Pierre Bonnard. Peindre l'Arcadie

Nu dans un intérieur, 1912-1914
Washington, National Gallery of Art
Collection de M. et Mrs Paul Mellon, 2006.128.8
© Courtesy National Gallery of Art, Washington / Studio A
Un [italiquenoir]Nabi très japonard[/italiquenoir]
Un Nabi très japonard
La cueillette des pommes, vers 1899
Kanagawa, Pola Museum of Art
© Pola Museum of Art
Pierre Bonnard (1867-1947) appartient à une génération d'artistes qui a succédé à l'impressionnisme sans le connaître. Son modèle en peinture est Gauguin, sa passion l'estampe japonaise qu'il découvre à l'occasion d'une exposition organisée à l'Ecole des beaux-arts à Paris au printemps 1890.
Pendant cette décennie, il développe un style essentiellement décoratif où les motifs s'emboîtent et se plient dans un réseau complexe de lignes en arabesques et de taches de couleurs vives. La perspective sans profondeur précipite les formes en surface ramenant les plans au même niveau. Cette vision synthétique et le format vertical de ses panneaux décoratifs évoquant des kakémonos lui valent le surnom de "Nabi très japonard" (Félix Fénéon).
Avec ses amis de l'Académie Julian - Maurice Denis, Edouard Vuillard, Paul Sérusier, Paul Ranson, Gabriel Ibels – Bonnard forme le groupe des Nabis, une avant-garde esthétique à tendance symboliste. Ses sujets favoris sont tirés de sa vie intime et du monde contemporain. L'élégance, la vitalité, le charme, la délicatesse et l'humour qui caractérisent sa peinture s'expriment avec autant d'intensité dans les petits formats que dans les compositions de grande taille comme les quatre panneaux sur le thème de la cueillette des pommes réunis pour la première fois à l'occasion de cette exposition.
Faire jaillir l'imprévu
Faire jaillir l'imprévu
Intimité, en 1891
Musée d'Orsay
Acquis avec le concours de Philippe Meyer par l'intermédiaire de la Foundation for French Museums, 1992
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Voir la notice de l'œuvre
La fantaisie de Bonnard et le désir d'échapper à tout système introduisent une part d'étrangeté dans sa peinture où la présence d'éléments incongrus et d'apparitions furtives augmentent le mystère du sujet. Ainsi, la pipe placée au premier plan du tableau intitulé Intimité est presque invisible avec ses volutes de fumée se fondant dans le motif du papier peint. La bizarrerie naît d'un brouillage des repères spatiaux comme dans la vision vertigineuse des Danseuses sur la scène de l'Opéra saisie d'un point de vue élevé.
Danseuses, dit aussi Le Ballet, vers 1896
Musée d'Orsay
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Voir la notice de l'œuvre
Bonnard transcrit de manière radicale dans sa peinture le spectacle de la vie contemporaine. Il s'amuse de la marche mécanique des passants défilant comme sur un tapis roulant le long du lac du bois de Boulogne sur fond d'arbres plantés rythmiquement, tandis que deux petits chiens s'ébattent au premier plan. La saveur de l'impromptu jaillit de ce contraste avec un effet comique assuré.
L'indolente ou Femme assoupie sur un lit, en 1899
Musée d'Orsay
Affecté au Musée d'Orsay, 1977
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Voir la notice de l'œuvre
La propension de l'artiste à mettre en scène ses sujets favorise l'expression de l'inconscient et des désirs obscurs qui affleurent sous des formes diffuses. Ses fantasmes se matérialisent dans les lacis fantomatiques de L'indolente avec la silhouette d'un personnage inquiétant assis au premier plan et celle d'un animal chimérique dessiné dans les plis du drap.
Un Bonnard secret et complexe se dévoile dans ces éléments décalés. Proche d'Alfred Jarry, l'artiste conserve pendant toute sa vie une distance critique et un humour subtil de pataphysicien.
Intérieur
Intérieur
La soirée sous la lampe, en 1921
Musée d'Orsay
Donation Philippe Meyer, 2000
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Michèle Bellot
Voir la notice de l'œuvre
Ennemi des théories et des sujets pompeux, Bonnard s'intéresse au thème de l'intimité au début des années 1890, probablement sous l'influence de Vuillard. Ses intérieurs, avec ou sans personnages, ne décrivent aucun fait remarquable mais renvoient à des situations psychologiques ou sentimentales comme la tendresse maternelle, la solitude, l'incommunicabilité entre les êtres, l'érotisme.
L'éclairage artificiel et les cadrages renforcent l'impression d'enfermement des personnages. Posés le plus souvent par ses proches - sa mère, ses neveux, sa compagne - les protagonistes de ces huis-clos ressemblent aux créatures énigmatiques au bord des ténèbres du théâtre symboliste de Maeterlinck, dont Bonnard était familier.
L'homme et la femme, 1900
Paris, musée d'Orsay
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Bonnard invente des dispositifs sophistiqués pour traduire le vertige de la pensée et des sens comme le paravent pour séparer les amants - Marthe et lui-même - dans L'homme et la femme.
Son point de vue dans l'espace est souvent mobile, tantôt en surplomb, tantôt en contre-plongée comme pour mieux surprendre son modèle. Le jeu des miroirs dans l'admirable composition intitulée La cheminée renvoie à l'énigme du regard. Qui regarde qui ? Le modèle regarde son reflet dans la glace et le reflet de son reflet dans un miroir placé derrière lui. Le spectateur contemple les deux et s'interroge sur le tableau placé dans le fond. La forme fluide et allongée du grand nu de Maurice Denis - aujourd'hui disparu - s'oppose au buste sculptural de Lucienne Dupuy de Frenelle dont Bonnard était amoureux.
Histoire d'eau
Histoire d'eau
Nu dans la baignoire, 1925
Londres, Tate Gallery
Bequeathed by Simon Sainsbury 2006, accessioned 2008
Copyright © Tate, / Tate Images © Tate, Londres, dist. RMN-Grand Palais / Tate Photography / Bonnard, Pierre
De nombreux tableaux de Bonnard invitent à pénétrer dans l'espace de la salle de bain pour surprendre un moment d'abandon et de naturel d'une femme à sa toilette mais aussi de complicité entre le peintre et son modèle. Tous les éléments du décor participent à l'érotisation de ces cérémonies avec des cadrages qui dévoilent en partie le corps nu ou le dérobent pour mieux attiser le désir. Les papiers peints aux couleurs chaudes, les carrelages, les tapis, les accessoires, les miroirs, les rideaux tamisant la lumière enveloppent la femme d'une aura vibrante.
La plupart de ces nus sont posés par sa compagne, Marthe, mais également par d'autres modèles dont l'identité importe peu, car tous incarnent un idéal féminin dans la peinture de Bonnard : corps menu, peau nacrée, poitrine haute, visage invisible.
En août 1925, l'artiste épouse Marthe et, quelques semaines plus tard, sa maîtresse, Renée Monchaty, se suicide. Il entame une série de nus dans une baignoire montrant un corps passif et horizontal vu en surplomb dans la transparence de l'eau. L'espace est transfiguré par les vibrations de couleurs et de lumière. Les plans et les matières fusionnent. Cette magnificence déployée dans un simple cabinet de toilette transformé en palais des Mille et une nuits n'atténue qu'en partie l'ambiguïté qui se dégage de ces scènes.
Clic clac Kodak
Clic clac Kodak
Pierre Bonnard fumant la pipe dans le jardin du Grand-Lemps, vers 1906
Musée d'Orsay
Donation de l'indivision Terrasse 1987
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Alexis Brandt
Voir la notice de l'œuvre
Bonnard commence à pratiquer la photographie au début des années 1890 lorsqu'il achète un appareil Kodak-Pocket d'un usage simple. Ses premières photographies enregistrent des temps ordinaires de sa vie familiale sans autre prétention que de rejoindre l'album des souvenirs.
On reconnaît sur les clichés sa soeur, Andrée, son beau-frère, le musicien Claude Terrasse – très grand avec une épaisse chevelure bouclée - et ses cinq neveux que Bonnard adorait. Les vacances d'été dans la propriété familiale du Grand-Lemps dans le Dauphiné offrent bien des occasions de fixer sur la pellicule des scènes de baignades, de jeux et des promenades.
Modèle retirant sa blouse dans l'atelier parisien de Bonnard, vers 1916
Musée d'Orsay
1985, acquis par les Musées nationaux (comité du 13/12/1985)
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Voir la notice de l'œuvre
Ces instantanés sentimentaux constituent néanmoins pour Bonnard des documents utiles pour sa peinture en lui offrant des modèles dans des poses sur le vif ou choisies. Il photographie Marthe nue dans un intérieur et en extérieur sous les feuillages de leur jardin de Montval. Ces clichés réalisés au cours de deux séances sont devenus célèbres. Moins connues sont les photographies prises par Marthe de Bonnard nu dans ce même décor à l'époque où celui-ci illustre Daphnis et Chloé, une pastorale grecque de Longus, avec l'idée d'une Arcadie transposée dans la région parisienne.
Si Bonnard rapporte des clichés de ses voyages à Venise et en Espagne, ceux-ci sont centrés sur ses compagnons, Vuillard et les frères Bibesco, et non sur les sites remarquables qu'ils visitent ensemble. La photographie reste pour lui une pratique essentiellement liée au registre affectif.
Portraits choisis
Portraits choisis
L'après-midi bourgeoise ou La famille Terrasse, en 1900
Musée d'Orsay
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Voir la notice de l'œuvre
C'est un Bonnard inattendu que révèlent les portraits de ses proches et de lui-même. Ces tableaux sont un mélange d'observations et de subjectivité, de ressemblance et de déformation, de banalité et d'embellissement.
Les plus intenses sont les autoportraits qu'il ne destine qu'à lui-même. De trois quarts ou de face, Bonnard se représente à contre-jour le visage tendu, les poings serrés, le regard triste ou anxieux. Une lumière dorée nimbe sa silhouette de boxeur ou de sage oriental.
Souvent en retrait, il préfère observer le monde qui l'entoure. Les portraits de sa soeur Andrée, de son beau-frère le musicien Claude Terrasse - avec lequel il partage les aventures d'Ubu roi d'Alfred Jarry -, de ses neveux, témoignent de sa capacité à saisir la ressemblance des individus et la vitalité de leur petite communauté.
Les frères Bernheim-Jeune [Josse Bernheim-Jeune et Gaston Bernheim de Villers], en 1920
Musée d'Orsay
Don de M. et Mme Gaston Bernheim de Villers, 1951
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Voir la notice de l'œuvre
Charmantes ou ridicules, guindées ou fragiles, les personnalités portraiturées par Bonnard sont parfois saisies dans des situations critiques comme Misia et Thadée Natanson à l'époque de leur divorce. La même tension se retrouve dans le tête-à-tête contrasté entre la blonde Renée Monchaty, qui était la maîtresse de Bonnard, et Marthe dont le profil disparaît dans l'ombre (Jeunes femmes au jardin). Les portraits de ses amis et marchands Josse et Gaston Bernheim n'échappent pas à ce sentiment de malaise.
Le jardin sauvage : Bonnard en Normandie
Le jardin sauvage : Bonnard en Normandie
Après plusieurs séjours en Normandie, Bonnard achète, en août 1912, une petite maison sur pilotis située sur les coteaux de la Seine à Vernonnet. Ce refuge entre ciel et eau, qu'il baptise "Ma Roulotte", dynamise son inspiration avec le panorama qui s'étend à perte de vue. La lumière chargée de fines particules de vapeur d'eau donne une vision floue de la végétation et des différents plans jusqu'à l'horizon.
Bonnard cadre ses paysages depuis le balcon de la façade de sa maison ou de son atelier surplombant son "jardin sauvage" qui dévale en pente forte jusqu'au fleuve. De ce point de vue, toutes les couleurs de la végétation fusionnent comme une tapisserie colorée et les personnages placés devant ce décor paraissent flotter dans un espace-temps irréel comme la figure hiératique de Marthe en Pomone, un fruit à la main, dans La terrasse à Vernonnet.
De "Ma roulotte", Bonnard rend souvent visite à Monet installé à Giverny, tout près de Vernon. Si son jardin ne ressemble pas à celui du maître de l'impressionnisme, construit comme une oeuvre d'art, les échanges entre les deux artistes encouragent Bonnard à se libérer du naturalisme et à développer une interprétation lyrique de la nature.
Décor à Vernon, dit aussi La terrasse à Vernon, 1920-1939
New York, The Metropolitan Museum of Art
Don de Florence J. Gould, 1968
© Image copyright © The Metropolitan Museum of Art / Art Resource © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA / à© Image copyright à© The Metrop
Ultra-violet
Ultra-violet
Vue du port de Saint-Tropez, 1911
New York, The Metropolitan Museum of Art
Legs Scofield Thayer 1982
© The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA
En juin-juillet 1909, Bonnard effectue son premier long séjour à Saint-Tropez, invité par le peintre Henri Manguin, un ami de Signac, Cross et Matisse. Il éprouve alors, comme il l'écrit à sa mère, un "coup des Mille et une nuits. La mer, les murs jaunes, les reflets aussi colorés que les lumières..." l'éblouissent.
La côte d'Azur avec son atmosphère hédoniste proche de l'idéal antique de l'Arcadie, est un paradis pour les peintres. Bonnard y revient presque chaque année, louant des villas à Grasse, Saint-Tropez, Cannes et au Cannet avant d'acheter, en 1926, une petite maison, qu'il baptise "Le bosquet", sur les hauteurs du Cannet avec une vue panoramique sur la baie.
L'enlèvement d'Europe, 1919
Toledo, Toledo Museum of Art
Acquis grâce aux fonds de Libbey Endowment, don d'Edward Drummond Libbey, 1930
Photo by Richard Goodbody, Inc. For the Toledo Museum of Art © Photo Richard Goodbody, Inc. for the Toledo Museum of Art / Richard P. Goodbody Inc.
Le cadrage large de ses paysages transforme la perspective en dispersant les plans comme pour reproduire tous les angles de la vision sur une même surface. Ces "aventures du nerf optique" que Bonnard retranscrit sur la toile introduisent une impression de surréalité où le temps paraît suspendu. On ne s'étonne pas d'y voir bientôt s'animer des déesses, des nymphes et des faunes.
Les compositions peintes par Bonnard dans le Midi se parent de toutes les nuances de jaune. Elles s'introduisent dans les intérieurs, sur les murs, les accessoires et dans les corbeilles de fruits. Leur vibration atteint son zénith avec la floraison du mimosa derrière la baie de l'atelier. L'effervescence de cette couleur solaire s'oppose à la présence irradiante d'un bleu intense virant à l'ultra-violet.
[italiquenoir]Et in Arcadia ego[/italiquenoir]
Et in Arcadia ego
La symphonie pastorale, entre 1916 et 1920
Musée d'Orsay
Don, 2009
© Musée d’Orsay, dist. GrandPalaisRmn / Patrice Schmidt
Voir la notice de l'œuvre
Dès sa jeunesse, Bonnard se revendique comme un peintre décorateur en réalisant des panneaux de grands formats conçus comme des compositions murales. Avec la maturité, les commandes affluent. En 1906-1910, il peint pour son amie Misia des toiles monumentales destinées à orner les murs de sa salle à manger. Ces panneaux, sans programme imposé, représentent des scènes paradisiaques mêlant personnages contemporains, créatures antiques et imaginaires dans des paysages idéalisés.
Ces décors conçus pour s'harmoniser avec l'architecture d'un lieu et la personnalité du commanditaire sont peints dans un style innovant où Bonnard affirme l'unité du sujet dans la discontinuité spatiale comme dans le triptyque La Méditerranée, commandé par le collectionneur russe Ivan Morozov. Il imagine également un ensemble composé de panneaux hétérogènes et anachroniques pour ses marchands Josse et Gaston Bernheim.
Vue du Cannet, 1927
Collection Musée d'Orsay - Musée Bonnard, Le Cannet
Don de la Fondation Meyer, 2008
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Voir la notice de l'œuvre
Un thème unique relie les grands décors de Bonnard, dont quelques-unes des plus belles réalisations sont présentées dans la dernière salle de l'exposition. Ils montrent l'image d'un bonheur paisible et harmonieux de l'homme au sein de la nature. Les sujets urbains, comme ceux des panneaux de George Besson (Le café Le petit Pouce, La place Clichy), n'échappent pas à cette vision optimiste du monde. L'Arcadie monumentale de Bonnard exalte une joie de vivre philosophique nuancée parfois d'angoisse existentielle. Et in Arcadia ego, constatent les bergers de Virgile dans un tableau de Poussin : même la mort existe en Arcadie.