Le dernier portrait

Camille sur son lit de mort, en 1879
Musée d'Orsay
Don de Mme Katia Granoff, 1963
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Jeune femme sur son lit de mort, xVIIe siècle
Rouen, musée des Beaux-Arts
© Musée des Beaux-Arts, Rouen, Didier Tragin, Catherine Lancien
Cette exposition évoque la pratique qui consistait à faire le portrait d'un défunt, soit sur son lit de mort, soit dans son cercueil, avant sa mise en bière. Ce "dernier portrait" - masque mortuaire, peinture, dessin ou photographie - demeurait dans le cercle étroit de la famille et des amis, mais, dans le cas des personnalités connues, pouvait connaître une large diffusion publique. Extrêmement répandu dans les pays occidentaux au XIXe siècle et jusque dans la première moitié du XXe siècle, le dernier portrait est aujourd'hui en voie de disparition ; du moins reste-t-il limité à la sphère privée.
Masque mortuaire de Marat, 1793
Lyon, Bibliothèque municipale
© Bibliothèque municipale de Lyon, Didier Nicole
Les quelque deux cents oeuvres exposées vont de la fin du Moyen Age au XXe siècle, du masque mortuaire présumé de Battista Sforza, pris en 1472, à la photographie de Mère Teresa, morte à Calcutta en 1997. Il s'agit de montrer combien est ancienne la tradition de la "feinte", cette empreinte qui prenait la place du corps du défunt dans les funérailles royales, tout comme la tradition privée et bourgeoise du portrait peint sur le lit de mort, tel qu'on le rencontre dans les Pays-Bas au XVIIe siècle. L'accent sera mis sur la fin du XVIIIe siècle, qui aimait à couper les têtes (Robespierre, moulé par la future Mme Tussaud), à exposer (Marat) ou à exhumer les corps (Henri IV).
Masque mortuaire de Napoléon Ier, 1821
Saint-Denis, Atelier de moulages de la Réunion des musées nationaux
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / DR
Lorsque meurent Napoléon en 1821 et Géricault en 1824, leurs derniers portraits se répandent, donnant lieu à une exploitation commerciale à outrance, mais aussi à d'étonnantes interprétations. Les oeuvres, tirées des réserves des musées de la Malmaison et de Rouen, permettront de mesurer l'ampleur du phénomène. A ces pratiques publiques s'opposent les cas très fréquents des artistes qui s'emparèrent eux-mêmes du crayon ou du pinceau pour conserver l'image ultime d'un être cher. L'exemple le plus célèbre est certainement celui de Madame Monet sur son lit de mort, mais Scheffer, Delaroche, Henner, Regnault, Seurat, Rosso et Ensor ont fait de même pour leur mère, soeur ou tante.
Le Tintoret peignant sa fille morte, 1843
Bordeaux, musée des Beaux-Arts
© Musée des Beaux-Arts de Bordeaux, Lysiane Gauthier
Ce qui fut pour certains peintres un véritable réflexe nous choque aujourd'hui : comment peut-on songer à créer une oeuvre au plus profond de son chagrin ? Pourtant, en agissant ainsi, ils ne faisaient que répéter l'exemple illustre du Tintoret peignant sa fille morte, cette légende ravivée par Léon Cogniet dans son impressionnant tableau du Salon de 1843 (Bordeaux, musée des Beaux-Arts).
Marcel Proust sur son lit de mort, en 1922
Musée d'Orsay
Don de la Société des Amis du Musée d'Orsay, 1986
ADAGP - photo musée d'Orsay / rmn © ADAGP, Paris © RMN-Grand Palais / DR / DR
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Sous la Troisième République, le dernier portrait connut son apogée : on n'imagine guère aujourd'hui la publicité qui était donnée aux derniers instants des grands hommes et à leur dernier portrait. Ainsi en fut-il de Victor Hugo en 1885, au chevet duquel furent convoqués pas moins de douze artistes, sculpteurs-mouleurs (Dalou), photographes (Nadar), peintres et dessinateurs. Ce type d'images figurait en couverture de L'Illustration. Une galerie de célébrités permettra de découvrir les traits d'hommes politiques, d'écrivains, de compositeurs, d'artistes.
Edith Piaf sur son lit de mort, 12 octobre 1963
Paris, musée-association Les Amis d'Edith Piaf
© DR - photo Richard Bouchara
Le visiteur y trouvera bien des occasions de surprises, tout en éprouvant l'émotion d'y retrouver des visages familiers : Gambetta, sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, Proust, ou encore Rodin, jusqu'à ceux d'Edith Piaf et de Jean Cocteau, morts le même jour d'octobre 1963
Masque mortuaire de Franz Liszt, 1er août 1886
Saint-Denis, Atelier de moulages de la Réunion des musées nationaux
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / DR
Longtemps réservé à une élite, le dernier portrait se démocratisa grâce à la photographie : très tôt, des daguerréotypes furent réalisés, le plus souvent par des photographes anonymes. Images modestes mais impressionnantes, qui rendent compte de la mortalité élevée des femmes et des enfants tout en conférant à chacun de ces individus anonymes une dignité posthume. Grâce à ces clichés, ceux qui restaient pouvaient contempler l'image - souvent la seule qu'ils possédaient - de ceux qui partaient et accomplir ainsi le nécessaire travail du deuil.
Valentine à l'agonie, 24 janvier 1915
Bâle, Offentliche Kunstsammlung Basel Kunstmuseum
© Offentliche Kunstsammlung Basel Kunstmuseum
Deux peintres surent, chacun à sa manière, faire de leurs épreuves intimes le médium de leur art : Munch, ayant tôt perdu sa mère puis sa soeur de tuberculose, déclina avec obsession ce thème en des oeuvres qui, pour personnelles qu'elle fussent, puisèrent leurs sources dans la tradition picturale et photographique ; Hodler accompagna son amie Valentine Godé-Darel dans sa maladie en la peignant chaque jour, jusqu'à la délivrance finale. Ces oeuvres, loin d'être pénibles, montrent au contraire une image apaisée de la mort. Les défunts apparaissent souvent jeunes et embellis : ils semblent dormir, nimbés de sérénité.
L'Inconnue de la Seine, vers 1898-1900
Saint-Denis, Atelier de moulages de la Réunion des musées nationaux
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / DR
Certaines de ces "belles morts" se sont prêtées à tous les fantasmes, comme le célèbre masque de L'Inconnue de la Seine, qui passe pour le moulage du visage d'une jeune noyée, pris à la Morgue vers 1898-1900. Ce visage pur et virginal a suscité l'imagination à la fois d'un Aragon ou d'un Man Ray, au point de devenir, dans l'entre-deux guerres, un mythe visuel et littéraire.
La Vierge inconnue, Canal de l'Ourcq, 1927
Paris, collection particulière
© DR - Musée d'Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Mais il s'est trouvé des artistes pour commettre le sacrilège : ainsi Arnulf Rainer s'est-il emparé, à la fin des années 1970, de photographies de masques mortuaires de grands hommes - Beethoven, Frédéric II - pour les repeindre, les maculer, les griffer. Est-ce la métaphore du tabou de la représentation de la mort, qui est apparu au cours du XXe siècle ?
Aujourd'hui, en exposant ces oeuvres, nous souhaitons montrer qu'une lecture pluridisciplinaire, nourrie notamment des apports récents de l'histoire des mentalités, en est désormais possible et qu'elles peuvent rencontrer notre sensibilité contemporaine.