Meijer de Haan, le maître caché

Autoportrait sur fond japonisant, 1889-1891
© Fondation Triton, Pays-Bas / DR
Amsterdam, musée historique juif
Collection Jaap van Velzen
© Joods Historisch Museum / Jewish Historical Museum, Amsterdam / DR
Une enfance dans le quartier juif d'Amsterdam
Meijer de Haan naît le 15 avril 1852, au coeur du quartier juif d'Amsterdam. Il est issu d'un milieu aisé, puisque son grand-père maternel est un riche négociant en étoffes, propriétaire de plusieurs immeubles. On sait peu de choses de la jeunesse de Meijer, sinon qu'il grandit au sein d'une vaste famille : il a deux frères et une soeur, tous plus jeunes que lui (un frère aîné est mort en 1854), et ses parents partagent un logement avec sa tante maternelle et son oncle qui ont eux-mêmes sept enfants. Entre 1867 et 1872, Meijer de Haan suit les cours de P. F. Greive, un petit maître spécialisé dans les scènes pittoresques de pêche. Quelques oeuvres de cette époque nous sont parvenues, comme une Nature morte avec homard et citron datée de 1872.
L'examen médical préalable au service militaire nous donne une description physique du jeune homme en 1871. Il est blond, a les yeux bleus et souffre d'une "légère infirmité". Sans doute s'agit-il de son dos bossu, conséquence probable de la tuberculose dont il a souffert toute sa vie. Ne mesurant que 1,49 m., il échappe à ses obligations militaires "pour cause de petite taille". Meijer de Haan peut donc se consacrer à sa carrière artistique, choix peu aisé puisqu'à cette époque la communauté juive souffre encore de difficultés d'intégration. Il est alors l'un des rares juifs d'Amsterdam à vouloir devenir artiste-peintre, mais sa démarche est sans doute facilitée par la réussite financière de sa famille.
Type ou Portrait d'une vieille Israélite, vers 1880
Amsterdam, Rijksmuseum
© DR / DR
Années de formation
En 1874, Meijer de Haan est reçu à l'Académie nationale des beaux-arts, en classe dessin. Malade, il n'y demeure que quelques mois, mais continue ensuite à travailler. Ses oeuvres conservent la marque de l'éducation reçue dans l'atelier de Greive. De Haan demeure à l'écart des innovations artistiques de l'époque.
Durant les années 1870, la famille De Haan connaît de nombreux bouleversements. Samuel, le plus grand frère de Meijer, ouvre une boulangerie en 1872. Mietje, leur mère meurt en 1875, et, en 1877, Meijer emménage chez Samuel et semble participer activement au développement de la fabrique de pain familiale, ce qui lui assure des revenus confortables.
Il n'abandonne pas pour autant la peinture, au contraire, puisqu'il appartient à l'éminente société d'artistes Arti et Amiticiae, dont Greive était un membre actif et administrateur. C'est par l'intermédiaire de cette société que De Haan expose au Salon de Paris de 1879 et 1880, ou participe régulièrement à la Triennale des maîtres vivants organisée dans sa ville.
Uriël Acosta d'après le tableau de Meijer de Haan du même nom
Amsterdam, musée historique juif
© Joods Historisch Museum / Jewish Historical Museum, Amsterdam / DR
La controverse autour d'Uriël Acosta
Huit années durant, entre 1880 et 1888, Meijer de Haan travaille sur un immense tableau dont il veut faire son magnum opus. Après avoir longtemps douté, reprenant sa toile à de multiples reprises, il présente finalement son Uriël Acosta lors d'une rétrospective qu'il organise en 1888, avec ses élèves Isaacson et Hartz, au Panorama d'Amsterdam.
Il s'agit de l'évocation d'un juif, Uriël Acosta, condamné par des rabbins pour ses positions sur l'immortalité de l'âme, et qui se serait donné la mort en 1640 à Amsterdam. En optant pour un grand tableau d'histoire, De Haan suit l'air du temps puisque son pays est alors en quête d'une conscience nationale. L'oeuvre, dans laquelle on peut voir Acosta face à ses juges est aujourd'hui disparue, mais elle nous est connue grâce à une reproduction parue dans une brochure et sa description dans divers journaux.
Dans la presse, les réactions sont mitigées, mais la revue Nieuwe Gids se distingue par la violence de sa critique. Il s'agit du périodique des "Tachtigers", un groupe de jeunes artistes néerlandais, admirateurs des impressionnistes et à l'origine d'un renouveau littéraire et artistique dans les années 1880. Uriël Acosta y est présentée comme une oeuvre faible et sans âme, "abominable", "un méli-mélo de souvenirs de Rembrandt et Munkaczy".
Dans la presse juive, l'exposition est passée sous silence, ce qui peut être considéré comme une critique implicite. Nous ne savons pas si le départ de Meijer de Haan pour la France, en 1888, est déterminé principalement par la critique destructrice de Nieuwe Gids, où s'il se trouve également en butte à la désapprobation des milieux juifs. Toujours est-il que le 30 août, son nom a disparu du registre de la population d'Amsterdam.
Botte d'ail et pot d'étain, entre 1852 et 1895
Musée des Beaux-Arts, Rennes
Achat en vente publique, 1959
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Séjour à Paris
A Paris, De Haan, accompagné d'Isaacson, loge dans un premier temps chez son compatriote Theo van Gogh, rue Lepic. Etait-il, avant son arrivée, déjà au fait du mouvement impressionniste et des autres courants d'avant-garde qui animent la capitale française ? Rien ne permet de le déterminer. Mais très rapidement, son art va connaître une évolution radicale qui témoigne certes des dispositions créatives du peintre, mais aussi de l'influence profonde excercée par Paul Gauguin, rencontré grâce à Theo.
Les oeuvres narratives et anecdotiques, graves et sombres peintes par De Haan aux Pays-Bas, et celles aux couleurs vives et contrastées de sa période française sont étonnamment différentes.
Theo tient son frère Vincent au courant des activités de De Haan et d'Isaacson. Dans une lettre, Vincent van Gogh, délivre ce conseil : "Si ce sont vraiment des peintres qui essaient de progresser dans les champs vierges, recommande-leur franchement le Midi. [...] je remarque de plus en plus que ceux du Nord se fient à leur aptitude à manier la brosse, et au soit-disant "pittoresque" plutôt qu'au désir d'exprimer quelque chose par la couleur elle-même".
Finalement, "l'école" que De Haan rejoint ne se situe pas dans le Midi, mais en Bretagne, avec le groupe qui se constitue de manière informelle autour de Gauguin à partir de 1886. Au mois d'avril 1889, De Haan se décide à partir pour Pont-Aven, où Gauguin le retrouve bientôt.
Branche de lilas dans un verre, pomme et citron, 1889-1890
Collection particulière
© DR / DR
La Bretagne
Les premier temps en Bretagne se révèlent particulièrement difficiles pour Meijer de Haan. Sa correspondance traduit une humeur sombre. Il souffre des intempéries et ne parvient pas à travailler. Il n'a sans doute pas de problème financiers, mais son mode de vie et son milieu d'origine sont en totale contradiction avec sa nouvelle situation, ce qui le laisse dans une impasse.
Sans doute motivé par l'exposition des peintres symbolistes et synthétistes au Café Volpini, De Haan revient brièvement à Paris au mois de juin. Il découvre émerveillé plus d'une centaine d'oeuvres de Gauguin, Bernard ou encore Schuffenecker, et comprend avec quelle audace ils abordent la couleur et la forme. C'est animé d'une nouvelle ardeur qu'il retourne en Bretagne, bien décidé à apprendre de Gauguin ce qu'il nomme "l'impressionnisme".
S'ouvre alors la période la plus productive du séjour en France de De Haan. Gauguin ne supportant plus l'ambiance de Pont-Aven, petit village pittoresque envahi de peintres, les deux hommes partent s'installer au Pouldu, un hameau désolé situé en bord de mer.
Clohars Carnoët, mairie, collection de Pierre Le Thoër
© DR / DR
Le Pouldu
Les distractions au Pouldu sont rares et De Haan se consacre entièrement à son travail. C'est lui qui subvient pendant un temps aux besoins de Gauguin en échange de "cours" de peinture. De Haan évolue progressivement. Il s'intéresse aux qualités formelles de la couleur et à la représentation de la lumière pour dépasser ses premières oeuvres narratives aux tonalités assourdies. Il multiplie les esquisses dans le but de trouver des sujets et élaborer un style.
En octobre 1889, il emménage avec Gauguin dans une petite auberge tenue par Marie Henry. La jeune femme et le peintre hollandais entretiennent au cours de ce séjour une liaison amoureuse.
Les études de fruits et légumes réalisées par De Haan révèlent une assimilation des idées de Gauguin. Il commence à trouver sa voie, acquiert la maîtrise du modelé par la couleur, anime les arrière-plans en y introduisant des bleus, des mauves et des roses. Ses compositions sont souvent dominées par des diagonales très marquées.
Nature morte au portrait de Mimi, 1890
Amsterdam, Van Gogh Museum (fondation Vincent van Gogh)
© Van Gogh Museum, Amsterdam / DR
C'est sans doute vers la mi-novembre que les deux hommes commencent à redécorer la salle à manger de l'auberge. Les murs sont progressivement recouverts d'oeuvres. De Haan peint notamment une Maternité, où l'on voit Marie Henry, assise, allaitant sa fille, Marie-Léa. C'est dans cet univers qu'ils sont rejoints quelques temps par les peintres Sérusier et Filiger.
D'autres artistes font un passage au Pouldu comme Maxime Maufra, Jan Verkadeen ou encore André Gide, témoignant plus tard ensuite de l'ambiance qui règne dans la petite auberge. On peut ainsi lire dans la correspondance du peintre Paul-Emile Colin : "Je revois cette salle commune [...]. Un plafond de Gauguin, motif : des oies, le décorait. Les portes aussi étaient décorées de peinture. Un grand tableau à tonalité bleue représentait Marie la Bretonne et son enfant. [...] Gauguin prenait sa guitare, Filiger sa mandoline, et l'on allait dans le sable en un coin de rocher".
De l'époque du Pouldu datent aussi plusieurs portraits de De Haan, peints, dessinés ou sculptés par Gauguin. Le peintre hollandais y apparaît comme obsédé de spiritualité, mais aussi perdu par sa volonté de savoir, et presque satanique de par son apparence physique.
Maternité, 1889
Collection particulière
© DR / DR
Départ du Pouldu
A la fin de l'été 1890, les subsides en provenance des Pays-Bas se tarissant, la situation financière de De Haan devient plus difficile. Gauguin écrit : "Les membres de sa famille ne comprennent absolument pas pourquoi il ne réside pas avec eux [...] ils pensent probablement l'obliger à revenir en lui coupant les vivres". Il espère alors que De Haan fasse le choix de se libérer totalement de sa famille et l'accompagne vers une destination exotique.
Mais en octobre, De Haan quitte brusquement Le Pouldu. Peu avant son départ, il avait écrit à Theo van Gogh une lettre optimiste et émouvante, l'un des rares documents nous informant sur la façon dont il percevait son travail et son évolution : "Lorsque je fais un petit retour sur le passé, quand je pense à cet environnement sombre, étriqué, où j'ai trainé ma jeunesse - à ce cercle artistique chiche et borné, je me sens aujourd'hui au comble de la joie grâce à mes idées libérales, à un présent jeune et vigoureux et à une grande confiance dans l'avenir". L'avenir pourtant sera sombre.
En partant, il laisse tous ses biens à l'auberge, ce qui laisse penser que son absence devait être de courte durée. Mais De Haan ne reviendra jamais en Bretagne, il ne reverra plus Marie Henry. Elle est alors enceinte de lui, peut-être ne l'a-t-il jamais su.
Autoportrait en costume breton, 1889
Collection particulière
© DR / DR
Les dernières années
On sait peu de choses sur la vie de De Haan dans les mois qui suivent son départ du Pouldu, hormis le fait qu'il soit profondément touché par la mort de Theo van Gogh en janvier 1891 et qu'il se trouve toujours à Paris lorsque se déroule le 23 mars 1891 le banquet d'adieu à Gauguin au café Voltaire. Il faut ensuite attendre le 18 février 1893 pour retrouver sa trace parmi la population de la commune de Hattem, aux Pays-Bas. Rattrapé par ses soucis de santé, le peintre vit alors ses derniers mois "dans la souffrance et la maladie", comme il l'écrit lui-même à Jo, la veuve de Theo van Gogh. Une de ses connaissances écrit par ailleurs : "il était déjà bien malade et ne croyait pas vraiment avoir encore longtemps à vivre". Il s'éteint finalement le 23 octobre 1895, âgé seulement de 43 ans.
Au moment de son décès, il est encore inscrit au registre de la population de Hattem, bien que deux photos datant de 1897 montrent que sa famille a conservé son atelier d'Amsterdam. Ce n'est que cette année là que le mobilier de l'atelier et certains tableau sont mis en vente.
Les négociations pour céder l'oeuvre majeure de De Haan, Uriël Acosta, au Rijksmuseum n'aboutissent pas et l'on a aujourd'hui perdu toute trace du tableau. Les quelques toiles vendues le sont à un prix dérisoire et celles demeurées dans la famille sont dispersées après la Seconde Guerre Mondiale. Restent les oeuvres que Meijer de Haan a laissé derrière lui en quittant Le Pouldu. L'ensemble a été conservé par Marie Henry, pour être finalement partagé entre sa fille aînée, Léa, et surtout Ida, la fille de Meijer de Haan, née au cours de l'été 1891.
Au début des années 1950, celle-ci a vainement tenté d'intéresser le musée d'Amsterdam à l'oeuvre de son père. L'héritage français de Meijer de Haan est finalement vendu en 1959 à Drouot, et dispersé dans plusieurs musées ainsi que dans des collections privées.