Exposition au musée

L'Art russe dans la seconde moitié du XIXe siècle : en quête d'identité

Du 20 septembre 2005 au 08 janvier 2006
Victor Vasnetsov
Ivan Tsarevitch et le loup gris, 1889
Moscou, galerie Trétiakov
© A. Sergeeva, 1998 / DR
Isaak Levitan-Au dessus du repos éternel
Isaak Levitan
Au dessus du repos éternel, 1899-1900
Moscou, Galerie Trétiakov
© Galerie Trétiakov

La terre russe
Dans les années 1870, alors qu'émerge une nouvelle génération de paysagistes, le paysage, la "terre russe" devient, comme en littérature, l'une des expressions idéales de la culture russe. L'espace, le milieu naturel, et non plus les paysages classiques idéalisés ou italianisants, caractérisent l'oeuvre de peintres tels que Kouindji, Nesterov ou Levitan.
Cet intérêt s'explique par la lente urbanisation du pays et l'attraction que la vie paysanne exerce sur l'intelligentsia. Car l'être humain n'est pas absent du paysage russe de cette époque. Ainsi, dans son tableau Au-dessus du repos éternel, Levitan symbolise le lien étroit qui uni l'homme et sa terre en représentant dans un paysage grandiose une petite église isolée et son cimetière.
Sur un autre mode, Jour de fête de Kusnetsov révèle l'intimité de l'homme russe avec la nature, et illustre le folklore paysan.

Nikolaï Kusnetsov-Jour de Fête
Nikolaï Kusnetsov
Jour de Fête, 1879
Moscou, Galerie Trétiakov
© Galerie Trétiakov

La question du sujet russe se pose, plus généralement, depuis le début des années 1860. Sous l'influence notamment des écrits de Tchernichevsky (les Relations esthétiques de l'art et de la réalité, 1855) et de Prakhov, la nouvelle génération en appelle à un renouveau, en rupture avec l'idéalisme classique prôné à l'Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg.
La révolte des 14
En 1863, quatorze candidats refusent de participer au concours de fin d'étude de l'Académie de Saint- Pétersbourg. Ils s'opposent à l'enseignement classique qui limite les sujets picturaux aux thèmes mythologiques ou héroïques de l'histoire antique et religieuse. Ils veulent traiter des sujets russes contemporains.
Cette "Révolte des 14" ouvre la voie à un réalisme nouveau, en partie libéré du pittoresque sentimental et misérabiliste.

Ivan Kramskoï-Le Christ dans le désert
Ivan Kramskoï
Le Christ dans le désert, 1872
Moscou, Galerie Trétiakov
© Galerie Trétiakov

Les Ambulants
Dans la continuité de cette scission, est créée en novembre 1870 la Société des Expositions Ambulantes. Les membres de cette organisation sont soudés par un même idéal : l'art doit être au service du peuple. De fait la misère populaire devient le motif préféré du groupe. Afin de propager l'art à travers tout l'empire, la Société organise des expositions itinérantes. C'est pourquoi on les appelle les "Ambulants".
Antokolsky, Repine, Savistsky, Iarotchenko ou Kramskoï, le chef de file du groupe, traitent ainsi de la réalité sociale et politique de la Russie de leur temps. Ce prolongement du "réalisme critique" des années 1860, dont l'expression est limitée par la censure tsariste, s'opère avec un décalage certain par rapport aux principaux mouvements du réalisme européen. Il porte aussi les espérances de progrès sociaux, influencés par les idées de Tolstoï et la lente évolution politique du pays, marquée par l'abolition du servage en 1861.
Le réalisme idéologique des Ambulants s'exerce dans différents domaines : le paysage, la peinture historique, le portrait et la peinture de genre. Dans cette dernière, une scène de la vie intime peut devenir une représentation monumentale de la vie du peuple russe, comme dans Ils ne l'attendaient pas de Repine qui décrit le retour dans son foyer d'un révolutionnaire exilé.

Ilya Repine-Ils ne l'attendaient pas
Ilya Repine
Ils ne l'attendaient pas, 1884
Moscou, Galerie Trétiakov
© Galerie Trétiakov

L'évangile constitue également une source importante d'inspiration pour les Ambulants. Mais l'image du Christ est réinterprétée pour devenir le symbole de la force morale. Le héro "positif" est d'ailleurs un thème majeur de la peinture des Ambulants. Avec son Christ dans le désert, Kramskoï représente un Jésus privé de son caractère divin pour en faire la métaphore de l'homme contemporain, plongé dans ses pensées et sur le point de décider de son destin.
Pendant une trentaine d'années, les Ambulants dominent la vie artistique russe.
Ils considèrent que seul le réalisme peut leur permettre d'agir directement sur la vie sociale. Cette absence de liberté, cette prédominance du but à atteindre sur l'aspect formel de l'art sera à l'origine de leur déclin. Chez les Ambulants, c'est de cette peinture "vraie" de la vie moderne russe que découle un nouvel art national. Le recours aux sources folkloriques, populaires et traditionnelles intervient par l'intermédiaire d'autres artistes, d'autres mouvements.

Victor Vasnetsov-Ivan Tsarevitch et le loup gris
Victor Vasnetsov
Ivan Tsarevitch et le loup gris, 1889
Moscou, galerie Trétiakov
© A. Sergeeva, 1998 / DR

Le mouvement néo-russe
En architecture et dans les arts décoratifs, la première moitié du XIXe siècle se caractérise par l'influence du style byzantin. Cette tendance s'essouffle au cours des années 1850 et à partir des années 1860-1870, le retour aux sources populaires en tant que conservatoires de la spécificité russe s'affirme dans toutes les disciplines artistiques.
Il aboutit au style néo-russe, se traduisant entre 1860 et 1880 par un historicisme savant et exubérant qui triomphe dans les arts décoratifs et l'architecture, comme en témoigne la série des dessins présentés dans l'exposition.
On en retrouve un reflet fidèle dans l'image que la Russie présente d'elle-même aux Expositions universelles, par exemple à celle de Paris en 1878, dans le pavillon dessiné par Ropet.
Des artistes comme Vasnetsov, un tenant de la peinture nationale, ou Verechtchaguine se font construire des ateliers ou des résidences inspirées de l'architecture traditionnelle en bois. Quant à l'art de la cour impériale, il est à l'origine de modèles somptuaires reprenant des techniques anciennes, notamment en orfèvrerie.

Vassili Verechtchaguine-Apothéose de la guerre
Vassili Verechtchaguine
Apothéose de la guerre, 1871
Moscou, Galerie Trétiakov
© Galerie Trétiakov

Retour aux sources
La quête d'un art proprement russe se traduit par un retour aux sources littéraires, artistiques et religieuses non seulement savantes mais aussi populaires.
Ainsi, la publication, à partir de 1855, des Contes populaires russes connut plusieurs rééditions.
Ces contes déjà exploités par l'iconographie populaire, le sont aussi largement par des artistes comme Vasnetsov, Polenova ou Bilibine. Ce dernier en illustre une série pour les éditions du Goznak après 1900.
Du répertoire folklorique procèdent par exemple les figures légendaires slaves, comme les oiseaux mythiques aux visages de femme, Sirine et Alkonost, que l'on retrouve aussi bien dans les loubki (sing. loubok, des images populaires russes proches des images d'Epinal) que dans les motifs décoratifs d'architecture en bois.
Ce retour aux sources se traduit par une volonté affirmée d'étudier, de documenter, de conserver, de publier le patrimoine ancien ou ethnographique, notamment grâce à la photographie.

Sophie Tolstoï-Maria et Alexandra Tolstoï avec les enfants des paysans d'Iasnaïa Poliana
Sophie Tolstoï
Maria et Alexandra Tolstoï avec les enfants des paysans d'Iasnaïa Poliana, 1896
Moscou, Musée d'Etat Tolstoï
© Musée d'Etat Tolstoï, Moscou

Un outil ethnographique
Les photographes russes affirment, comme les autres artistes, leur attachement aux coutumes de la Russie ancienne. La photographie devient un outil essentiel pour les nombreuses études ethnographiques qui se développent alors en Russie.
Cet intérêt pour l'ethnographie est double. Sentimental, il s'appuie sur l'amour que les russes ont de leur terre et de ses paysages immenses ; politiques, ces représentations de la richesse et de la variété des populations de l'empire russe permettent de valoriser la puissance des tsars.
Célébrer "l'âme" russe
Les campagnes russes ont peu évolué au cours des siècles. Les isbas en bois, les vêtements richement brodés des femmes, les outils agraires restés simples, la survivance des coutumes, offrent un miroir vivant de la tradition. Comme la peinture, la photographie s'inscrit dans un désir de se rapprocher des réalités quotidiennes d'une Russie rurale. Le choix des sujets, scènes de genre recomposées en atelier ou paysages, témoigne du désir commun de célébrer "l'âme" russe, dont le riche patrimoine iconographique et narratif est une source féconde.

Ivan Raoult-Famille rassemblée en costume traditionnel, gouvernement d'Orel
Ivan Raoult
Famille rassemblée en costume traditionnel, gouvernement d'Orel, vers 1878
Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie,
© BnF, Paris

Les écrivains et la photographie
La photographie entretient également des liens étroits avec la littérature russe. De grands écrivains comme Tolstoï ou Tchekhov ont acquis, soit directement, soit par l'intermédiaire de leurs proches, une familiarité avec la création photographique.
L'exemple le plus émouvant est très sûrement celui de Sophie Andreïevna Tolstoï, l'épouse et fidèle assistante de l'écrivain. A partir de 1887, et jusqu'à la mort de son mari en 1910, elle photographie Tolstoï, leurs enfants et leurs amis dans leur propriété d'Iasnaïa-Poliana.
Grâce à ces images dont le seul sujet est la vie quotidienne dans la maison familiale, Sophie Tolstoï nous fait entrer dans l'intimité du grand homme, de plus en plus marqué alors par une crise mystique. Il avait définitivement quitté Moscou pour se rapprocher, physiquement, dans sa façon de vivre mais aussi dans son apparence des paysans russes. Il ne portait plus alors que la simple blouse du moujik.

Mikhaïl Vroubel-Volgova (glaçure bleue et jaune)
Mikhaïl Vroubel
Volgova (glaçure bleue et jaune), 1898
Moscou, Galerie Trétiakov
© Galerie Trétiakov

Abramtsevo et Talachkino
Le retour aux sources est particulièrement éloquent dans les centres ou colonies artistiques, qui confiaient la réalisation d'objets d'art décoratif –mobilier, boîtes, petits ustensiles...- aux koustari (paysans-artisans) d'après des modèles imaginés par des artistes issus des milieux urbains.
Deux des principaux centres furent Abramtsevo, qui se développe dès les années 1880, près de Moscou, grâce au mécène S.I. Mamontov, et Talachkino, établi à l'initiative de la princesse Maria K. Tenicheva près de Smolensk après 1900. La production de Talachniko est à l'honneur dans cette exposition grâce aux prêts exceptionnels consentis par le musée-réserve d'Etat de Smolensk.
Dans son autobiographie, Maria Tenicheva raconte qu'elle voulait "avec des matériaux simples, accessibles à toutes les bourses, atteindre l'élégance de la fabrication, la commodité d'utilisation et l'originalité, l'harmonisation de la forme et de l'idée, en employant dans une intention décorative des choses aussi simples que des toiles, des broderies, des pierres et des métaux".
Un troisième centre, moins novateur et plus commercial, se développe au même moment dans la ville de Sergueiv Possad qui possédait une ancienne tradition de sculpture sur bois. La production de ces ateliers a alimenté le marché jusque dans les années 1910-1920.

Mikhaïl Vroubel-Le démon assis
Mikhaïl Vroubel
Le démon assis, 1890
Moscou, Galerie Trétiakov
© Galerie Trétiakov

Mikhaïl A. Vroubel (1856-1910)
Issu de l'Académie des Beaux-arts de Saint-Pétersbourg, le peintre Mikhaïl Vroubel rejoint en 1889 la colonie d'Abramtsevo.
Vroubel est une personnalité à part, un artiste profondément original et indépendant, qui va mener l'art russe au seuil du XXe siècle.
A Ambretsevo, Vroubel continue de peindre, en particulier une formidable série de "démons", mais il travaille également dans des domaines aussi variés que la céramique, l'architecture, la sculpture, les panneaux décoratif, les décors de théâtre. Il devient le représentant le plus éclatant du style "Modern", une version russe de l'Art nouveau.
Ce vaste champ d'activité ainsi que l'intérêt qu'il porte aux sources traditionnelles rapproche, malgré sa singularité, l'oeuvre de Vroubel des préoccupations artistiques de son époque.
Une section entière de l'exposition est consacrée à Vroubel. Elle permet de replacer le travail de l'artiste dans ce contexte d'émergence d'un art national, alors qu'il est souvent associé aux symbolistes européens.
Dans les dix dernières années de sa vie, Vroubel souffre de troubles mentaux qui l'obligent de plus en plus souvent à être interné. Il se consacre au dessin à partir de 1902 et continue à travailler jusqu'en 1906. Il aura réalisé à lui seul la transition entre l'ancienne et la nouvelle génération d'artistes russes.

Kouzma Petrov-Vodkine-Le bain du cheval rouge
Kouzma Petrov-Vodkine
Le bain du cheval rouge, 1912
Moscou, Galerie Trétiakov
© Galerie Trétiakov

Mir Iskousstva
Dans les années 1890, un cercle culturel se forme à Saint-Pétersbourg autour du peintre A. Benois. Dans un esprit proche du mouvement international de l'Art Nouveau, ce groupe s'intéresse à toutes les branches de l'art, y compris les arts dits "mineurs" (décor de théâtre, illustration, couture, jouets, cartes postales, bibelots...), et les traite à l'égal de la peinture ou de la sculpture afin d'introduire la beauté dans le cadre de la vie courante.
Avec Diaghilev, Benois fait paraître entre octobre 1898 et fin 1904 la revue Mir Iskousstva (Le Monde de l'Art) qui se distingue par l'attention portée à la qualité du papier, aux reproductions, à la mise en page et à son ornementation.
En réaction à l'art figé des Ambulants, Mir Iskousstva défend la liberté et la curiosité, ouvrant ses pages aussi bien aux créations des ateliers d'Abramtsevo et Talachniko qu'à l'actualité artistique de l'étranger. Mir Iskousstva désigne aussi bien la revue, qui paraît jusqu'en 1904, que les expositions organisées par celle-ci. Le rôle prépondérant tenu par Mir Iskousstva dans le renouveau des arts graphiques au tournant du siècle est évoqué dans l'une des salles du niveau médian.

Natalia Gontcharova-Motifs d'Evangile
Natalia Gontcharova
Motifs d'Evangile, vers 1910
Moscou, Galerie Trétiakov
© Galerie Trétiakov

Héritage national et Neo-primitivisme
Au début du XXe siècle, et jusque dans les années 1910, l'art populaire demeure une source d'inspiration très féconde. Plusieurs associations d'artistes qui participent à la genèse du néo-primitivisme russe revendiquent pleinement cette influence. C'est le cas du Valet de carreau (1910-1916), aussi très marqué par l'expressionnisme allemand et l'art français, en particulier Cézanne, Gauguin et les fauves. Bien qu'ils aient participé à la fondation du Valet de Carreau, Larionov et Natalia Gontcharova rompent rapidement avec ce mouvement, qu'ils estiment trop inféodé à l'art occidental. Ils fondent en 1912 la Queue de l'âne, où l'héritage national était consciemment revalorisé.
Gontcharova s'inspire des broderies paysannes, des loubki et des icônes orthodoxes. Au cours des années 1909-1912, le jeune Malevitch interprète ces oeuvres néo-primivistes dans ses propres créations, en empruntant d'une façon plus radicale que les générations précédentes à l'art religieux ancien et à la tradition spirituelle.
Cette exposition n'inclut pas les avant-gardes, mais il importait d'évoquer à la fin du parcours cette filiation ininterrompue et réinventée entre arts populaires, traditions russes et création artistique au moment où l'art russe prend une véritable dimension internationale.