Manet, inventeur du Moderne
Puisque modernité il y a
D'une certaine manière, cette exposition est née d'un tableau : L'hommage à Delacroix que Fantin-Latour montra au Salon de 1864, un an après la disparition du maître. On y voit Manet, le grand refusé du Salon de 1863 avec son Déjeuner sur l'herbe, en bonne compagnie, dressé entre Champfleury et Baudelaire : d'un côté l'homme de Courbet, de l'autre, le champion de Delacroix. Manet serait-il alors ce peintre qui conjugua réalisme et romantisme ?
L'hypothèse de Fantin-Latour, séduisante, ne demandait qu'à s'approfondir et à s'étayer. C'est ce que proposent les neuf sections du parcours, en arrachant Manet aux postérités douteuses. On ne peut plus se contenter de présenter Manet comme le père supposé de l'impressionisme ou de la peinture pure, pour ne pas parler de l'abstraction.
Le choc que crée la fulgurance de Manet au début des années 1860, son évolution constante au cours des deux décennies suivantes - de l'hispanisme militant des débuts au naturalisme déviant des dernières toiles -, sa détermination à révolutionner la peinture d'histoire dans l'espace public où elle prend son sens, voilà, sans doute, des perspectives plus ajustées au génie "moderne" de Manet, puisque modernité il y a.
Le choix de Couture
Pour mieux exalter la radicalité de Manet, ses premiers biographes - Zola dès 1867 - l'ont coupé de ses racines. Il était entendu qu'il n'avait rien retenu de ses années de formation (fin 1849-1856) dans l'atelier de Thomas Couture. C'est après avoir échoué au concours d'entrée à l'Ecole Navale que Manet, fils de haut fonctionnaire, intègre l'atelier du peintre des Romains de la décadence (Paris, musée d'Orsay).
Couture n'est alors pas considéré comme un "pompier" parmi d'autres. Il passe plutôt pour l'héritier de Rubens et de Ribera, de Gros et de Géricault, en plus académique...
De cet ami de Michelet, la Seconde République a presque fait son peintre officiel. Au moment où Manet le rejoint, Couture s'échine à boucler une grande page patriotique, L'Enrôlement des volontaires de 1792 (vers 1848, Beauvais, musée départemental de l'Oise), qu'électrise une verve réaliste plus présente dans les études préparatoires.
Manet s'est montré aussi sensible à la franchise synthétique du portraitiste qu'à la sentimentalité de ses figures d'adolescents rêveurs ou rebelles. Mais ses copies d'après Delacroix et son Enfant à l'épée (1861, New York, Metropolitan Museum of Art), tourné vers l'Espagne de Velázquez, laissent deviner d'autres appétits.
Le moment Baudelaire
On ne sait pas quand est née "la vive sympathie" qui rapprocha Manet et Baudelaire jusqu'à la mort du poète des Fleurs du mal en 1867.
Depuis ses premiers articles sur le Salon et sa désespérante routine, l'écrivain avait travaillé à convertir le romantisme en modernité, qui serait aux arts visuels ce que Balzac avait été au roman.
Peu importe au fond que Baudelaire n'ait pas reconnu ouvertement en Manet "le peintre de la vie moderne", pour user de la formule qu'il appliqua en 1863 au brillant dessinateur de presse Constantin Guys.
Dès que Victorine Meurent, modèle privilégié de Manet, surgit dans ses tableaux, chanteuse déclassée dans La chanteuse de rue (1862, Boston, Museum of Fine Arts) ou nu impudique dans Olympia et Le déjeuner sur l'herbe (1863, musée d'Orsay), le peintre trouve le moyen de parler au présent, et de mêler au prosaïsme neuf des sujets, l'instantanéité de la photographie et la profondeur de l'ancienne peinture...
Cela suffit pour se faire accuser de blasphème et d'outrage à toutes les traditions. Pourtant Manet, qui connaît son Louvre sur le bout des doigts, revendique l'héritage des grands maîtres et traite des sujets à la mode, des danseuses espagnoles à l'intimité du boudoir.
Un catholicisme suspect ?
Dès 1864, un an après le Salon des refusés, nouveau choc : Manet expose son Christ aux anges (New York, Metropopolitan Museum of Art) contraire à tous les usages de la peinture religieuse. Ses modèles viennent d'Italie (Fra Angelico, Andrea del Sarto) ou d'Espagne (Greco, Velázquez, Goya), à l'instar de son ami et rival Legros.
Baudelaire, de culture catholique comme eux, a soutenu leurs efforts dans un genre aussi contrôlé que le nu féminin. En 1859, parlant de Delacroix, il avait pu écrire que "la religion étant la plus haute fiction de l'esprit humain [...], elle réclame de ceux qui se vouent à l'expression de ses actes et de ses sentiments l'imagination la plus vigoureuse et les efforts les plus tendus".
Manet, l'ami de l'abbé Hurel, a relevé ce défi : réinventer, et non restaurer, l'art sacré. Pour partager l'anticléricalisme de Michelet, il n'en respectait pas moins les droits imprescriptibles de la foi individuelle et l'enseignement des Evangiles, qu'il a traduit de façon aussi musclée que subtile.
Du Prado à l'Alma
Après l'échec que ses tableaux ont subi au Salon de 1865, le Christ moqué par les soldats (Chicago, Art Institute) et Olympia, Manet prend la route de l'Espagne pour la première fois.
Son but essentiel, ce sont les quarante Velázquez du Prado. La confrontation réelle avec les maîtres de la peinture espagnole, Greco et Goya compris - pour ne pas parler des collections italiennes de Madrid -, sera à effets multiples. Zola, dès 1866, alors que le Fifre (1866, musée d'Orsay) est rejeté par le jury du Salon, note l'étonnante alliance de sobriété et d'énergie qui se dégage des toiles réalisées après le retour du peintre.
En fait d'âpreté et de tension dramatiques, L'homme mort (vers 1864, Washington, National Gallery of Art) atteint un sommet qui n'a pas d'égal. Il s'agit, par ailleurs, du fragment d'une scène de corrida que Manet a découpée autour de 1865.
Insatisfaction, ou volonté d'intensifier la puissance visuelle des tableaux, le choix n'est pas anodin au regard des reproches continus de la presse. A défaut de composer, comme on l'attend de lui, Manet décompose et redéfinit autrement l'unité de perception.
Les promesses d'un visage
La formule est de Baudelaire, elle dit le jeu du désir et de la frustration qui traverse la série des portraits de Berthe Morisot qu'ouvre Le balcon (musée d'Orsay) au Salon de 1869.
La jeune femme est issue des meilleurs milieux, où elle trouve mal sa place. Egalement peintre, elle sera un membre actif du "groupe impressionniste".
Morisot a évoqué ainsi ce tableau inaugural : "Ses peintures produisent comme toujours l'impression d'un fruit sauvage ou même un peu vert. Elles sont loin de me déplaire".
Le Balcon trouble autant par son espace suspendu, ses contrastes de couleur, que par le mystère et le silence obstinés des trois protagonistes. Ils s'ignorent et jettent sur l'extérieur un regard désabusé ou presque fatal.
Aux côtés de Berthe Morisot, Manet a représenté la violoniste Fanny Claus et le paysagiste Antoine Guillemet. Jusqu'en 1874, année où elle épouse l'un de ses deux frères, le peintre flirte avec ses métamorphoses.
Impressionnisme piégé
En mai 1874, Manet s'est résolument tenu à l'écart de la première exposition de ceux qu'une partie de la presse raillera en les taxant d'impressionnisme... Il passait pourtant alors pour leur "chef", désignation dont certains de ses amis vont s'emparer afin de renforcer son autorité.
C'est le cas de Mallarmé, dont le peintre se rapproche dès 1873. Reste que le langage de Manet a évolué depuis la fin de la guerre franco-prussienne et de la Commune, deux événements qui l'ont touché de près.
Palette plus claire et écriture plus vibrante. On aura tort de les expliquer par la seule influence de ses amis Monet et Renoir. Cette libération chromatique et formelle s'était fait jour, dès le milieu des années 1860, à travers ses marines les plus sobres et les plus proches du monde de Whistler. Plutôt que d'adopter l'esthétique émergente, Manet va l'adapter à ses visées, dont le Salon - espace public par excellence - reste le lieu idéal.
Le tournant de 1879
Le virage fut d'abord politique après l'élection de Jules Grévy. Le Salon change d'atmosphère sans tarder.
Cette situation nouvelle va précipiter l'évolution de Manet, forme et fond. Chez le Père Lathuille (Tournai, musée des Beaux-Art), qui enchanta Huysmans au Salon de 1880, échappe à l'éthique un peu démonstrative des romans de Zola, qui semblent avoir beaucoup plu à Manet. Lui n'a jamais prétendu juger les moeurs contemporaines. Mais il n'en pas moins cultivé ses relations avec le milieu de l'éditeur Charpentier, que le succès de Zola a enrichi au point de pouvoir lancer La Vie moderne.
C'est à la fois une revue illustrée et une galerie, ouvertes toutes deux à la nouvelle peinture, Renoir, Monet et Manet lui-même. En avril 1880, ce dernier y réunit une vingtaine de tableaux et de pastels.
Autant qu'un bilan, comme le portrait de Constantin Guys (1879, collection privée) l'atteste, c'est une sorte de petit manifeste.
La forte présence de scènes de brasserie et de music-hall, le grand nombre surtout de mondaines et demi-mondaines frappa les contemporains : Manet se montrait là "sous un jour tout nouveau comme peintre de femmes élégantes" (Philippe Burty).
Less is more
Bien qu'assez nombreuses, un cinquième de l'oeuvre entier, les natures mortes n'ont pas eu pour Manet la valeur qu'on leur prête aujourd'hui. Des catégories, souples mais constantes, ont gouverné sa production - le primat du sens, l'impact sur l'imagination, l'impératif de la composition - et les meilleures natures mortes se font une place modeste au sein de cette hiérarchie.
Leur raison d'être fut d'abord matérielle. Tant que ses tableaux de figures ne se vendirent pas, il multiplia les fleurs, les fruits et les "tables servies".
Plus que la virtuosité décorative, hommage direct aux vieux maîtres, ou l'intrusion savoureuse de l'accidentel, c'est la dramatisation qui les sauve de la banalité.
Autour de 1880, cadrages et toiles se resserrent. Dépouillement maximum, bref éclat de fraîcheur en pleine pâte. Les petits riens, dont souriait le peintre, accédaient à une plénitude sans précédent.
La fin de l'histoire ?
Manet a toujours agi en peintre d'histoire, par ambition d'abord, puis par souci de coller à l'actualité politique. La première oeuvre qu'il ait présentée sous son nom, en 1860, est un portrait-charge d'Emile Ollivier, publié dans Diogène, un journal libéral et anticlérical que dirigeait Ernest Adam.
Cet ami de la famille Manet nous rappelle que le son milieu tient à l'opposition sous le Second Empire.
Que Manet ait ensuite brossé plusieurs tableaux contestataires, du Combat du Kearsarge (1865, Philadelphie, Museum of Art) à l'Exécution de Maximilien (1867, Mannheim, Kuntshalle), n'a rien pour surprendre.
L'arrivée des radicaux au pouvoir, en 1879, lui donna un dernier coup de fouet.
Dès l'instauration du 14 juillet et l'amnistie des Communards, il se décide à rendre hommage à un "rouge". Ce dont Monet se fait l'écho, en décembre 1880 : "J'ai vu Manet, assez bien portant, très occupé d'un projet de tableau à sensation pour le Salon, l'évasion de Rochefort dans un canot en pleine mer".
Destiné au Salon la toile inachevée fut à la fois sa Barque de Dante (Eugène Delacroix, 1822, musée du Louvre) et son Radeau de la Méduse (Théodore Géricault, 1819, musée du Louvre).