Le professeur Georges Darzens, frère de Rodolphe Darzens, commanda à Carabin cette table, réalisée en 1899. Présentée au salon de la société nationale des Beaux-Arts de 1899, elle fut toujours conservée dans la famille du commanditaire et figura aux expositions importantes de l’œuvre de Carabin : en 1934 au musée Galliera et en 1974 à la galerie du Luxembourg.
François-Rupert Carabin, né en 1862 dans une famille relativement modeste de Saverne en Alsace, subit de plein fouet les conséquences de l’annexion de l’Alsace-Moselle par l’Allemagne et dut rapidement aider ses parents à subvenir aux besoins de la famille. C’est dans ce contexte qu’il débuta comme sculpteur de camées et modeleur de masques mortuaires, tout en faisant son apprentissage auprès de menuisiers et sculpteurs sur bois du faubourg Saint Antoine. Carabin se veut à la fois sculpteur, menuisier, puis céramiste ou médailliste.
Cette capacité à pratiquer plusieurs techniques témoigne de son intérêt pour les arts décoratifs. Carabin fit partie de ceux qui obtinrent l’ouverture d’une section « arts décoratifs » au Salon de la société nationale des Beaux-Arts, où ses créations firent scandale dès la première édition en 1891. Il exposa par ailleurs en Belgique et sa réputation lui valut d’être sollicité par les institutions de Vienne et Darmstadt où, dit-on par patriotisme, il refusa de se rendre.
En 1920 il quitta la scène parisienne pour enseigner à l’école des arts décoratifs de Strasbourg, jusqu’à sa mort en 1932.
Si Carabin est désormais reconnu comme un artiste important de la scène parisienne autour de 1900, les frères Darzens, et notamment le sulfureux Rodolphe, sont eux tombés dans l’oubli. Rodolphe Darzens (1865-1938) fut poète, dramaturge, critique littéraire, journaliste sportif ; d’un tempérament vif, il se bat volontiers en duel. Il fréquenta la bohème parisienne, le cabaret du Chat Noir et celui du Tambourin et participa à la direction de plusieurs théâtres. Journaliste, il écrivit dans diverses revues, en fonda certaines qui ne parurent que quelques mois.
Ce fut probablement Adolphe Willette (1857-1926) qui lui présenta Carabin, avec qui il se lia d’amitié, les deux amis partageant notamment le goût de sulfureuses virées nocturnes. Cette amitié prit un tour intime et familial lorsque Rodolphe Darzens devint le parrain de la fille de Carabin, Colette, en 1905. Son frère George Darzens, chimiste, polytechnicien et passionné de mécanique mit au point un prototype de véhicule avec son ainé. Il produisit une dizaine de voiture que son frère était chargé de vendre.
Tout comme son frère Rodolphe, il soutint financièrement Carabin, notamment par la commande de sa table de travail. Désignée « table de travail pour un chimiste » lors de son exposition au Salon, il s’agit bien d’un meuble personnel, conçu en référence aux travaux de Georges Darzens. Si la table en elle-même est très représentative du travail de Carabin, le plateau en cuivre gravé fait allusion aux compétences scientifiques du commanditaire. La forme générale de la table est très simple, la structure du meuble est immédiatement lisible.
Seule l’asymétrie du piétement vient animer cette structure, puisque les pieds du côté gauche sont inclinés vers l’extérieur afin de supporter la partie sculptée. Celle-ci se compose d’une figure de femme, nue, qui tient un carton à dessin ouvert. Cette figure de femme est caractéristique des femmes qui peuplent le mobilier conçu par Carabin : le corps nu musculeux, la coiffure en bandeaux avec les cheveux remontés en chignon, le visage impassible, ovale, au menton pointu. Dans la composition qui fait se rencontrer un meuble aux lignes simples avec cette étonnante figure de femme au carton à dessin, la table fait évidemment penser à la bibliothèque pour Henry Montandon, réalisée dix ans plus tôt (1889), et aujourd’hui conservée au musée d’Orsay.
La partie basse de la bibliothèque était déjà constituée d’un carton à dessin dont l’artiste s’était comme ici plu à retranscrire les détails. Dans la table, le carton, destiné à recevoir les travaux en cours du chimiste, est sobrement animé par le ruban qui descend le long de son flanc. La figure féminine est comme toujours dans le mobilier de Carabin étrangement installée : assise sur une traverse et accoudée à la table, son attitude n’a rien de naturel et l’artiste ne semble pas chercher à la rendre vraisemblable.
La façade du tiroir part en biseau vers le bas et comporte le seul apport proprement ornemental de Carabin : deux plaques de fer forgé aux motifs végétaux, pouvant servir de poignées de préhension. La plaque de cuivre gravée qui recouvre le plateau du bureau n’est pas due à Carabin mais à Bauduer, graveur, qui d’après la tradition familiale aurait exécuté l’œuvre sous les yeux de Darzens, à main levée. Les plantes seraient des allusions à ses travaux, notamment sur la synthétisation des essences florales (rose et violette).
La table sera prochainement exposée dans nos salles d'arts décoratifs, après une légère intervention de restauration.