Christoph Prégardien, vous vous êtes produit sur la scène de l’auditorium en 2019 avec le Voyage d’hiver de Schubert. Aujourd’hui, vous proposez un programme dédié à l’autre « maître » du lied, Schumann. Comment s’établit le lien entre ces deux programmes ?
Les trois cycles parlent de la perte d’un amour. Dans Winterreise and Dichterliebe, nous sommes en présence de jeunes hommes qui viennent de perdre leur bienaimée et qui tentent de traverser cette épreuve en exprimant leurs émotions, très intensément mais aussi très différemment, comme on peut l’imaginer. Dans le troisième cycle, Liederkreis op. 39 de Schumann, nous découvrons une sorte d’amour rétrospectif. Schumann a rassemblé des poèmes de Joseph von Eichendorff3 qui mettent en scène un homme plus âgé que les deux précédents, plus expérimenté et qui regarde sa vie passée au prisme de l’amour, du deuil, de la mort, du mystère, tout cela de façon très romantique. En comparaison, Heine4 est un poète plus moderne que Eichendorff. Heine a une approche plus réaliste dans l’expression des émotions et se montre parfois très méchant, très cynique. Ce n’est pas le cas de Eichendorff qui et un véritable poète romantique.
Le lien évident entre Schubert et Schumann est que tous deux sont de grands lecteurs de poésie et choisissent leurs textes avec une grande attention. Bien sûr, il y a une différence dans l’écriture, et en particulier dans l’écriture pour le piano, car Schumann lui-même était un grand pianiste, tout comme sa femme Clara5 pour laquelle il a composé tous ces airs. Par ailleurs, l’écriture pour le piano a évolué entre la mort de Schubert et les années 1840 durant lesquelles Schumann compose. Il en est de même pour la voix : Schubert est un compositeur plus classique tandis que Schumann écrit des phrases qui sont formidables pour les chanteurs et c’est la raison pour laquelle les jeunes artistes s’intéressent davantage à Schumann, plus facile à comprendre et à chanter. Schubert, de par son caractère classique, est un compositeur qui donne plus de difficultés aux chanteurs dans le phrasé, dans l’articulation.
Sandra Bernhard, le cycle « Triomphe de la mélodie et du lied » se déroule depuis trois saisons maintenant. Comment travaillez-vous sur cette programmation qui se déploie sur plusieurs années, avec des concerts, comme on peut le voir avec celui que livreront Christoph Prégardien et Julius Drake, qui viennent en écho à d’autres ?

© Sophie Crépy
Le lied et la mélodie sont au cœur de notre programmation, comme un fil rouge que nous déroulons saison après saison, explorant ce répertoire si typique du XIXe siècle et donnant la parole aux grands maîtres comme Christoph Prégardien, autant qu’aux jeunes artistes. Notre Académie Orsay-Royaumont marque d’ailleurs notre engagement pour ce répertoire et ceux qui le servent.
J’essaie ainsi lorsque j’invite des grands maîtres de la mélodie et du lied à venir à l’auditorium pour un récital de leur proposer également de participer à l’Académie à travers des master-classes. Ils ont tant de choses transmettre à nos jeunes lauréats. C’est un exercice que la plupart d’entre eux aiment et pratiquent.
Le lied est un genre qui sublime le texte, un genre que l’Académie Orsay-Royaumont soutient en accompagnant le travail de jeunes artistes. Christoph Prégardien, comment envisagez-vous cet art où se mêlent la littérature et la musique ? Implique-t-il un travail différent des autres répertoires vocaux ?
Il y a des similarités entre le travail du lied et celui de l’opéra mais il y a bien sûr plus de différences. Dans tous les cas, en tant que chanteur, vous devez donner à votre voix une couleur qui reflète l’émotion du personnage que vous portez. La différence entre l’opéra et le lied réside dans le fait que, pour le lied, vous devez traduire une situation, une émotion en un temps très bref parfois à travers une phrase, parfois même à travers un seul mot. Sur une scène d’opéra, vous avez deux ou trois heures pour construire un personnage et exprimer ses émotions quand le lied ne vous octroie que quelques minutes, ce qui est bien plus difficile.
Ce qui fait aussi du lied un art particulier est son caractère intimiste. Il y a une grande différence entre être accompagné par un piano et être accompagné par un orchestre tout entier. Avec le piano, vous pouvez utiliser votre voix d’une façon plus délicate que vous ne le feriez à l’opéra. Ce caractère intimiste vient aussi du fait de la connexion qui s’établit entre l’audience et le chanteur sur scène. À l’opéra, il y a souvent quinze ou vingt mètres avant les premiers spectateurs quand les récitals dédiés au lied offrent souvent une grande proximité avec le public, quatre ou cinq mètres à peine. Cela signifie que non seulement votre voix mais aussi votre langage corporel, votre visage, vos mains, vos lèvres peuvent être observés par toute l’assistance. C’est ce qui rend cet art à la fois très difficile et très intéressant.
De mon point de vue, le plus attractif dans cet art du lied est d’être celui qui porte l’évènement sans aucun temps de répit, sauf s’il y a un entracte, mais le plus souvent vous devez chanter durant quatre-vingt minutes sans pause, ce qui représente un défi mais qui est par ailleurs très gratifiant. Je pense que cette opportunité de construire une soirée entière avec sa propre histoire artistique est ce que les jeunes chanteurs apprécient et attendent.
Cette responsabilité de l’évènement est partagée avec le pianiste. Chacun doit être au fait de ce qui se passe dans le texte et dans la musique, c’est pourquoi j’attends des jeunes chanteurs qu’ils soient attentifs à ce qui se joue dans la partition du piano et réciproquement. Vous pouvez aisément entendre et sentir si les deux membres d’un jeune duo entrent en communion dans un répertoire.
Enfin, je dirais que ce qui rend le lied si singulier est que les compositions des XIXe et XXe siècles mais aussi déjà au XVIIIe siècle, témoignent du grand intérêt des compositeurs pour la poésie qui aborde des thèmes tels que l’amour, la mort, la solitude, le deuil, qui parle du fait d’être ensemble en des temps de félicité ou de tristesse, qui traduit ce qui passe en nous lorsque nous traversons des expériences heureuses ou difficiles dans la vie.

© Marco Borggreve
Sandra Bernhard, le cycle « Triomphe de la Mélodie et du lied » est en quelque sorte la partie émergée de l’iceberg, celle que les spectateurs peuvent voir et entendre sur scène. Il existe cependant toute une partie moins visible de l’Académie Orsay-Royaumont. Pouvez-vous nous dévoiler cette partie moins connue du travail des artistes ?
L’Académie propose à nos jeunes duos à la fois l’opportunité de travailler avec des grands maîtres du chant et du piano mais également un approfondissement de leur connaissance des poèmes sur lesquels ces mélodies et lieder sont basés. Par ailleurs, et c’est ce qui fait la particularité de cette Académie, nous offrons une initiation à l’histoire de l’art à ces jeunes gens. Immergés dans les collections du musée d’Orsay, ils découvrent les liens entre peinture, poésie et musique grâce à des musicologues et historiens d’art. C’est ce dialogue entre les arts qui va les nourrir dans leur interprétation. Et une expérience privilégiée pour eux !
La transmission du « savoir-faire » est primordiale dans le projet de l’Académie Orsay-Royaumont. Comment vous, Christoph Prégardien, maître reconnu de l’art du lied, œuvrez-vous auprès des artistes émergents qui ont choisi cette voie ? Que souhaitez-vous leur transmettre ?
J’essaye de donner confiance aux jeunes duos, de leur faire prendre conscience qu’ils sont capables de donner une interprétation singulière de chaque chanson parce qu’ils ont leurs propres inspirations et leur énergie personnelle. J’essaye de ne pas donner de directions précises pour l’interprétation, sur le tempo, le rubato qui sont des éléments importants mais le plus important reste de vivre l’instant, d’être pleinement conscient de sa présence sur scène face au public qui vous regarde, de donner l’inspiration, de laisser cette inspiration rayonner à l’extérieur du corps.
Une autre chose importante à mon sens est de donner davantage de responsabilité, en particulier au pianiste. Souvent, les artistes jouent en réaction et ne prennent pas les choses en mains. Ce que j’apprécie dans un duo, c’est de voir chacun des membres du duo, le pianiste et le chanteur, interagir avec l’autre. Parfois le pianiste donne la direction, parfois c’est le chanteur, mais il faut qu’il y ait toujours une connexion entre eux. Pour chaque duo que j’ai pu rencontrer dans mes master-classes ou lors de concours, j’ai pu constater, pour le chant comme pour le piano, un haut niveau d’exigence dans la collaboration et dans l’émotion nécessaire au duo de lied. Je suis d’ailleurs étonné de constater la quantité de jeunes talents qui viennent, non seulement d’Europe, mais du monde entier, pour partager leur parcours artistique. Je crois que nous sommes sur une bonne voie. Même si le lied est un pan singulier de la vie musicale, il y a tant de jeunes musiciens intéressés par ce champ de la musique de chambre que je suis sûr que nous vivrons de grands moments dans le futur avec ces merveilleux répertoires issus des trois siècles passés et avec les formidables jeunes chanteurs et pianistes qui éclosent un peu partout autour de nous.

marco borgggreve / Marco Borggreve
- 1-Franz Schubert (1797 - 1828)
- 2-Robert Schumann (1810 - 1856)
- 3-Joseph von Eichendorff (1788 - 1857), poète et romancier allemand
- 4-Dichterliebe a été composé sur des poèmes de Heinrich Heine (1797 - 1856).
- 5-Clara Wieck (1819 - 1896) a épousé Robert Schumann en 1840. Elle est considérée comme l’une des plus grandes pianistes de l’époque romantique.