Exposition au musée

Jean-Léon Gérôme (1824-1904). L'Histoire en spectacle

Du 19 octobre 2010 au 23 janvier 2011
Jean-Léon Gérôme
Pollice Verso, 1872
Collection of Phoenix Art Museum
© Phoenix Art Museum / DR
Jean-Léon Gérôme-Marchand de tapis au Caire
Jean-Léon Gérôme
Marchand de tapis au Caire, 1887
Minneapolis, Minneapolis Institute of Arts
© Minneapolis Institute of Arts

Jean-Léon Gérôme fut l'un des peintres français les plus célèbres de son temps. Il fut, durant sa longue carrière, l'objet de polémiques ou de critiques acerbes, notamment pour avoir défendu, contre les générations réalistes et impressionnistes, les codes d'une peinture académique essoufflée.
Gérôme fut pour autant moins un héritier qu'un créateur de mondes picturaux inédits, fondés sur une iconographie souvent singulière, qui privilégie le sujet et la narration érudite. Peindre l'Histoire, peindre des histoires, tout peindre, fut la grande passion de Gérôme. Il joua en permanence du mélange des valeurs et des genres dans une esthétique du collage et du décalage qui ne laisse d'intriguer. L'habileté à créer des images, à donner "l'illusion du vrai" par l'artifice et le subterfuge va de pair avec une peinture du fini mais pas de la perfection.

Jean-Léon Gérôme-Diogène
Jean-Léon Gérôme
Diogène, 1860
Baltimore, Walters Art Gallery
© The Walters Art Museum, Baltimore

Gérôme, peintre académique bien peu orthodoxe, sut ainsi mettre l'Histoire en spectacle, de l'Antiquité au monde qui lui fut contemporain, et placer, par des images particulièrement efficaces, le spectateur en témoin oculaire.
Cette exposition, la première monographie organisée à Paris depuis le décès de l'artiste en 1904, montre l'oeuvre de Gérôme sous tous ses aspects, peintre, dessinateur et sculpteur, du début de sa carrière dans les années 1840 jusqu'aux toutes dernières années et souligne le rapport singulier qu'il entretint avec la photographie. Elle ne vise pas à une réhabilitation de l'artiste, menée au cours des années 1970-1980 par les travaux pionniers du professeur Gerald Ackerman, mais à souligner la modernité paradoxale de celui qui fut longtemps regardé comme réactionnaire.
Créateur d'"images", son art a nourri cet art de "l'illusion du vrai", de création artificielle de mondes exacts qu'est le cinéma et nombre de ses oeuvres, diffusées par la gravure et la photographie sont devenues des motifs iconiques de la culture visuelle populaire.

L'épisode néo-grec

Jean-Léon Gérôme-L'intérieur grec, Le gynécée
Jean-Léon Gérôme
Intérieur grec, en 1848
Musée d'Orsay
Acquisition, 1981
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Le cercle des néo-grecs se créa de manière informelle, regroupant à partir de 1847 rue de Fleurus de jeunes artistes passionnés par une vision nouvelle de la Grèce antique. Cette approche se voulait archéologique, en rupture avec les évocations alors courantes d'une antiquité gréco-romaine approximative.
Gérôme évoqua à la fin de sa vie l'atmosphère de ce phalanstère artistique : "c'était le rendez-vous de tous les camarades et il y avait aussi des musiciens. On s'amusait bien et la concorde régnait parmi nous". Les néo-grecs privilégièrent la représentation érudite de sujets intimistes ou anecdotiques, déclinés entre un archaïsme formel un peu froid et des coloris recherchés qui leur furent rapidement reprochés, d'autant que le mélange du genre à la peinture d'histoire et la précision des accessoires archéologiques déployés complaisamment dévoyaient la tradition classique.

Jean-Léon Gérôme (1824-1904)-Jeunes Grecs faisant battre des coqs dit aussi Un combat de coqs
Jean-Léon Gérôme
Jeunes Grecs faisant battre des coqs, en 1846
Musée d'Orsay
Achat, 1873
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Au Salon de 1847, les Jeunes Grecs faisant battre des coqs signent les débuts de Gérôme comme jeune talent prometteur. Il est salué comme un artiste audacieux dans ses choix iconographiques, mais considéré par certains comme un dangereux perturbateur des règles en vigueur. Devant le succès du tableau, Gérôme se voit très vite reconnu comme le chef de file de ce mouvement de courte durée qui joua un rôle important dans le renouvellement pictural des années 1840 et la dilution progressive du genre dans la peinture d'histoire.

Gérôme, peintre d'histoires

Jean-Léon Gérôme-La mort de César
Jean-Léon Gérôme
La mort de César, 1859-1867
Baltimore, Walters Art Gallery
© The Walters Art Museum, Baltimore

Dans son Salon de 1859, Baudelaire aborde l'épineuse question du devenir de la peinture d'histoire : "Ici l'érudition a pour but de déguiser l'absence d'imagination. La plupart du temps, il ne s'agit dès lors que de transposer la vie commune et vulgaire dans le cadre grec ou romain". La charge aboutit logiquement au recensement des envois de Gérôme qui présente trois oeuvres aux résonances antiquisantes des plus marquées : Le Roi Candaule, Ave Caesar et César mort. Le peintre se voit pourtant reconnaître de "nobles qualités", mais gâchées par "l'amusement de la page érudite" et "le piège de la distraction". Le cas Gérôme est ainsi posé, celui d'un artiste de transition, entre le déclin de la peinture d'histoire académique, le grand genre aux normes immuables, et sa réinvention éclectique.
Cette mutation de la peinture d'histoire chez Gérôme doit être observée au travers une double filiation. Celle d'Ingres tout d'abord, que Gérôme admire, et qui revisitait la source d'inspiration grecque par le prisme de l'intime et du quotidien. Celle de Delaroche ensuite, le professeur de Gérôme, qui scénographiait une histoire à échelle humaine, et chez qui l'anecdote s'imposait comme le moyen d'accès privilégié à la grande histoire.

Jean-Léon Gérôme-Réception du Grand Condé par Louis XIV (Versailles, 1674)
Jean-Léon Gérôme
Réception du Grand Condé par Louis XIV (Versailles, 1674), en 1878
Musée d'Orsay
achat,2004
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Ce nouveau style correspond également aux aspirations d'une génération, ce qu'en 1842, l'historien Prosper de Barante résumait ainsi : "on veut connaître ce qu'était avant nous l'existence des peuples et des individus. On exige qu'ils soient évoqués et ramenés vivants sous nos yeux". Répondant à cet appel, Gérôme commença à développer dans les années 1850 un équilibre singulier entre illusionnisme documentaire et recomposition d'imagination. A ce titre, il n'y eu pas véritablement de différence entre l'univers orientaliste du peintre et ses tableaux historiques. Les deux versants de l'oeuvre partagent une même logique de reconstruction du réel qui ménage le potentiel narratif de l'image, à laquelle s'ajoute un métier lisse et soigné, gage d'efficacité pour faire du spectateur un témoin du passé.
Cet équilibre permanent entre connaissances historiques, imagination et "illusion du réel" fera, des décennies plus tard, toute la saveur des productions cinématographiques hollywoodiennes.

Dans l'atelier

Jean-Léon Gérôme-La fin de séance
Jean-Léon Gérôme
La fin de séance, 1886
Santa Ana, collection particulière
© Frankel Family Trust

Gérôme fut un peintre d'atelier. C'est là qu'il inventa et composa des images nourries par sa mémoire, mais surtout par un imaginaire pétri de culture picturale, littéraire et théâtrale. L'artiste était collectionneur, d'objets orientaux, notamment, sans doute acquis au cours de ses voyages. Les témoignages décrivent l'atelier du boulevard de Clichy tendu de grands tapis, rapportés d'Orient. Lieu de création, l'atelier devint, après 1878 et l'invention du peintre en sculpteur, le sujet de ses oeuvres, parfois subtilement - ainsi les objets suspendus aux murs des décors orientaux de ses toiles reprenaient l'accrochage de l'atelier - puis de manière plus littérale.
La fascination de Gérôme pour le geste du sculpteur, pour sa maîtrise de la matière et sa capacité à lui donner forme le tournèrent vers le mythe de Pygmalion insufflant la vie à Galathée. Il se représenta ainsi lui-même en sculpteur, jouant, dans La Fin de la séance de la redondance de la présence du modèle de chair et de la statue en train de s'ébaucher. Ses représentations mêlèrent étroitement les références au mythe antique avec la réalité contingente de l'atelier.

Anonyme-Gérôme en tablier de sculpteur assis à côté du plâtre des Gladiateurs, de face
Anonyme
Gérôme en tablier de sculpteur assis à côté du plâtre des Gladiateurs, de face, vers 1890
Paris, Bibliothèque nationale de France
© Bibliothèque nationale de France

On ne sait pas à quel moment il conçut l'idée de léguer à la Bibliothèque nationale la reproduction photographique de l'ensemble de ses oeuvres. "Je tiens à avoir une collection de mes oeuvres aussi complète que possible, vu que je l'ai donnée par testament à la Bibliothèque Nationale", écrivit-il ainsi à un collectionneur. Gérôme fit réaliser un ensemble de très belles photographies, de grandes dimensions, représentant ses oeuvres sculptées dans l'atelier. Il se fit aussi photographier avec certaines d'entre elles.

Les enjeux de la diffusion

Jean-Léon Gérôme-Peintre de poteries dans l'Antiquité : Sculpturae vitam insufflat pictura
Jean-Léon Gérôme
Peintre de poteries dans l'Antiquité : "Sculpturae vitam insufflat pictura", 1893
Toronto, Art Gallery of Ontario
© 2010 AGO

Dès 1859, Gérôme se lia avec l'un des plus grands marchands de son temps, Adolphe Goupil, dont il épousa en 1863 l'une des filles, Marie. Goupil était aussi l'un des fondateurs de la maison d'édition d'art qui porte son nom. Son génie propre fut d'avoir associé dès 1846 le commerce des reproductions d'oeuvres d'art, alors en plein essor, à celui des peintures originales.
Delaroche, le maître de Gérôme, fut un des premiers artistes pour qui le système de la reproduction généralisée, gravée puis photographiée, se mit en place. Gérôme sut ensuite pleinement en tirer parti. Grâce à ce système, les images des oeuvres exposées fugitivement au Salon se multipliaient en masse et circulaient de plus en plus vite dans le monde entier, touchant de nouveaux publics. Ce commerce des reproductions permettait de redoubler la notoriété des artistes, en même temps qu'il générait des profits immenses.
Il eut aussi des retentissements esthétiques considérables. La diffusion des reproductions des oeuvres peintes par la gravure et la photographie modifia également le statut de la représentation. Le sujet se transforma en image, dont le succès était d'autant plus grand que les ressauts de sa narration étaient clairs, soulignés, mis en exergue.

Jean-Léon Gérôme-Sortie du bal masqué
Jean-Léon Gérôme
Sortie du bal masqué, vers 1857-1859
Baltimore, Walters Art Gallery
© The Walters Art Museum, Baltimore

Comme l'épingla ironiquement Emile Zola, "évidemment, Monsieur Gérôme travaille pour la maison Goupil, il fait un tableau pour que ce tableau soit reproduit par la photographie et la gravure et se vende à des milliers d'exemplaires". En effet, il arriva souvent que l'artiste reprit ou copia certaines des ses toiles pour en faciliter la reproduction.
Grâce à leur diffusion, certaines d'entre elles devinrent des images mondialement connues, appartenant à l'imaginaire populaire, alors que, comme La Sortie du bal masqué, les originaux peints demeuraient conservés dans des collections particulières.

Les Orients de Gérôme

Jean-Léon Gérôme-Le prisonnier
Jean-Léon Gérôme
Le prisonnier, 1861
Nantes, Musée des Beaux-Arts
© RMN-Grand Palais / Gérard Blot

Gérôme accomplit, à partir de 1855, de nombreux voyages vers l'est de la Méditerranée, cet ailleurs proche qui, au milieu du XIXe siècle, commençait dès la Grèce. Le peintre en fit le sujet de nombreuses de ses oeuvres.
Ses représentations orientales sont tout à fait singulières ; sous couvert de l'exactitude que lui conférait sa manière précise, renforcée par son recours non dissimulé à la photographie, témoin de ses voyages, Gérôme inventa des scènes orientales qui puisaient à l'imaginaire pictural et littéraire de son temps. L'Orient que peignit Gérôme était celui rêvé dès 1829 par Victor Hugo, dans les Orientales. Ses images "vraies" de l'Orient de son temps demeuraient fidèles à une vison orientaliste, où se mêlaient sensualité et violence. Un critique de 1863 décrivit ainsi la sinistre excursion sur le Nil du Prisonnier : "Tout l'Orient est là, avec son fatalisme implacable, sa soumission passive, sa tranquillité inaltérable, ses insultes éhontées et sa cruauté sans remords".

Jean-Léon Gérôme-Bain turc ou bain maure
Jean-Léon Gérôme
Bain turc ou bain maure, 1870
Boston, Museum of Fine Arts
© 2010 Museum of Fine Arts, Boston

Les images "exactes" de Gérôme paraissaient d'autant plus vraies qu'elles semblaient recréer sans faille l'Orient attendu par ses contemporains. Elles apportaient au fantasme l'estampille de l'authenticité. Il prit pourtant bien des libertés et peu de ses oeuvres sont le fruit d'une observation directe. La plupart de ses toiles ne résistent guère à une analyse précise des scènes représentées au regard du contexte historique, géographique ou ethnographique dont elles se réclament.
Gérôme sut peindre de l'Orient une image immuable, intacte, offerte aux regards des spectateurs occidentaux. Il parvint ainsi à séduire un public ravi d'observer les représentations figées d'un ailleurs inchangé.

Gérôme sculpteur : "Le Père polychrome"

Jean-Léon Gérôme -Tanagra
Jean-Léon Gérôme
Tanagra, en 1890
Musée d'Orsay
1890
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / René-Gabriel Ojéda
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Gérôme fut très tôt intéressé par les trois dimensions, mais il vint tard à la sculpture, à cinquante-quatre ans, fortune faite, avec le sérieux et la ferveur d'un jeune artiste. Lié très tôt avec des sculpteurs de renom (Bartholdi, Fremiet), il présente en 1878 les Gladiateurs, sa première sculpture, monument "archéologique" sans concessions, qui reprend le motif du groupe central de Pollice verso.
Cette première étape d'un jeu de miroirs continuel entre peinture et sculpture jusqu'à la fin de sa carrière est inscrite dans l'esthétique du réalisme académique alors dominant et se cantonne à la monochromie d'un matériau noble de la sculpture, le bronze.
C'est à partir de 1890, avec Tanagra, que Gérôme opère un bouleversement radical de son travail vers le véritable enjeu de son oeuvre sculpté, la polychromie. La couleur appliquée à la sculpture moderne, imitée de la polychromie des sculptures antiques, avait suscité de vifs débats au cours de la première moitié du XIXe siècle : Gérôme, curieux infatigable, y vit la possibilité de renouveler la discipline. C'est dans la peinture des marbres qu'il donna sa pleine mesure, utilisant une peinture à la cire pigmentée qu'il pensait être proche de l'antique.

Jean-Léon Gérôme-Corinthe
Jean-Léon Gérôme
Corinthe, avant 1903
Musée d'Orsay
Achat, 2008
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Les saisissants simulacres illusionnistes de Gérôme brouillent ainsi la frontière entre polychromie populaire et savante et posent sans détours dès le début du XXe siècle la question des limites de la représentation. Cette pratique audacieuse et décomplexée de la couleur, l'érotisme assumé de ces marbres peints valurent aux "idoles" modernes de Gérôme des critiques virulentes.
A la fin des années 1890, il se consacre de plus en plus à la sculpture, présentant par ailleurs régulièrement des statuettes destinées à l'édition (Bonaparte entrant au Caire, Tamerlan). C'est à une sculpture que Gérôme travaillait au moment de son décès, la plus spectaculaire, Corinthe, son testament artistique.