Pourquoi l’image de Gaudí se confond-elle autant avec celle de Barcelone ?
Élise Dubreuil et Isabelle Morin Loutrel - Gaudí, c’est avant tout la Sagrada Família, et la Sagrada Família, c’est Barcelone qui s’incarne dans cette curieuse église. C’est aussi la ville du « modernisme » (Art Nouveau catalan) avec ses constructions singulières, rivalisant d’extravagance, le long des nouvelles avenues de l’Ensanche, l’extension urbaine créée à partir de 1860 sur les plans de l’ingénieur Ildefons Cerdà. La plus célèbre d’entre elles est le Passeig de Gràcia, où ont été érigées des constructions de Josep Puig i Cadafalch, comme la Casa Amatller, et de Gaudí, la Casa Batlló et la Casa Milà. La ville médiévale voit un autre architecte, Lluis Domenech i Montaner, y construire l’élégant Palais de la musique catalane, et Gaudí y élève celui de son mécène, Eusebi Güell. Gaudí est proche de ces architectes novateurs prisés par la bourgeoisie catalane. Il est aussi indissociable de Barcelone car il n’a pratiquement jamais quitté la ville entre le début de ses études à dix-sept ans et son décès en 1926. Ses constructions se situent presque exclusivement dans la ville, et la cathédrale, qui occupa quarante-trois années de sa vie d’architecte, continue de s’y édifier, faisant de Gaudí le symbole de l’identité catalane.
Comment Gaudí s’est-il formé ?
Élise Dubreuil et Isabelle Morin Loutrel - Gaudí étudie à l’École d’architecture de Barcelone, créée peu avant son arrivée en 1869 et dirigée par Elies Rogent i Amat, un architecte de formation académique mais sensible aux idées novatrices d’Eugène Viollet-le-Duc. Gaudí se forme en se plongeant dans les ouvrages de la bibliothèque de l’École, notamment le Dictionnaire raisonné de l’architecture française de Viollet-le-Duc (1854), et les écrits d’érudits anglais tels que le critique d’art John Ruskin et l’architecte Owen Jones. Gaudí n’excelle pas dans les matières classiques, se montrant déjà singulier, et laisse sceptique son directeur, qui aurait proclamé à la remise de son diplôme en 1878 : « soit c’est un génie soit c’est un fou ». Dès la fin de ses études, Gaudí cherche à travailler et à se former auprès d’architectes en vue comme Francisco de Paula del Villar, à qui fut d’abord attribué le chantier de la Sagrada Família, Josep Fontséré, le créateur du parc de la Ciutadella, et Joan Martorell, son professeur. Il s’inspira sans doute également de nombre d’illustrations et de cartes postales, car, bien qu’il n’ait pas voyagé, il était parfaitement informé de ce qui se faisait en Europe à l’époque. Il connaissait aussi bien l’art mudéjar et mozarabe (art chrétien influencé par l’art musulman en Espagne), que l’art baroque.
Le modernisme catalan dont Gaudí est la figure emblématique s’inscrit-il dans l’Art Nouveau européen ?
Élise Dubreuil et Isabelle Morin Loutrel - Gaudí appartient à la génération d’architectes barcelonais qui a fondé et animé le mouvement du modernisme catalan, avec notamment Lluis Domenech i Montaner et Josep Puig i Cadafalch. Ces architectes sont formés dans les années 1870-1880 et commencent à exercer à un moment où, dans toutes les métropoles européennes, on réfléchit aux caractéristiques de la ville moderne ; nombreux sont ceux qui souhaitent l’éclosion d’un style nouveau, adapté au mode de vie contemporain. L’éclectisme des décennies précédentes, c’est-à-dire la propension à mélanger les influences et les références au passé, doit céder la place à une architecture et à des principes décoratifs renouvelés, ayant leur cohérence interne : aux « néostyles », on préfère désormais un japonisme raffiné, une attention aux formes naturelles ou une familiarité avec l’actualité scientifique. Chacun des protagonistes du modernisme catalan mobilise ces éléments, mais avec son identité propre : au sein du mouvement coexistent des sensibilités différentes. De la même manière, le vaste mouvement de l’Art Nouveau admet, d’un bout à l’autre de l’Europe, des expressions artistiques diverses, parfois presque opposées : à l’arabesque de Barcelone, Paris et Bruxelles répond l’orthogonalité de Vienne ou de Glasgow. Cette diversité fait toute la richesse de l’Art Nouveau et a permis à des personnalités atypiques, comme Gaudí, de s’y épanouir.
Quelles sont les innovations architecturales les plus marquantes chez Gaudí ?
Élise Dubreuil et Isabelle Morin Loutrel - Les innovations architecturales de Gaudí sont liées aux recherches d’équilibre structurel (répartition des charges à travers les éléments porteurs pour éviter les ruptures ou déformations) qui l’occupent constamment, et à son goût pour le rationalisme (la forme donnant la fonction). On repère des constantes chez l’architecte : l’arc parabolique, appelé aussi arc caténaire, dont il n’est pas l’inventeur mais qu’il adopte dès le palais Güell avec ses deux grandes portes d’entrée arquées, qu’il décline en virtuose dans les couloirs formant le cloître du Collège des Thérésiennes, puis en point d’orgue dans les combles de la Casa Milà, entièrement en brique. Cet arc, qui descend jusqu’au sol, a pour avantage de répartir les charges de manière égale et continue, tout en créant une atmosphère enveloppante. C’est une structure souple et solide à la fois. Un autre trait caractéristique de Gaudí est l’élévation de voûtes très en hauteur sans recourir à des arcs-boutants ni à des contreforts extérieurs. Ses constructions sont révélatrices de sa passion et de ses connaissances en géométrie et en mathématiques, qu’il associe à une observation fine de la nature, tout particulièrement de l’arbre. Découlant de cette expérience, la colonne inclinée devient une nouvelle particularité de son travail. Les piles ainsi construites lui permettent de gérer très efficacement les charges là où elles retombent. C’est très marquant dans la crypte de la colonie Güell, dans les galeries du Park Güell et à la Sagrada Família. Gaudí innove aussi grâce à l’invention de dispositifs de travail comme la maquette « polyfuniculaire » : constituée de chaînes et de sachets de plombs, elle restitue le report des charges ; puis, photographiée, elle permet d’obtenir la forme des voûtes en renversant l’image. Les voûtes de l’église inachevée de la colonie Güell auraient dû être élaborées selon ce principe.
Enfin, Gaudí privilégie les matériaux naturels tels que le bois, le fer, la pierre et la brique auxquels il reste fidèle, les préférant au béton armé dont l’utilisation se répand. Malgré tout, il met en œuvre une sorte de béton pour la Casa Milà, la « pierre artificielle », qui lui permet de travailler l’espace intérieur comme un « plan libre », c’est-à-dire dégagé de tout support. Cette organisation spatiale, dont la distribution des pièces est libre de toute contrainte de murs, offre des intérieurs alvéolés inédits. Les innovations sont aussi formelles chez Gaudí, caractérisées par des toitures, des façades ou encore des garde-corps ondulants : ces formes souples, sans ruptures, transforment l’architecture en œuvre plastique, donnant la sensation que la surface est indépendante de la structure, alors que le décor est totalement lié à celle-ci. Gaudí suit en cela le principe rationaliste théorisé par Viollet-le-Duc.
Les premiers projets d’architecture religieuse préfigurent-ils le chantier de la Sagrada Família ?
Élise Dubreuil et Isabelle Morin Loutrel - Gaudí aspire à construire une « Grande Église » dès sa sortie de l’École d’architecture, en 1878. Il écrit alors Hornementation, un texte traitant du lien entre l’architecture, son décor et sa fonction, dans lequel il se montre très critique envers l’Opéra de Paris et le Sacré-Cœur de Montmartre. Son terrain d’expérimentation, qui anticipe la construction de la Sagrada Família, est l’église de la colonie Güell (un complexe industriel avec des logements ouvriers créé par Eusebi Güell). Commencée en 1908, l’église devait se composer d’une large crypte précédée d’un porche à plusieurs niveaux, mais le chantier s’arrête en 1917 avec la maladie de Güell. Pour cette réalisation, Gaudí mobilise le dispositif de maquette polyfuniculaire qu’il a inventé : c’est ainsi que naquirent les « formes en suppositoires », visibles sur une photographie retouchée au fusain et rehaussée de blanc (voir ci-dessus). La restauration de la cathédrale de Majorque est également importante dans la carrière de Gaudí, mais ne concerne que l’aménagement du chœur et de son mobilier ; l’architecte est assisté sur ce chantier de son collaborateur et disciple Josep Maria Jujol, qui introduit des décors innovants tels que la couleur dans les stalles du chœur. Ils travaillent le mobilier en utilisant des morceaux épars comme pour créer des œuvres éphémères telle que la couronne de lumière, faite de métal, de tissu et de bois.
Quels sont les principes adoptés pour poursuivre le chantier de la Sagrada Família, œuvre ultime et inachevée de Gaudí ?
Élise Dubreuil et Isabelle Morin Loutrel - Gaudí poursuit le travail de son prédécesseur, Francesc de Paula del Villar, à partir de la crypte de style néo-gothique. Au-dessus, le plan de la Sagrada Família est arrêté : une vaste nef en croix latine à doubles collatéraux, avec trois grandes façades consacrées à la Nativité, la Passion et la Résurrection. Sachant que la cathédrale ne serait pas terminée de son vivant, Gaudí décide de construire une façade entièrement, celle de la Nativité, soit trois portes, les murs et les tours attenants. Autour, un cloître intégré formant « muraille » avec, à chaque angle, une coupole. Le portail de la Passion, préparé par l’architecte, fut construit après sa mort ; ses colonnes inclinées résultent de l’expérience acquise à la colonie Güell.
Les travaux de la façade de la Passion ont débuté en 1954 à partir d’un dessin daté de 1911 ; ils présentent cependant un style très éloigné de celui de Gaudí, du fait des sculptures réalisées dans les années 1980 par Josep Maria Subirachs. Les élévations de la cathédrale reprennent bien les dix-huit tours prévues par Gaudí et, à l’intérieur, les colonnes qui se ramifient pour aller trouver les charges sont bien une de ses propositions, comme le montrent les vestiges des maquettes endommagées par l’incendie de son atelier en 1936. Les ingénieurs et architectes qui se sont succédés à partir des années 1950 ont considéré que leur connaissance des rares dessins conservés et des élévations de la façade de la Nativité leur permettraient de construire ce qu’aurait souhaité Gaudí ; l’exposition n’aborde pas ce sujet délicat du fait du manque d’archives et d’écrits de l’architecte à ce propos. Il s’agit d’un point de vue nécessairement subjectif, laissé à la libre appréciation de chacun.
De quelle nature était le projet de Gaudí pour New York, et pourquoi n’a-t-il pas abouti ?
Le projet pour New York est très mal renseigné. Les dessins que nous conservons datent des années 1950 et sont signés par le sculpteur Joan Matamala, fils de l’un des proches collaborateurs de Gaudí, ou par l’architecte Ignasi Brugueras. L’histoire raconte qu’un mécène newyorkais ayant eu connaissance du travail de Gaudí aurait souhaité lui confier la construction d’un hôtel qui devait accueillir des salons de réception, des conférences et autres « attractions », qui lui donnèrent son nom : Attraction Hotel. Les formes de ses tours rappellent étrangement celles de l’église de la colonie Güell et de la Sagrada Família. Le caractère démesuré de l’immeuble, son gigantisme, en font une idée plus qu’un projet réaliste ; c’est aussi un exemple de réutilisation du « génie » de l’architecte par un artiste, sous l’emprise d’une évidente fascination, mais il démontre que l’architecture de Gaudí, qui attire un public international à Barcelone, ne cesse de nourrir notre émerveillement et notre imaginaire.