde moitié du XIXe siècle. Il aborde ce genre, qui l'accompagnera tout au long de sa carrière, surtout depuis les années 1860, dans toutes ses facettes, pittoresque et sublime, méditative et dramatique.
Influencé tant par Alexandre Calame que par Gustave Courbet, Doré, voyageur sportif et infatigable, passionné d'alpinisme, parcourt la France maritime, vosgienne, savoyarde et pyrénéenne, mais aussi le Tyrol, et tout particulièrement la Suisse et l'Ecosse. C'est ici qu'en avril 1873, dans la région de Braemar, Balmoral et Ballater, il se met sérieusement à l'aquarelle dont il devient un brillant représentant au sein de la Société des aquarellistes français, de 1879 à 1882.

Gustave Doré-Catastrophe du mont Cervin
Gustave Doré
Catastrophe du mont Cervin, 1865
Paris, musée d'Orsay, conservé au département des Arts Graphiques du musée du Louvre
© RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Gérard Blot

Le paysage en général, et la montagne en particulier, sont imprégnés d'imagination littéraire : "Je suis revenu impressionné de ce beau pays si agreste et romanesque", écrit-il à une amie anglaise à la suite de son séjour en Ecosse.
A mesure que passent les années, Doré tend à réduire la présence humaine dans ses compositions, jusqu'à l'évacuer. Rien dans la nature ne semble échapper à cet oeil curieux, à cette main toujours prête à saisir un ciel sombre, un torrent tumulteux, la lumière suivant l'orage, affectionnant par ailleurs des vues nocturnes ou crépusculaires. Lyriques, ces visions d'une spectacularité rêveuse et contemplative demeurent pour certaines parmi les plus étonnantes représentations de paysages du milieu du siècle. Leurs constructions harmoniques ne sont pas sans évoquer celles d'un Caspar David Friedrich, que Doré rejoint dans une certaine religiosité face au spectacle de la nature.
Gustave Doré et le cinéma

Tim Burton-Sleepy Hollow
Tim Burton
Sleepy Hollow, 1999
© Studio Canal

Selon Ray Harrihausen (1920-2013), maître des effets spéciaux cinématographiques, "Gustave Doré aurait été un grand chef opérateur (...) il regarde les choses avec le point de vue de la caméra". L'oeuvre de Doré a marqué de manière indélébile l'imaginaire filmique depuis ses origines. Et le cinéma, en retour, a "gravé" Doré dans l'imaginaire du XXe siècle.
Peu de films sur la Bible, depuis Vie et Passion de Jésus Christ produit par Pathé en 1902, qui ne se réfèrent à ses illustrations, ni d'adaptation cinématographique de Dante ou encore de Don Quichotte qui ne l'aient pris comme modèle, de Georg Wilhelm Pabst et Orson Welles à Terry Gilliam.
Il n'est pas de films sur la vie londonienne et victorienne qui n'empruntent leurs décors aux visions de Londres, un pèlerinage, qu'il s'agisse de David Lean, de Roman Polanski ou de Tim Burton. Nombre de scènes oniriques, fantastiques, fantasmagoriques ont puisé dans l'oeuvre graphique de Doré, depuis le Voyage dans la lune de Georges Méliès en 1902.
Ses forêts "primitives", notamment celles d'Atala, ont servi aux différentes versions de King Kong, de 1933 au film de 2005 par Peter Jackson qui s'était déjà appuyé sur l'oeuvre de Doré dans Le Seigneur des anneaux (2001 et 2003). Il faudrait encore évoquer la dette de Jean Cocteau envers les illustrations des Contes de Perrault dans La Belle et la bête (1945), de George Lucas pour le personnage de Chewbacca dans la Guerre des Etoiles (1977), jusqu'à la saga d'Harry Potter.
Enfin, dans le domaine du dessin animé ou de l'animation, la dette de Walt Disney envers Doré est immense, comme celle des réalisateurs qui ont donné vie au chat de Shrek (depuis 2004). Directement inspiré du Chat botté, le dynamique félin choisi comme figure emblématique de cette exposition.