Pourquoi avoir voulu rapprocher Manet et Degas dans une même exposition ?
Stéphane Guégan / Isolde Pludermacher – Rapprocher Manet et Degas, c’est chercher à comprendre l’un à partir de l’autre, en examinant aussi bien leurs ressemblances que leurs différences, voire leurs divergences. Chez ces acteurs essentiels de la « Nouvelle Peinture » des années 1860-1880, selon la formule du critique Edmond Duranty, les analogies ne manquent pas, des sujets aux options stylistiques, des lieux où ils exposèrent à ceux où ils se croisèrent, des marchands aux collectionneurs sur lesquels s’appuyèrent leurs carrières indépendantes. La biographie signale d’autres proximités, de l’expérience de la guerre de 1870-1871 jusqu’à la Nouvelle-Athènes, ce café de la place Pigalle qui avait le don de stimuler les discussions et d’apaiser les tensions. Car des heurts et des disputes, il y en eut. Manet ne suit pas Degas dans l’aventure impressionniste, par choix de carrière. Degas lui-même, s’il croit à la force collective, se garde de peindre comme Monet. En ramenant Manet et Degas sous la lumière de leurs contrastes, cette exposition incite à porter un nouveau regard sur la complicité et l’inévitable rivalité de deux créateurs, à maints égards, uniques.
Les deux peintres se sont-ils formés de la même manière ?
Isolde Pludermacher – Manet et Degas sont de grands connaisseurs des maîtres anciens, lesquels n’ont cessé de nourrir leur œuvre tout au long de leur carrière. La légende veut d’ailleurs qu’ils se soient rencontrés au musée du Louvre, devant un tableau de Velázquez dont Degas réalisait la copie gravée avec une audace technique qui aurait surpris Manet. Ce rapport à la tradition est en grande partie lié à leur formation. Tous deux ont d’abord fréquenté le Louvre en famille dans leur jeunesse : Degas avec son père, fin connaisseur lié à des collectionneurs, Manet avec son oncle maternel qui, le premier, l’encourage à s’exercer au dessin. Ils se forment ensuite en marge de l’École des beaux-arts, mais auprès d’artistes jouissant d’une reconnaissance officielle. S’ils sont tous deux assez critiques à l’égard de leurs professeurs, ils leur doivent un apprentissage en grande partie fondé sur la copie des maîtres anciens au musée du Louvre ou au cabinet des Estampes de la Bibliothèque impériale. En outre, leur situation sociale et familiale leur permet de voyager pour parfaire leur formation et leur culture artistiques. Ils séjournent ainsi plusieurs fois en Italie au cours des années 1850, où ils découvrent les œuvres des musées et les fresques ornant les monuments. Du côté des maîtres contemporains, c’est vers Ingres et Delacroix que se porte leur admiration.

Les noms de Manet et Degas sont attachés à l’impressionnisme, mais est-ce aussi simple que cela ?
Stéphane Guégan – Tout dépend de la façon dont on définit la notion d’impressionnisme. On aime aujourd’hui à insister sur le paradoxe suivant : au début des années 1870, Manet se serait tenu à distance du mouvement « dissident» alors même que sa peinture y aurait fait allégeance ; inversement, Degas n’aurait jamais tant affiché son mépris d’une approche trop sensible du réel qu’au cours de ces mêmes années, qui le voient prendre la tête du groupe. Mais, cet apparent double jeu ne résiste pas à l’examen des faits. Degas et Manet n’ignorent pas la poussée d’un certain « paysagisme de plein air» qui repose sur l’unité du motif et la mobilité de la perception, les peintres dits de Barbizon, comme Corot ou Rousseau, et leurs héritiers directs, qui imposent 2 déjà une peinture d’atmosphère, aux lumières changeantes, aux cadrages neufs. Degas et Manet s’en emparent assez vite, avec audace, et en usent selon les besoins de leurs carrières, car les débouchés commerciaux à Londres et Paris des marines et des scènes de bain ne sont pas à bouder. « Rendre son impression », pour citer Manet lui-même en 1867, apparaît comme une nécessité. Toutefois, comme Degas, il forge un impressionnisme à part.
En comparant des œuvres de Manet et Degas sur un même sujet, tel que les courses hippiques, que peut-on en déduire ?
Stéphane Guégan – Degas, au soir de sa vie et après la mort de Manet, reprochait à ce dernier de l’avoir détroussé de certains de ses sujets, on pense aux danseuses et aux scènes de bain. Il est souvent difficile de trancher en la matière, d’autant plus qu’il faut compter avec les effets de contexte et la saine émulation qui dresse les artistes, modernes ou pas, contre les autres. Si l’on en revient aux chevaux, reconnaissons que les carnets de jeunesse de Degas en sont remplis, chevaux libres lâchés dans les rues de Rome, chevaux d’élevage et, très tôt, courses hippiques, venues d’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Leur essor rencontre pleinement les aspirations de la modernité parisienne des années 1860. Éclat social, intérêt d’argent, compétition sportive, expérience de la vitesse, les avantages du sujet sont certains. Bien qu’il soit devenu le symbole de l’engouement pour ces spectacles, Degas est loin d’avoir été le premier à les exploiter. Toute une imagerie de presse répète à foison les mêmes scènes et effets. Le galop volant et la foule en émoi sont devenus les poncifs du genre. Degas s’en affranchit par la saisie d’une autre temporalité. Plus que la cavalcade, il privilégie le moment qui précède le départ, le défi psychologique des jockeys, la fine chorégraphie des montures qui piaffent, laissant admirer la finesse d’une encolure, le délié des pattes, le frisson lumineux sur leur robe. Manet, lui, n’est que galop, explosion visuelle, temps accéléré.

Qu’en est-il du thème des Parisiennes ?
Dans les années 1870, le dialogue artistique entre Manet et Degas prend une ampleur nouvelle. Le déséquilibre que l’on pouvait observer au cours de la décennie précédente s’estompe : si Manet est toujours perçu comme l’une des figures dominantes de la Nouvelle Peinture, la place de Degas devient tout aussi importante, notamment à travers son rôle dans l’organisation des expositions impressionnistes. Les œuvres que les deux artistes réalisent à cette époque témoignent de la proximité de leurs sources d’inspiration mais aussi de différences de conception et d’exécution. Le Paris moderne occupe une place privilégiée au sein de cette production. Avec une sensibilité proche de celle des romans naturalistes des frères Goncourt ou d’Émile Zola, ils représentent tous deux des Parisiennes dans leur environnement familier : des femmes présentes dans les brasseries des boulevards, des chanteuses de café-concert, des prostituées… Si Manet, passionné de mode, a généralement tendance à peindre ses modèles avec une certaine majesté, dans des poses et des tenues mettant en valeur leur individualité, Degas cherche avant tout à les saisir dans des « attitudes familières et typiques », étudiant autant le pouvoir expressif des corps que celui des visages. Il analyse les différents gestes de travailleuses exerçant leur métier (danseuses, blanchisseuses, modistes…). S’il s’intéresse également aux accessoires, ce n’est pas tant par goût pour la mode comme Manet que pour les jeux complexes de formes et de compositions qu’il peut en tirer.
Manet et Degas réinventent-ils le sujet du nu féminin ?
Stéphane Guégan – Oui, compte tenu de leur connaissance des précédents sur lesquels ils appuient leur audace, de Titien à Rubens, de Velázquez à Goya, sans parler de l’essor de la photographie qui pousse à s’affranchir des codes de la bienséance esthétique. Notons au passage que le XIXe siècle, à partir d’Ingres et Chassériau, a connu une série de débats et de scandales engendrés par l’exposition publique de nus jugés plus ou moins indécents. C’est donc d’une lame de fond, contraire à la morale commune, qu’il convient de parler. Depuis la Renaissance et la réappropriation de l’héritage gréco-romain, le nu jouissait d’un rôle central dans l’apprentissage des arts du dessin, voués à cerner ce que la nature offrait de plus harmonieux. La théorie dite « classique » fait du corps humain l’image de la perfection. En le dissociant de la nudité et donc du corps sexué, en érigeant la statuaire en modèle de la peinture, un idéal esthétique s’était fixé et se perpétuait à travers la copie. Contester cette discipline revenait à renverser tout un ordre de valeurs. Romantiques, comme Delacroix, et réalistes, comme Courbet, s’y emploient au XIXe siècle, avant-même que la photographie et la Nouvelle Peinture ne dissolvent les canons de beauté au profit de la réalité corporelle. De l’Olympia de Manet aux « baigneuses en chambre » de Degas, la nudité féminine, loin de n’être qu’objet, affiche une vérité aussi engageante que dérangeante.

Quelles approches Manet et Degas ont-ils du masculin et du féminin ?
Isolde Pludermacher – Parmi les traits de personnalité qui distinguent Manet et Degas figurent en bonne place leurs relations avec les femmes. Décrit comme un séducteur, Manet n’était, de l’avis de ses contemporains, jamais aussi à son aise qu’entouré d’une société féminine. Tout aussi proverbiale est, à l’inverse, la réserve de Degas. Sa discrétion à propos de sa vie intime lui vaut d’être raillé par Manet, qui aurait déclaré à Berthe Morisot à son propos : « Il manque de naturel ; il n’est pas capable d’aimer une femme, même de le lui dire, ni de rien faire. » Ces différences de tempérament se retrouvent en partie dans leurs œuvres : tandis que Manet représente des femmes dont la pose et le regard traduisent une certaine assurance, voire une forme de complicité avec le spectateur du tableau (Nana), les relations entre hommes et femmes apparaissent presque toujours troublées ou déséquilibrées dans les œuvres de Degas. Le traitement que ce dernier accorde au nu féminin lui vaut la réputation d’un artiste misogyne. La réalité est autrement plus complexe et l’on perçoit dans ses écrits la sensibilité d’un homme préoccupé par son cœur et rêvant de félicité conjugale.
Parmi les impressionnistes émerge une figure féminine, Berthe Morisot. Quelle importance revêt-elle pour Manet et Degas ?
Stéphane Guégan – Il est indéniable que Berthe Morisot et Édouard Manet s’apprécièrent et, sur le terrain de l’art, se stimulèrent. Le salon que les parents de Berthe Morisot ouvrent alors aux artistes, musiciens et écrivains à la fin du Second Empire est un foyer de modernité. Femmes et hommes y parlent d’art ou de politique sur un pied d’égalité. Les divergences esthétiques s’effacent devant le plaisir d’en discuter. Berthe et sa sœur Edma, formées à la peinture et dotées d’un atelier familial, débutent au Salon en 1864. Mais c’est la fréquentation de Fantin-Latour, puis de Manet et Degas, qui pousse la première à sauter le pas et à entamer une véritable carrière, fût-elle contrainte par les règles sociales du temps. Manet prend une place grandissante dans ce cercle à partir de 1868-1869 et multiplie les portraits de Berthe Morisot, qu’il ne réduit jamais à l’anonymat d’un simple modèle. Ils sont autant d’incarnations de la Parisienne élégante et singulière, complice et actrice de la Nouvelle Peinture. Du reste, à rebours de Manet, dont elle épouse l’un des frères en 1874, Morisot s’associe durablement, cette année-là, à l’aventure impressionniste avec Edgar Degas.
