Exposition au musée

Oublier Rodin ? La sculpture à Paris, 1905-1914

Du 10 mars au 31 mai 2009
Wilhelm Lehmbruck
Grande figure debout, 1913
Duisbourg, musée Wilhem Lehmbruck
© Museum Wilhem Lehmbruck / Photo Fondation MAPFRE, Christian Baraja / DR
Wilhelm Lehmbruck-Torse de la femme marchant
Wilhelm Lehmbruck
Torse de la femme marchant, 1914
Cologne, Museum Ludwig
© Rheinisches Bildarchiv Köln

Aux alentours de 1900, dans le domaine de la sculpture, l'aspiration à un nouvel univers formel est pressante. Les théories du sculpteur allemand Lehmbruck sont de ce point de vue symptomatiques. Dans ses écrits, il stigmatise notamment la "débauche d'invention sentimentale", faisant explicitement référence à l'art de Rodin.
A ce même moment, Paris accueille des artistes de nombreux pays qui, avec leurs personnalités respectives font preuve des mêmes préoccupations. Si la sculpture moderne se dévoile à un large public lors d'expositions internationales comme le Sonderbund de Cologne en 1912, ou l'Armory Show de New York en 1913, c'est dans la capitale française que les idées s'échangent et se mêlent. Entre le début des années 1890 et le déclenchement de la première guerre mondiale, Minne, Gonzalez, Brancusi, Hoetger, Archipenko ou Lehmbruck séjournent, se croisent, exposent à Paris.
Rodin : fascination et répulsion

Auguste Rodin-La Prière
Charles Hugo
La Prière, vers 1853
Musée d'Orsay
Don Marie-Thérèse et André Jammes, 1984
© ADAGP, Paris © Musée Rodin, photo Bruno Jarret / DR
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A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, Rodin est au faîte de sa gloire. Les nombreuses expositions qui lui sont consacrées à l'étranger constituent un baromètre précis de son aura. Il expose ainsi régulièrement en Allemagne, Autriche et Belgique à partir des années 1890. En 1900, son exposition du pavillon de l'Alma, à l'immense retentissement, précède une série d'expositions personnelles à travers l'Europe : Dresde et Venise en 1901 ; Prague en 1902 ; Düsseldorf, Dresde, Weimar, Leipzig en 1904. Partout, il fascine les jeunes artistes qui tous ont une période rodinienne.
Pour la génération de sculpteurs apparue dans les années 1890, qui se heurtent aux conventions académiques et à l'agonie du réalisme, Rodin apparaît comme celui qui a redonné vie à leur art. Les premières oeuvres de Joseph Bernard, Gaudier-Brzeska, Brancusi, Picasso ou Zadkine, reflètent l'influence indéniable du maître. Bien plus, certains travaillent pour lui : Bourdelle, Brancusi, Maillol, Pompon...

Aristide Maillol-Jeune fille à la draperie
Aristide Maillol, Alexis et Eugène Rudier
Jeune fille à la draperie, après 1933
Musée d'Orsay
© C.Thériez (dist. RMN-Grand Palais) / DR
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Mais très vite, la détestation s'installe devant les thèmes pathétiques ou monstrueux, les chairs pantelantes, les figures écartelées, tordues, décapitées, qui perdent toute structure. Nul n'exprime mieux la logique de ce retournement que Carl Einstein : "La charge émotionnelle abolissait la tridimensionnalité ; l'écriture personnelle l'emportait. [...] L'arrangement consistait à avoir un créateur au sommet de son affectivité et en face un spectateur au comble de l'émotion ; la dynamique des processus individuels l'emportait". Comme dissoute par son rôle de conducteur d'émotions, l'oeuvre entraîne avec elle la disparition de "tout canon significatif de la forme et de la vision". Les artistes se mettent alors à fuir cette esthétique et souhaitent abandonner l'expression pour revenir à la forme.

Mutations autour de 1905

Pallas
Pallas
© Stéphane Piera / Musée Bourdelle Roger-Viollet

En France, c'est auprès de Puvis de Chavannes, de Gauguin et de Maurice Denis, préoccupés comme eux par la synthèse plastique, que les sculpteurs trouvent de quoi conforter leurs tentatives. En Allemagne, l'oeuvre de Hans von Marées, qui influencera fortement Lehmbruck, le livre du sculpteur A. Hildebrand, Das Problem des Form in der bildenden Kunst (Le problème de la forme dans les arts plastiques, 1893, première traduction française, 1903), forment des repères importants.
Vers 1900 Maillol inaugure une nouvelle manière (Eve à la pomme, Léda, Baigneuse) qui prend toute son ampleur avec La Méditerranée en 1905. Cette même année, Bourdelle tourne "définitivement le dos à celui qui avait été pendant un long moment pour lui un véritable maître" avec son Torse de Pallas acéphale. 1905 constitue d'ailleurs une date clé pour l'histoire de la sculpture : les premières expositions personnelles consacrées à Bourdelle et à Minne sont organisées, Maillol atteint une réelle notoriété, Pompon s'oriente vers une sculpture totalement lisse.
Formes et plans

Constantin Brancusi-La muse endormie I
Constantin Brancusi
La muse endormie I, 1910
Paris, MNAM
© ADAGP, Paris © CNAC/MNAM Dist. RMN-Grand Palais / Adam Rzepka

La nouvelle esthétique qui se met en place entraîne une simplification des formes jusqu'à l'austérité. Le "faire beaucoup avec peu", la réduction de l'espace au plan du mur ou du relief, comptent parmi les traits les plus marquants de l'art de l'époque. Ainsi Bourdelle emploie "sa volonté et son intelligence à se décompliquer [...] aussi la méthode de travail de Bourdelle comporte-t-elle le passage du compliqué au simple. Le sculpteur [...] grandit progressivement sa statue en supprimant l'inutile, en réduisant l'ensemble aux plans nécessaires". L'artiste explique volontiers que l'art "est sûrement une chose fort simple. C'est nous qui sommes compliqués".
Maillol ne tient pas un autre discours : "L'idéal de l'art est de condenser, de résumer en un petit nombre de formes claires et concises les rapports infiniment variés que nous percevons dans la nature. C'est de réduire à de l'essentiel nos sensations les plus particulières". Et c'est un sacrifice quotidien : "C'est compliqué, l'art, disais-je à Rodin qui riait parce qu'il sentait que je me débattais avec la nature. Je cherchais à simplifier, tandis qu'il marquait tous les profils, tous les détails". L'un des lieux de manifestation de ces recherches est le relief, médium toujours révélateur du rapport entre forme et espace.

Volume et géométrisation

Gaudier-Brzeska-Femme assise
Gaudier-Brzeska
Femme assise, 1914
Paris, MNAM
© Photo CNAC/MNAM, Dist. RMN-Grand Palais - Adam Rzepka

Une tendance à la géométrisation se fait nettement sentir. Dans les oeuvres de Maillol, cela se traduit par le refus du mouvement et la difficulté à intégrer de manière satisfaisante le traitement des bras. Il en résulte une iconographie particulière, commune à tous ces artistes : "Le parti-pris géométrique est, pense Judith Cladel, une éclatante réaction contre la sculpture gesticulante du siècle dernier, celle-là même qui, en se réclamant de l'art classique, de l'ordre traditionnel, est la preuve d'un désordre auquel nous devons les oeuvres les plus opposées qui soient au classicisme".
Lignes et structures

Alexandre Archipenko-Femme assise
Alexandre Archipenko
Femme assise, 1912
Bearsville, The Archipenko Collection
© ADAGP, Paris © Archipenko Collection

La logique n'est plus reproductive, mais constructive. La préoccupation architecturale est récurrente chez tous les sculpteurs classiques du début du XXe siècle. Bourdelle, fasciné par la "beauté mathématique" affirme : "l'ossature, cette voûte, et le talon qui touche terre, il faut bâtir tout cela. Or, pour bien bâtir, il faut savoir additionner, soustraire, multiplier. Le bon statuaire doit posséder au bout de ses doigts toutes les lois de la mathématique, la science géométrique portée au plus haut degré". Cette recherche est clairement pour lui synonyme d'une rupture esthétique, opposant la subjectivité au comportement de mathématicien.
Maillol n'hésitait pas à définir ainsi la sculpture : "c'est de l'architecture, l'équilibre de masses, une composition avec du goût. [...] Je pars toujours d'une figure géométrique [...]. Ma Méditerranée est enfermée dans un carré parfait".
Ce trait se retrouve chez Minne, lui-même fils d'un architecte de Gand. Enfin, mesures et proportions sont au principe du travail artistique pour Lehmbruck : "C'est pourquoi, dit-il, une bonne sculpture doit être construite comme un bâtiment", sans quoi "toute statuaire est privée de l'essentiel, c'est à dire du caractère monumental".

Conséquences de la guerre

Wilhem Lehmbruck-Jeune homme assis
Wilhem Lehmbruck
Jeune homme assis, 1916-1917
Duisburg, Lehmbruck Museum
© photo Christian Baraja

Situées donc entre 1905 et 1914, toutes les oeuvres marquant l'arrivée à maturité de ces artistes entretiennent une parenté : les figures absorbées en elles-mêmes, recueillies, tour à tour douloureuses chez Minne, graves ou intériorisées chez Bourdelle, songeuses chez Lehmbruck, sereines chez Maillol, dénotent une préférence pour la forme fermée, où les volumes ramassés cherchent la plénitude de la masse. Pas de caractère visionnaire, pas de pathos, un rythme lent et grave, un silence intériorisé. Ces jeunes sculpteurs cherchent à fuir les "figures rudement tordues de Rodin, ses épaisses cordes de muscles tendues à la limite de rupture pour ne soutenir aucun poids, ses personnages contractés comme par un spasme" pour "la tranquillité, la stabilité éternelle".
Mais cet équilibre se rompt à peine trouvé. La figure torturée par Rodin, redressée par Maillol, s'incline et tombe irrémédiablement, au fil de la guerre et du cauchemar intérieur. Lehmbruck retrouve alors certains aspects de l'expressionnisme, mais les décline en conservant à ses oeuvres une intériorité poignante et une portée parfois prémonitoire d'une sculpture bien postérieure.
Une exposition

Raymond Duchamp-Villon-Femme assise
Raymond Duchamp-Villon
Femme assise, 1914
Paris, MNAM
© Photo CNAC/MNAM, Dist. RMN-Grand Palais - Adam Rzepka

Oublier Rodin, loin de brosser un panorama de la sculpture au cours de cette période, propose de regarder les dix années de création situées entre La Méditerranée de Maillol et la première guerre mondiale à travers le prisme de "l'après-Rodin" : la manière dont toute une génération se pose la question de la nature et du devenir de la sculpture.
L'art de sculpteurs qu'il semblait jusqu'alors si difficile de situer apparaît curieusement plus cohérent, comme des manifestations particulières – même pour les plus inventives – d'un contexte esthétique largement dominé dans ce domaine par la question de la forme. Des récurrences ou des consonances inattendues surgissent alors entre des cercles que l'on présente habituellement au mieux comme indifférents l'un à l'autre, voire ennemis. Vision dualiste reflétant peut-être une réalité, mais certainement pas celle d'avant 1914.
C'est pendant l'entre-deux-guerres que deux voies opposées vont se dessiner, symbolisées à Paris par Maillol et Brancusi. Le premier incarne en effet un classicisme qui se colore de plus en plus plus fortement d'idéologie politique, tandis que le second est situé a posteriori comme un précurseur de la nouvelle sculpture de Moore et d'Arp. Avant 1914, la pierre d'achoppement est ailleurs, comme le formule dans les années 1970 Albert E. Elsen : "Pour la plupart des jeunes artistes qui cherchaient leur développement et leur identité, le problème, c'était Rodin".