Max Ernst « Une semaine de bonté » - les collages originaux
Une Genèse en cinq cahiers
Les 184 collages d'Une semaine de bonté ont été créés pendant l'été 1933 lors d'un séjour de Max Ernst à Vigoleno, au nord de l'Italie. L'artiste puise son inspiration dans des gravures sur bois issues de romans populaires illustrés, de journaux de sciences naturelles ou encore de catalogues de vente du XIXe siècle. Découpant minutieusement les motifs qui l'intéressent, il les assemble, portant sa technique de collage à un degré de perfection incomparable. Pour qui n'a pas les illustrations d'origine sous les yeux, il est difficile de pouvoir établir à quels endroits Max Ernst est intervenu.
Au final, chaque collage forme un engrenage donnant naissance à des êtres extraordinaires évoluant dans des décors fascinants, des mondes visionnaires défiant l'entendement et le sens de la réalité.
Après La Femme 100 têtes (1929) et Rêve d'une petite fille qui voulut entrer au Carmel (1930), Une semaine de bonté est le troisième roman-collage de Max Ernst. Celui-ci avait à l'origine prévu de le publier en sept cahiers afin d'associer à chaque cahier un jour de la semaine. Le choix du titre renvoie d'ailleurs au sept jours de la Genèse. Mais c'est également une allusion à l'association d'entraide "La semaine de la bonté" fondée en 1927 pour promouvoir l'action sociale. Paris avait été envahi d'affiches de l'organisation sollicitant le concours de chacun. Le titre, comme les éléments constitutifs des collages sont autant d'"emprunts" de Max Ernst.
Les quatre premières livraisons ne rencontrèrent cependant pas le succès escompté. Les trois "jours" restant furent donc rassemblés dans un cinquième et dernier cahier. Les livrets parurent entre avril et décembre 1934, chacun étant relié dans une couleur différente : violet, vert, rouge, bleu et jaune. Dans la version finale, deux oeuvres ont été écartées. L'édition ne compte donc que 182 collages.
Une réaction aux désastres du siècle
Dans Une semaine de bonté, les tableaux et événements qui se déroulent au fil des pages forment un contraste éclatant avec le titre. Pouvoir, violence, torture, meurtre et catastrophes en sont les thèmes dominants. Les scènes pleines d'agitation et de brutalité qui apparaissent sur de nombreuses feuilles sont à mettre en rapport avec la situation politique alarmante de l'époque et à la montée des périls. Ernst réagit alors à l'implantation de dictatures en Europe, à la prise de pouvoir par les national-socialistes.
A ses préoccupations contemporaines se mêlent allégories, allusions à la mythologie, la Genèse, les contes de fées et les légendes, mais aussi des bribes de rêves et des mondes poétiques. L'ouvrage est également traversé par des thèmes chers à l'auteur : la sexualité, l'anticléricalisme, le rejet de la famille et de la bourgeoisie, le refus du patriotisme...
C'est finalement une certaine forme de société que semble vouloir dénoncer Max Ernst. Ses collages irrévérencieux reflètent l'état d'esprit de ses hommes revenus traumatisés de la Première Guerre Mondiale (lui-même a servi dans l'artillerie allemande) et qui devaient reprendre place dans une société qui met tout en oeuvre pour oublier les horreurs du conflit. Il s'empare des représentations conventionnelles, stéréotypées du mal, de l'abjection et de la souffrance que l'on trouve dans les journaux, les revues, les romans. Mais en les transformant, en les associant entre-elles, il détourne radicalement ces images de leur message d'origine et en renforce l'impact.
Ce n'est que vers la fin de cette série complexe que l'on assiste à un retour à des motifs oniriques et poétiques pouvant se comprendre comme un hymne à la liberté, au rêve, à la fantaisie et à la volupté des yeux.
Mais finalement, dans ce roman visuel, sans parole, le spectateur reste dépendant de sa seule interprétation. C'est à lui de reconstruire un événement, d'identifier une histoire ou de tenter de donner un sens, jusqu'à en perdre haleine.
Structure et division d'Une semaine de bonté
Les seuls textes présents dans Une semaine de bonté sont ceux des titres qui ouvrent chaque partie. Aux jours de la semaine, Ernst associe en intertitre ce qu'il nomme un "élément" - sorte de symbole commun aux images qui vont suivre -, et un "exemple" - figure ou thème qui va se répéter dans les pages à venir -. Seul dans le dernier cahier, il accompagne les jours par des citations choisies de Marcel Schwob, Jean Hans Arp, André Breton, Paul Eluard et d'autres.
La reprise de motifs et d'accessoires semblables de page en page à l'intérieur d'un même chapitre assure la cohésion de l'ouvrage. Une séparation visible en paragraphes était ainsi possible sans texte. Les masques (tête de lion, tête d'oiseau...), les éléments (eau, dragon, coq...) identifient les jours de la semaine. Le fait qu'à chaque cahier soit associée une couleur apporte une distinction supplémentaire. Les sept éléments symboliques introduits en intertitre -"La boue", "L'eau", "Le feu", "Le sang", "Le noir", "La vue" et "L'inconnu" – constituent enfin un autre moyen de structurer le livre.
Premier cahier
Dimanche
Elément : La boue
Exemple : Le lion de Belfort
Ernst se détache de la chronologie de la Genèse en faisant débuter sa semaine par le dimanche, qu'il fait sombrer dans une orgie de violence, de blasphème et de mort. De même, l'élément associé "La boue" – la boue primitive, der Urschlam – est un contraste absolu avec le jour de repos du Créateur.
Ce chapitre parcourt les milieux les plus variés pour étudier la relation entre les sexes. La persécution, le vol, la séduction, la torture, le châtiment et la mort dominent. La figure récurrente est l'homme à tête de lion, symbole de puissance. Orné de médailles, de décorations ou même du Sacré-Coeur, cet être hybride incarne tour à tour l'autorité sociale, publique et religieuse.
Deuxième cahier
Lundi
Elément : L'eau
Exemple : L'eau
La violence humaine du premier volet laisse place à la force de la nature. L'eau en est le fil conducteur. Elle détruit les ponts, inonde les rues de Paris, s'infiltre dans les chambres à coucher, les appartements, et emporte avec elle de nombreux êtres humains. Ici, la Femme est reine.
Troisième cahier
Mardi
Elément : Le feu
Exemple : La cour du dragon
L'histoire commence dans "La cour du dragon" à Paris, et se poursuit dans la grande bourgeoisie. Les dragons et serpents côtoient les êtres humains, eux-mêmes pourvus d'ailes de dragon ou de chauve-souris, voire aussi d'ailes d'ange.
Le feu des passions, élément à l'opposé de la force naturelle de l'eau, conduit à des tragédies symbolisées par les attributs ou animaux plongés dans cet enfer bourgeois. Les motifs surréels qui apparaissent sur les murs et les panneaux de porte expriment les rêves, les peurs et les désirs cachés de la bourgeoisie.
Quatrième cahier
Mercredi
Elément : Le sang
Exemple : Oedipe
Le personnage mythique d'Oedipe est ici représenté avec une tête d'oiseau. Les collages narrent son histoire, notamment l'assassinat du père et l'énigme du sphinx. Le plus célèbre d'entre eux est dédié à la blessure aux pieds que lui avait infligée ses parents pour être sûrs de ne pas le voir revenir après qu'il eut été abandonné. Recueilli et adopté par Polybe, le roi de Corinthe, le jeune enfant reçoit le nom d'Oedipous signifiant "pied enflé" en grec ancien.
Chez Ernst, la scène de la blessure, fruit d'une transposition surréaliste, représente l'homme-oiseau transperçant le pied d'une femme nue avec un poignard.
Dernier cahier
Jeudi
Elément : Le noir
Premier exemple : Le rire du coq
"Ceux d'entre eux qui sont gais tournent parfois leur derrière vers le ciel et jettent leurs excréments à la figure des autres hommes ; puis ils se frappent légèrement le ventre." Marcel Schwob (L'Anarchie).
"Le rire est probablement destiné à disparaître." Marcel Schwob (Le Rire).
Autre exemple : L'île de Pâques
"Les pierres sont remplies d'entrailles. Bravo. Bravo." Arp
Une fois encore, Max Ernst se sert d'emblèmes pour représenter les différentes formes de pouvoir.
Dans la première suite, le coq gaulois symbolise l'Etat français. Dans la deuxième, les têtes des personnages cruels, que l'on a pu voir jusqu'à présent, se transforment en idoles de pierre de l'île de Pâques.
Vendredi
Elément : La vue
Exemple : L'intérieur de la vue
Trois poèmes visibles
"Si trois est plus grand que 6, faites un cercle autour de la croix, et si l'eau éteint le feu, tracez une ligne du sceau à la bougie, en passant au-dessus du couteau, puis faites une croix sur l'échelle." Prof. O. Decroly et R. Buyse (Les tests mentaux).
Aux scènes mouvementées des suites précédentes succèdent ici des images pour la plupart emblématiques. Pour certaines planches, Ernst revient à une manière de procéder qu'il a surtout utilisée au début de sa carrière : le "collage synthétique". Ces compositions sont faites d'éléments hétérogènes placés sur une feuille blanche. Pour les relier entre eux, l'artiste complète les espaces intermédiaires à l'encre ou au crayon, créant en règle générale une scène qui évoque un large paysage.
Premier poème visible
"Et j'oppose à l'amour
Des images de toutes faites
Au lieu d'images à faire."
Paul Eluard (Comme deux gouttes d'eau)
Deuxième poème visible
"Un homme et une femme absolument blancs." André Breton (Le revolver aux cheveux blancs)
Samedi
L'élément : Inconnu
Exemple : La clé des chants
"............
............
............
............"
Pétrus Borel (Was-ist-das)
Dans cette ultime partie, des femmes en transe quittent leurs lits et leurs chambres à coucher pour s'envoler. Toute pesanteur, caractéristique de la réalité, est abolie. A travers ces figures cambrées, Max Ernst illustre la fascination surréaliste pour l'hystérie, maladie libératrice et inspiratrice : "Gloire [...] à l'hystérie et à son cortège de femmes jeunes et nues glissant le long des toits. Le problème de la femme est, au monde, tout ce qu'il y a de merveilleux et de trouble" (André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1962).
Jusqu'à l'an dernier, les collages originaux d'Une semaine de bonté, que Max Ernst a conservé sa vie durant, n'avaient été exposés qu'une fois dans leur intégralité (moins cinq planches, sans doute jugées trop blasphématoires). C'était en mars 1936 au Museo Nacional de Arte Moderno de Madrid, juste avant que n'éclate la guerre civile espagnole. Cette exposition est donc une formidable occasion de remettre en lumière l'un des secrets les mieux gardés et l'une des oeuvres majeures de l'art surréaliste du XXe siècle, dans laquelle s'exprime toute la volonté de Max Ernst de transgresser les catégories constituées et d'abolir les frontières entre les genres.