La Frise de la vie semble être le fil conducteur de cette exposition, pourquoi ?
Claire Bernardi / Estelle Begué – C’est un projet central dans la carrière de Munch qui est convaincu que ses œuvres prennent plus de sens si on les associe, et décide de les présenter sous forme de « série ». Il espère ainsi rendre son art plus compréhensible car ses premières expositions déclenchent toutes des scandales : à Berlin en 1892, de vives réactions entraînent la fermeture de son exposition au bout d’une semaine. Le public est dérouté par l’aspect non-fini des œuvres et son inventivité plastique radicale. Pour La Frise de la vie, Munch organise ainsi son discours autour de l’amour, puis l’élargit à d’autres grands mouvements de l’âme tels l’angoisse, le doute existentiel et la confrontation avec la mort. Il y aborde tous les moments importants et les sentiments majeurs rythmant le temps d’une vie. Il livre sa vision singulière et personnelle du monde où vie et mort sont inextricablement liées et où la nature joue un rôle clé dans la perception et la diffusion des émotions. Munch affine et modifie son propos au fil des expositions, il n’existe donc pas de version définitive de ce cycle auquel nombres de ses œuvres majeures sont rattachées, au premier rang desquelles les diverses versions du célèbre Cri.
Pourquoi la maladie et la mort sont-elles si présentes dans l’œuvre de Munch ?
Claire Bernardi / Estelle Begué – Munch écrit dans l’un de ses carnets de notes : « La maladie, la folie et la mort étaient les anges noirs qui se sont penchés sur mon berceau.» Ce triste constat rappelle l’omniprésence de ces trois fléaux dans la vie de Munch depuis son plus jeune âge. Il perd sa mère de la tuberculose alors qu’il est seulement âgé de cinq ans. Cette même maladie lui enlève également sa sœur ainée Sophie moins de dix ans plus tard, et il a failli lui-même y succomber. Pour tenter de surmonter ces épreuves, son père, profondément croyant, pratique une intense dévotion et instille dans le foyer familial une atmosphère grave et austère. À l’âge adulte, une autre de ses sœurs, Laura, développe d’importants troubles psychologiques qui l’obligent à être internée durant presque toute sa vie. Le frère de Munch, Andrea, décède brutalement d’une pneumonie à l’âge de vingt-cinq ans, juste après son mariage. Face à cette écrasante succession de drames familiaux, et à ces traumatismes d’enfance, Munch développe un intérêt, sensible dans son œuvre, pour les recherches récentes du monde scientifique et médical qui attribue alors un rôle clé à l’hérédité pour expliquer l’apparition de maladies aussi bien physiques que mentales.
Pourquoi certains motifs semblent-ils inlassablement répétés ?
Claire Bernardi / Estelle Begué – De nombreux contemporains de Munch ont pratiqué cet art de la reprise, mais pour lui, il ne s’agit pas d’un exercice formel ou d’une simple étude de motif. Il conçoit son œuvre comme un tout dans lequel ses productions se répondent. Certains éléments précis sont ainsi employés pour unifier les œuvres entre elles. Il revendique lui-même ces rappels dans les tableaux composant La Frise de la vie et écrit à ce propos : « La ligne sinueuse de la côte traverse les tableaux, et derrière, en perpétuel mouvement, l’océan, tandis que sous les cimes des arbres, la vie multiforme se déploie avec ses joies et ses douleurs ». Parallèlement aux éléments de décors, ce sont parfois les structures mêmes de ses compositions qu’il reprend, comme les diagonales très fortes qui ferment l’espace du tableau et augmentent l’intensité dramatique des sujets. Enfin, Munch décline certains tableaux en plusieurs versions, selon des techniques différentes, en peinture et en gravure. Il réfute pourtant le terme de copie, car chaque reprise est porteuse d’une signification bien particulière. Cela lui permet soit d’approcher au plus près les sentiments éprouvés lors de l’évènement précis qui a inspiré le motif, comme dans les nombreuses versions de L’Enfant malade, soit de rechercher la vision la plus juste du message de l’œuvre, comme dans les esquisses du décor de l’aula (université d’Oslo). Dans ces dernières, l’artiste veut exprimer la puissance régénératrice de la lumière, l’espoir qui naît avec le jour nouveau, et l’éblouissement de l’éveil au savoir. Ces multiples versions lui permettent par ailleurs de conserver la mémoire de son œuvre, son unité, au fur et à mesure des achats des collectionneurs et des musées.
L’estampe tient une place importante dans l’œuvre de Munch. Comment l’aborde-t-il ?
Claire Bernardi / Estelle Begué – Munch s’initie à la gravure dès 1894 à l’occasion d’un séjour à Berlin. Il commence par maîtriser les techniques de l’eau-forte et de la pointe sèche, puis imprime ses premières lithographies dès 1895. Il se tourne ensuite vers la gravure sur bois à partir de 1896. Les raisons précises de son intérêt pour la gravure ne sont pas connues, mais il semble que l’artiste y ait d’abord vu une possibilité de diffuser plus largement ses œuvres. Il est aussi curieux de cette technique peu connue et très peu pratiquée en Norvège, et souhaite être un pionnier en la matière. Il accorde une place très importante à ses gravures qu’il présente très rapidement dans ses expositions au même titre que ses peintures. Il s’affranchit très vite des techniques traditionnelles pour se tourner vers une pratique plus personnelle. Munch reprend souvent ses gravures par des rehauts de gouache et d’aquarelle, allant même jusqu’à ajouter par ce biais des motifs entiers, elles deviennent ainsi des œuvres uniques. Pour pallier les difficultés d’impression en couleur, il n’hésite pas à conjuguer les techniques, ses planches imprimées peuvent ainsi être issues d’une combinaison de matrices en bois ou en zinc. Il a notamment pris l’habitude de découper à la scie ses blocs de bois gravés en isolant les différents éléments des compositions. Cela lui permet de jouer sur les assemblages à la manière d’un puzzle et d’encrer différemment les pièces. On retrouve ainsi dans ses gravures une inventivité et une liberté de pratique similaire à ses peintures.
Quels liens Munch entretient-il avec le monde du théâtre ?
Claire Bernardi / Estelle Begué – Munch s’intéresse beaucoup au théâtre de ses contemporains et fréquente un certain nombre de dramaturges, notamment lors de ses séjours à Berlin. Il est ainsi très ami avec August Strindberg, dont il réalise un portrait gravé. En 1896, Munch entame une courte collaboration avec Aurélien Lugné-Poe, le directeur du nouveau Théâtre de l’Œuvre à Paris. Il réalise les programmes illustrés de deux pièces, Peer Gynt et John Gabriel Borkman, du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, dont il est un fervent admirateur. C’est en 1906 que Munch collabore véritablement avec un metteur en scène. Il s’agit de l’Allemand Max Reinhardt, fondateur des Kammerspiele à Berlin, une salle de théâtre qui renouvelle le rapport entre la scène et le public. Munch réalise à sa demande les éléments de décor de deux autres pièces d’Ibsen, Les Revenants et Hedda Gabler. Il s’investit beaucoup dans ce travail qui aura une incidence immédiate dans son œuvre : son approche de la construction de l’espace s’en trouve indéniablement transformée. Cela est particulièrement visible dans une série de toiles de 1907, immédiatement postérieure à cette collaboration, intitulée La Chambre verte [La Meutrière fait partie de cette série]. Munch y reprend les principaux éléments des mises en scène de Reinhardt : un lieu unique vu comme une pièce dont on aurait enlevé l’une des parois. Il place également des objets au premier plan des tableaux afin d’abolir la distance avec le spectateur. On peut ainsi voir, par exemple, une table coupée, comme si elle se prolongeait à l’extérieur du tableau.
Que nous disent de lui ses nombreux autoportraits ?
Claire Bernardi / Estelle Begué – Munch pratique l’autoportrait tout au long de sa carrière. Pour l’artiste, c’est une façon de marquer les jalons importants de sa vie. Ses portraits de jeunesse, comme l’Autoportrait à la cigarette, montrent ainsi un artiste sûr de son talent, qui sait jouer des codes picturaux de son temps et s’affiche volontiers comme un artiste bohème. Ses autoportraits soulignent ensuite ses profondes faiblesses et les doutes intérieurs qui le minent. Il n’hésite pas à s’y montrer sous une apparence de grande vulnérabilité comme dans l’Autoportrait en enfer. Munch se représente enfin, vieillissant, avec une grande sincérité, en se confrontant sans détour au grand âge et à la mort. Ses autoportraits sont fréquemment augmentés d’une dimension allégorique. Ils peuvent par exemple symboliser la difficulté à créer comme dans La Fleur de la douleur. L’artiste prend parfois appui dans ses représentations sur des textes littéraires, notamment ceux des pièces d’Ibsen, qui rejoignent ses préoccupations. Il se dépeint ainsi à plusieurs reprises dans l’attitude de John Gabriel Borkman, un personnage cloîtré dans sa chambre pendant de longues années et prisonnier de ses pensées obsédantes. Sa pratique de l’autoportrait ne se cantonne pas à la peinture ou à la gravure. Passionné de photographie, Munch se prend régulièrement en photo au milieu de ses œuvres, à la manière de nos selfies modernes. D’une façon générale, son œuvre est très largement autobiographique et tire son inspiration des multiples drames qui émaillent sa vie.
Comment peut-on qualifier le style de Munch ?
Claire Bernardi / Estelle Begué – À bien des égards, Munch est un artiste inclassable. Sa formation ne permet pas de le rattacher à un courant précis. Il est largement autodidacte. Sa tante maternelle, Karen Bjølstad, l’initie dans son enfance à la peinture et au dessin, puis il suit pendant quelques mois les cours du Collège royal de dessin d’Oslo, mais la Norvège n’était pas encore dotée d’une véritable académie artistique. Il se lie ensuite avec le peintre Christian Krohg qui lui communique son goût pour les peintres français naturalistes puis impressionnistes. Les tableaux de jeunesse de Munch, notamment ceux produits lors de ses premiers séjours à Paris, sont ainsi marqués par le travail en plein air, un traitement libre des couleurs et une attention portée aux émotions de ses modèles. Ces deux derniers éléments seront centraux dans son œuvre au tournant des années 1890, lorsqu’il se tourne vers le symbolisme. Il s’intéresse également aux principes du synthétisme (synthèse entre le motif choisi, les sentiments de l’artiste, liberté des formes et des couleurs) élaboré par Émile Bernard et Paul Gauguin. Il partage avec eux une grande radicalité plastique. En raison de l’intensité psychologique et dramatique de ses œuvres, de l’usage de couleurs très vives voire stridentes et de l’accent porté sur l’expression des sentiments profonds heurtant volontairement le spectateur, Munch a souvent été décrit comme un précurseur de l’expressionnisme. Mais, loin de suivre un courant et se souciant peu de faire des émules, il se caractérise surtout par une grande liberté plastique et esthétique entièrement au service de l’expression de sa vision singulière du monde et de la vie.