Exposition au musée

Le Théâtre de l'Œuvre (1893-1900), naissance du théâtre moderne

Du 12 avril au 03 juillet 2005
Albert Harlingue
Lugné-Poe, entre 1900 et 1910
Musée d'Orsay
Don de M. Pierre Coursaget par l'intermédiaire de la Société des Amis du Musée d'Orsay, 1997
Domaine privé © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / René-Gabriel Ojéda
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Edouard Vuillard-Portrait de Lugné-Poe
Edouard Vuillard
Portrait de Lugné-Poe, 1891
Rochester (New York), Memorial Art Gallery of the University of Rochester
Don de Fletcher Steele
© Memorial Art Gallery of the University of Rochester, James Via

Cette exposition, qui a nécessité la collaboration de plusieurs institutions et collectionneurs français et étrangers s'ordonne autour de deux pôles complémentaires : un pôle artistique présentant des oeuvres d'artistes, qui furent les acteurs et les soutiens de cette nouvelle scène, Maurice Denis, Vuillard, Bonnard, Toulouse-Lautrec, Vallotton, pour n'en citer que quelques-uns, et un axe historique composé de témoignages sur le fonctionnement de cette scène d' "à côté".

Pierre Bonnard-Le théâtre des Pantins, 6 rue Ballu
Pierre Bonnard
Le théâtre des Pantins, 6 rue Ballu, 1898
© DR

Animé d'un "entrain de brûleur de planches", Lugné-Poe (1869-1939) se lance dans sa première aventure théâtrale à l'âge de dix-sept ans avec les Escholiers, une société artistique et littéraire fondée par l'un de ses condisciples du lycée Fontanes (futur Condorcet) que fréquentent également Maurice Denis et Vuillard. Il poursuit sa formation au conservatoire de Musique et de Déclamation et chez Antoine, au Théâtre Libre, avant de passer au Théâtre d'Art. Le prologue de l'exposition centré sur L'Intruse de Maeterlinck, représentation donnée en 1891 au bénéfice de Verlaine et Gauguin, illustré par Maurice Denis et Vuillard, évoque le rôle initiateur de cette scène créée par Paul Fort pour lutter contre la suprématie du naturalisme, des vaudevilles et du répertoire classique.

Pierre Bonnard-Dessin préparatoire pour le cachet de L'Wuvre
Pierre Bonnard
Dessin préparatoire pour le cachet de L'Wuvre, 1893
Collection particulière
© photo Musée d'Orsay, Alexis Brandt / DR

Au lendemain de son premier spectacle, Pelléas et Mélisande, donné le 17 mai 1893, Lugné-Poe décide de créer sa propre entreprise théâtrale pour accueillir le symbolisme. Vuillard choisit le nom de L'Œuvre tandis que Bonnard dessine un logo illustré représentant un terrassier, Lugné-Poe lui-même, en train de relever ses manches. Des portraits, dont le plus fameux par Vuillard conservé au Rochester Memorial Art Gallery, des caricatures, des photographies, des scènes saisies sur le vif par Toulouse-Lautrec, témoignent de l'intrépide personnalité du jeune directeur de ce théâtre à huis clos et sans troupe régulière. Pendant ses premières saisons, L'Œuvre produit des représentations souvent uniques sur des scènes louées pour la circonstance, les Bouffes du Nord, le Nouveau Théâtre, La Comédie Parisienne.

Alfred Jarry-Véritable portrait de M. Ubu
Alfred Jarry
Véritable portrait de M. Ubu, 1896
Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie
© Bibliothèque nationale de France, Paris

Ces spectacles, réservés à un public d'abonnés composés d'intellectuels, d'artistes et de snobs, échappent à la censure mais non aux rapports de la Préfecture de Police comme en témoignent les archives. A l'heure des attentats anarchistes et de l'Affaire Dreyfus, L'Œuvre, qui joue des pièces souvent engagées d'auteurs d'origine étrangère, Ibsen, Björnson, Hauptmann, Strindberg, devient suspecte. Son répertoire cosmopolite est complété par des drames symbolistes de jeunes auteurs français comme Henry Bataille, Rachilde, Gabriel Trarieux ou Henri de Régnier. Après 1895, Lugné-Poe abandonne cette orientation trop littéraire pour jouer des oeuvres appartenant au patrimoine dramatique mondial tout en continuant à créer des pièces des auteurs nordiques qui ont fait la réputation de son théâtre. Toujours à la recherche de jeunes talents nationaux, il découvre Jarry et crée Ubu Roi, le 10 décembre 1896.
Une section de l'exposition est consacrée à cet événement, relayé par le spectacle donné en janvier 1898 par les marionnettes du Théâtre des Pantins, un guignol pour adultes installé dans l'appartement de Claude Terrasse, le compositeur de la musique de scène de la pièce.

Théophile Alexandre Steinlen-L'Ennemi du peuple d'Henrik Ibsen
Théophile Alexandre Steinlen
L'Ennemi du peuple d'Henrik Ibsen, 18 février 1899
Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle, fonds Rondel
© Bibliothèque nationale de France, Paris

Pour défendre son théâtre, Lugné-Poe invente une nouvelle stratégie de communication, publiant des brochures, des manifestes, des programmes explicatifs ainsi que des lithographies programmes d'une haute qualité artistique. Réunis pour la première fois à l'occasion de cette exposition, les programmes illustrés des six premières saisons de L'Œuvre constituent un ensemble remarquable associant l'image et la lettre, où des signatures prestigieuses se côtoient, Vuillard, Burne-Jones, Vallotton, Toulouse-Lautrec, Denis, Rops, Bonnard, Steinlein, Munch, Toorop, Van Rysselberghe, et bien d'autres encore. La presse et les revues d'avant-garde proches de la mouvance symboliste, comme La Revue blanche, Le Mercure de France ou Pan, apportent également leur soutien à l'entreprise de Lugné-Poe plus applaudie au cours de ses tournées à Bruxelles, Amsterdam, Copenhague ou Londres qu'à Paris.

Edouard Vuillard-Au Théâtre de L'Wuvre
Edouard Vuillard
Au Théâtre de L'Wuvre, 1895
Collection particulière
© Paris 2005

Véritable laboratoire d'innovations scéniques, L'Œuvre propose une conception nouvelle de la scène, bannissant le cube naturaliste au profit de décors et d'éclairages suggestifs. Lugné-Poe recommande à ses acteurs un jeu neutre, impersonnel, pour mieux servir les drames symbolistes qu'il met en scène, poussant l'interprétation d'Ibsen vers un symbolisme obscur. Témoin privilégié, Vuillard, qui fut le premier régisseur de ce théâtre, transcrit dans ses tableaux, lithographies et dessins cet espace irréel où s'affrontent des personnages aux gestes somnambuliques évoquant les tensions d'un théâtre de la vie intérieure. Un ensemble remarquable d'oeuvres rarement montrées, voire encore inconnues, illustre ces correspondances fécondes entre peinture et théâtre. Peu d'éléments subsistent des décors et des mises en scène des spectacles des premières saisons à l'exception d'un ensemble exceptionnel, exposé pour la première fois, autour d'un drame indien intitulé Le Chariot de terre cuite, auquel Toulouse-Lautrec apporta sa collaboration.

Edvard Munch-Ibsen au Grand Café
Edvard Munch
Ibsen au Grand Café, vers 1898
Oslo, Galleri K
© DR / DR

L'exposition s'achève sur un hommage à Ibsen, immortalisé par Munch tel que Lugné-Poe le rencontra en 1894 au cours d'une tournée à Christiania (Oslo) où il s'était rendu pour jouer Rosmersholm et Solness le constructeur devant le maître. Des lithographies du peintre norvégien, auteur également de deux programmes illustrés pour des pièces d'Ibsen, évoquent les tensions intérieures, l'aspiration vers un idéal et l'irréductible solitude humaine, caractéristiques du théâtre d'idées défendu par Lugné-Poe à L'Œuvre jusqu'à la fin du siècle.