Manet... Velázquez... La manière espagnole au XIXe siècle
Au retour d'un bref séjour à Madrid, le 14 septembre 1865, Manet écrit à Baudelaire que Velázquez "est le plus grand peintre qu'il y ait jamais eu".
Fasciné par l'Espagne, il est venu juger sur place la manière de peindre d'un artiste essentiellement exposé au musée royal de Madrid.
Présentée au musée d'Orsay, puis au Metropolitan Museum of Art de New York, l'exposition se propose de montrer l'évolution que connaît la peinture du XIXe siècle, qui abandonne progressivement les règles de l'académisme et la technique issue de Raphaël pour les remplacer par une facture plus libre, permettant de mieux saisir la réalité et de donner l'impression de la vie par les touches de couleurs. Ce n'est donc pas une présentation de l'Espagne vue par les voyageurs, même si le thème des courses de taureaux peint par Goya, Dehodencq et Manet, figure dans l'exposition.
Consacrée, pour un tiers, à la manière espagnole de Manet, avant et après son voyage en Espagne, l'exposition présente aussi des oeuvres de ses aînés, contemporains et amis, précédées de quelques-unes des peintures espagnoles appréciées par les artistes français au cours du XIXe siècle.
Une place de choix est faite à Goya, héritier de Velázquez et dernier grand peintre de cour, connu dès l'époque romantique par ses Caprices qui inspirèrent Delacroix, et, plus tard, Constantin Guys et Manet.
L'art espagnol, peu exposé en France avant la Révolution, fait son apparition au Louvre, après les guerres napoléoniennes en 1814-1815, avec des chefs-d'oeuvre de Ribera, Murillo et Zurbaran, renvoyés à Madrid à la suite du Congrès de Vienne. Pour qu'une véritable familiarité se confirme, il faudra attendre la Galerie espagnole de Louis-Philippe, installée au Louvre de 1838 à 1848, pour découvrir plus de 400 tableaux, lesquels seront ensuite dispersés à Londres en 1853. On y admire des Goya avec les Jeunes (Palais des Beaux Arts de Lille) et les Majas au balcon, mais la grande révélation est alors la peinture de Zurbaran dont le Saint François en méditation (Londres, National Gallery) est la vedette. Deux tableaux de Corot (musée du Louvre) et de Manet (Fine Arts Museum, Boston) s'en inspirent directement. Millet peint Sainte Barbe (musée des Beaux Arts d'Angers) à la manière d'un Ribera.
Cependant, l'artiste le plus adulé est Murillo. Après la perte de la Galerie espagnole, le Louvre acquiert à grands frais, en 1852, l'Immaculée Conception de Murillo (musée du Prado, depuis l'échange de 1941), mais aussi de plus modestes peintures, comme la Réunion de treize personnages que l'on croit de Velázquez et qui inspire à Manet copies et variations, dont l'Enfant à l'épée (Metropolitan Museum of Art, New York).
La peinture espagnole donne l'exemple d'un réalisme extrême avec ses mendiants, ses bouffons, ses infirmes et ses martyrs. Les réalistes français y trouvent matière, non seulement pour des sujets modernes, mais aussi pour une nouvelle peinture d'histoire, que l'on observe dans la carrière de
quelques-uns des amis de Courbet, Bonvin, et Manet, comme Legros fasciné par Zurbaran, et Ribot qui passe pour un nouveau Ribera.
D'autres artistes, Carolus Duran ou Bonnat, fortement marqués par leur séjour en Espagne, sont aussi présents dans l'exposition, le premier par un Autoportrait (musée du Prado, Madrid) qui ressemble à un Velázquez, le second par le Job du Salon de 1880, ridé à la manière d'un Ribera. Quant à Henri Regnault, brillant prix de Rome, il quitte la Villa Médicis pour poursuivre en Espagne ses travaux de pensionnaire ; témoin d'une nouvelle révolution à Madrid, il peint le monumental portrait de Juan Prim ; 8 octobre 1868, (musée d'Orsay) inspiré à la fois par Goya et Velázquez. Ce tableau, placé à l'entrée de l'exposition, résume la situation politique mouvementée de l'Espagne au XIXème siècle. Et c'est au Goya du Dos de Mayo que fait écho l'Exécution de Maximilien de Manet (version de Boston).
Les prêts du Metropolitan Museum of Art, co-organisateur de l'exposition, sont particulièrement importants pour l'art espagnol et Manet. Ils permettent de suivre l'artiste à travers les Salons qui ont précédé son voyage en Espagne, avec le Guitarero du Salon de 1861, les deux tableaux qui encadraient Le Déjeuner sur l'herbe au Salon des refusés de 1863 – Mlle Victorine en costume d'espada et Jeune Homme en costume de majo -, le Christ aux anges du Salon de 1864, ainsi que l'Enfant à l'épée de 1861, dont Zola écrivait justement : "On dit qu'Edouard Manet a quelque parenté avec les maîtres espagnols, et il ne l'a jamais avoué autant que dans l'Enfant à l'épée".
Le musée du Prado prête quatre Velázquez dont le Bouffon Pablo de Valladolid, qui inspire à Manet, après son retour de Madrid, l'Acteur tragique (National Gallery of Art, Washington) et le Fifre (musée d'Orsay), Menippe que l'on retrouve dans ses deux Philosophes (Art Institute, Chicago), le Nain el Primo avec un livre ouvert qui rappelle Emile Zola (musée d'Orsay) où Manet a pris soin de placer une gravure de Goya, d'après les Buveurs de Velázquez (musée du Prado).
L'Artiste (musée de Sao Paulo), refusé au Salon de 1876, est un ultime clin d'oeil aux portraits de Philippe IV en chasseur de Velázquez. Si, dans cette effigie d'un familier - le bohême Marcellin Desboutin -, Manet atteint une nouvelle maîtrise de la touche jetée, en délaissant les gris de l'Acteur tragique pour faire jouer les ocres et les bruns avec le noir, - il n'en reste pas moins fidèle au réalisme espagnol qui sait donner de la dignité à la misère.