Exposition au musée

Jusqu'au 02 juillet 2023
pastel, Lucien Lévy-Dhurmer, La Femme à la médaille, en 1896
Lucien Lévy-Dhurmer
La Femme à la médaille, en 1896
Musée d'Orsay
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Ni véritablement dessin, ni peinture, le pastel est une technique graphique à part unissant la ligne et la couleur. La vibration de la « fleur» des pigments formée à la surface du support offre un rapport direct à la matière et à la couleur pure qui stimule l’œil et en appelle aux sens.

L’art du pastel est multiforme, le trait se faisant ondulation, zébrure, strie, hachure, lorsque le pigment n’est pas concentré en aplat ou fondu par l’estompe. Sa souplesse d’utilisation le rend particulièrement apte à rendre les effets de matière ou le velouté de la peau et à créer des effets de trompe-l’œil.

Pastels, de Millet à Redon - salle d'introduction
Pastels, de Millet à Redon - salle d'introduction
© Sophie Crepy / musée d'Orsay / Sophie Crépy

Triomphante au XVIIIe siècle avec Rosalba Carriera, Maurice Quentin de la Tour ou Chardin, qualifiés de « peintres au pastel », la technique passe de mode avant de connaître une véritable renaissance au milieu du XIXe siècle. Elle s’affranchit du portrait et s’étend à tous les sujets, comme le montre cette exposition de quatre- vingt-quinze œuvres parmi les plus importantes de la collection du musée d’Orsay.

Sociabilités

Le pastel prend son essor au XVIIe siècle et gagne ses lettres de noblesse au XVIIIe, traditionnellement considéré comme son âge d’or. Médium sans égal pour rendre les effets de matière et le velouté de la carnation, le pastel est alors presque exclusivement appliqué au portrait. Délaissé sous la révolution française, il revient en force pendant la seconde moitié du XIXe siècle qui renoue avec le genre du portrait dont la bourgeoisie, soucieuse d’asseoir sa nouvelle position dans la société, se montre particulièrement friande.

Pastels, de Millet à Redon - Sociabilités
Pastels, de Millet à Redon - Sociabilités
© Sophie Crepy / musée d'Orsay / Sophie Crépy

Des pastellistes comme Émile Lévy, Jacques-Émile Blanche, ou encore Louise Breslau s’inscrivent dans la tradition du portrait aristocratique avec de grands formats voués à rivaliser avec la peinture. Ils déploient l’extraordinaire souplesse de la technique pour mettre l’accent sur la richesse des intérieurs ou le raffinement des étoffes, tandis qu’un Manet, par exemple, privilégie les portraits en buste et les lignes épurées pour saisir le type de la « Parisienne ».

Terre et mer

Au mitan du XIXe siècle, l’usage du pastel s’étend à tous les genres. Jean-François Millet l’utilise pour représenter la noblesse de la vie rurale, comme dans ses peintures. Certains critiques, comme Joris-Karl Huysmans, préfèrent d’ailleurs ses pastels à ses huiles : « dans le pastelliste, peignant la solitude, on trouve un suggestif et douloureux artiste, un maître terrien qui a senti la nature à certaines heures et l’a … gravement, éloquemment rendue. »

Pastels, de Millet à Redon - Terre et mer
Pastels, de Millet à Redon - Terre et mer
© Sophie Crepy / musée d'Orsay / Sophie Crépy

S’il est un pionnier, Millet n’est toutefois pas seul à s’intéresser aux paysans. Le choix de ces sujets nouveaux coïncide avec une période d’accélération de l’exode rural dans le sillage de la révolution industrielle. Émerge alors la nostalgie d’un mode de vie ancestral qui jusqu’alors semblait éternel. Le travail des moissonneurs et des pêcheurs est tantôt héroïsé, tantôt traité avec pittoresque. Les costumes des bretonnes et leurs coiffes frappent de nombreux pastellistes, qui chercheront à les immortaliser dans tout leur éclat de bleu roi, de jaune vif, et de blanc.

Modernités

Le XIXe siècle est pour le poète Émile Verhaeren celui des « Villes tentaculaires », qui se développent à mesure que les campagnes se vident. La population et le paysage urbains, la vie ouvrière, la société de loisirs et le monde du spectacle offrent autant de nouveaux sujets aux impressionnistes. Rejetant la peinture d’Histoire, leur quête du vrai en fait des observateurs du quotidien. Le pastel devient une technique privilégiée pour saisir ce monde en mouvement. Eugène Boudin, dont Monet dira qu’il lui a ouvert les yeux, leur montre la voie avec ses études en plein air, « si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur », selon Charles Baudelaire.

Pastels, de Millet à Redon - Modernités
Pastels, de Millet à Redon - Modernités
© Sophie Crepy / musée d'Orsay / Sophie Crépy

Degas, s’il a laissé des paysages au pastel, s’intéresse plus encore au travail des femmes, ce qui fait dire aux frères Goncourt, dans leur Journal, que cet « enamouré du moderne » a jeté « […] son dévolu sur les blanchisseuses et les danseuses ». Il les observe inlassablement dans leurs activités quotidiennes, en retrait, et sans porter de jugement sur leur condition.

Essence de la nature

Le faible encombrement du pastel le rend facilement transportable et adapté au travail en plein air. Réunissant, dans un même outil, la possibilité de la ligne et de la couleur, il est idéal pour transcrire les changements atmosphériques et les effets de lumière en toute rapidité. Le paysage au pastel trouve sa source au début du XIXe siècle. Lors d’un voyage en Suisse en 1807, charmée par ce pays, Élisabeth Vigée Le Brun, dit y avoir réalisé « environ deux cents paysages au pastel». Delacroix fera lui aussi des pochades de ciels au pastel, et Eugène Boudin, que Corot appellait le « roi des ciels », se placera dans son sillage. Toutefois, à leurs yeux, ces œuvres ne sont pas vouées à être exposées : elles ont valeur d’études ou de souvenirs.

Pastels, de Millet à Redon - Essence de la nature
Pastels, de Millet à Redon - Essence de la nature
© Sophie Crepy / musée d'Orsay / Sophie Crépy

Des pastellistes comme Pierre Prins, Ernest Duez, ou encore Henri Gervex se mettent à l’école de la nature, sur le motif, dans un même souci de vérité que Boudin et les impressionnistes. Ils produisent des pastels très enlevés, traités avec vigueur. Mais la matière même de ce médium, fragile, éphémère, et sa propension à créer des surfaces aériennes peut aussi conférer au paysage un caractère étrange et éthéré qu’exploitent les artistes symbolistes comme Lévy-Dhurmer et Rippl-Ronaï.

Intérieurs

Parmi les nouveaux sujets investis par les pastellistes dans les dernières décennies du XIXe siècle figure l’univers domestique. Le portrait devient aussi plus intime, plus informel, reflétant un état d’âme. Le foyer et la vie familiale étant au cœur des valeurs bourgeoises, les artistes se tournent vers les scènes de genre et les intérieurs. Ces sujets semblent particulièrement privilégiés par les artistes femmes qui, dans le contexte de l’époque, restent encore largement associées à cette sphère. Ce phénomène est accentué par la réputation de « propreté » et de facilité d’usage du pastel, considéré encore comme un art d’agrément convenant tout particulièrement aux femmes, jusqu’aux années 1880 – moment où il jouit d’une popularité sans précédent chez les artistes, tous sexes confondus : « Le pastel peut se prendre et se quitter, gardant tout au long du travail toute la fraîcheur de son éclat et la fleur de son velouté » (la Grande Encyclopédie, 1885). Il devient le médium de choix pour créer des instantanés de la vie quotidienne.

Pastels, de Millet à Redon - Intérieurs
Pastels, de Millet à Redon - Intérieurs
© Sophie Crepy / musée d'Orsay / Sophie Crépy

Intimités

Le pastel semble plus apte que tout autre médium à rendre le velouté de la peau et les teintes subtiles de sa carnation. Cette qualité explique naturellement sa grande popularité dans l’art du portrait, mais aussi dans celui du nu. Édouard Manet, Maurice Denis et Émile-René Ménard jouent de l’estompe pour donner un aspect poudreux et lumineux à la chair de leurs modèles, tandis que Degas utilise une grande variété de traits et des couleurs franches pour donner du relief à ses baigneuses aux postures prosaïques, sans idéaliser de leur corps.

Pastels, de Millet à Redon - Intimités
Pastels, de Millet à Redon - Intimités
© Sophie Crepy / musée d'Orsay / Sophie Crépy

Degas entre dans l’intimité de ces femmes à leur toilette sans qu’elles se sachent observées, ce qui l’amène à les comparer à des consœurs modernes de Suzanne au bain, cette héroïne de l’Ancien Testament secrètement regardée par des vieillards. Si certaines de ses baigneuses semblent observées par une porte entrouverte, d’autres font l’objet d’hardies plongées. Les nus en buste de Manet et d’Aman-Jean sont tout-autre, soutenant notre regard dans le premier cas, et ayant conscience d’être observé pour le second.

Arcadies

Le XIXe est un siècle d’instabilité politique et de profonds changements sociétaux. La révolution industrielle et l’expansion rapide des chemins de fer bouleversent le rapport au temps et à l’espace. Vers la fin du siècle émerge la crainte d’un effondrement de la civilisation, comparable à celui de l’Empire Romain. En réponse à cette crise des valeurs et en réaction contre le matérialisme ambiant, certains artistes rejettent les sujets contemporains pour se tourner vers un idéalisme arcadien, rêve antique d’une vie simple, en harmonie avec la nature, hors du temps.

Pastels, de Millet à Redon - Arcadies
Pastels, de Millet à Redon - Arcadies
© Sophie Crepy / musée d'Orsay / Sophie Crépy

Un artiste comme Osbert, qui souhaite « arriver à la Simplicité même, au grand Silence», développe une vision panthéiste et mystique peuplée de muses sur laquelle s’édifie son œuvre. Dans l’art de Degas, au contraire, le thème des baigneuses dans l’herbe et d’une possible symbiose avec la nature est une véritable rareté. Enfin, chez Desvallières et Rothenstein, la terre idyllique de l’Arcadie n’est pas sans présenter un caractère étrange voire menaçant, comme ébranlée par les secousses du XXe siècle approchant.

Âmes et chimères

La voie menant à une Arcadie utopique n’est pas la seule qu’aient empruntée les artistes peu enclins à tendre un miroir au monde transfiguré du XIXe siècle. Odilon Redon et Lucien Lévy-Dhurmer, tous deux en quête d’une réalité intérieure, adoptent le pastel pour donner corps à un imaginaire foisonnant, avec un vocabulaire visuel propre à chacun. Après Millet et Degas, ce médium « caméléon » est une nouvelle fois renouvelé par ces deux grands pastellistes symbolistes à la fin du siècle.

Pastels, de Millet à Redon - Âmes et chimères
Pastels, de Millet à Redon - Âmes et chimères
© Sophie Crepy / musée d'Orsay / Sophie Crépy

Pour Lévy-Dhurmer, l’exploration de la vie intérieure passe souvent par le portrait et la figure humaine, y compris dans la représentation d’êtres hybrides comme sa célèbre Méduse. Redon exploite quant à lui l’extraordinaire plasticité du pastel pour donner forme à son imaginaire et insuffler une dimension personnelle au mythe, loin de l’allégorie. Son art repose sur l’indéterminé, avec une volonté de se laisser guider par le matériau.