Questions à Leïla Jarbouai, Sophie Barthélémy et Sandra Buratti-Hasan, commissaires de l'exposition « Rosa Bonheur (1822-1899) »

© Sophie Crépy

Leïla Jarbouai, conservatrice en chef au musée d’Orsay, Sophie Barthélémy, directrice du musée des Beaux-arts de Bordeaux et Sandra Buratti-Hasan, conservatrice, directrice-adjointe du musée des Beaux-arts de Bordeaux, sont commissaires de l'exposition « Rosa Bonheur (1822-1899) », présentée au musée d'Orsay du 20 septembre 2022 au 22 janvier 2023. L'entretien réalisé avec elles permet de mieux comprendre le parcours et le travail de l'artiste animalière.

Au moment du bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur, quels sont les principaux enjeux de cette exposition conçue entre le musée des Beaux-Arts de Bordeaux et le musée d’Orsay, avec le partenariat exceptionnel du château de Rosa Bonheur ?

Leïla Jarbouai et Sandra Buratti-Hasan – L’enjeu est de permettre au public de se faire une idée d’ensemble de l’œuvre de Rosa Bonheur qui n’a pas bénéficié d’exposition rétrospective depuis celle de Bordeaux en 1997. De plus, il existe peu de publications en français sur l’artiste, ni de catalogue raisonné. Rosa Bonheur est connue pour sa vie et sa personnalité extraordinaires de femme libre ayant su s’imposer à la force du pinceau dans un monde très masculin, et devenir une star de la peinture animalière. Sous ce prisme biographique particulier, l’œuvre restait dans l’ombre, ou vu de manière parcellaire. En 2019, ses dessins ont été exposés au musée d’Orsay qui en conserve un fonds important, et de nombreuses études à l’huile sont visibles au château de Fontainebleau et au château de Rosa Bonheur à By-Thomery, demeure de l’artiste. Mais, hormis quelques chefs-d’œuvre principalement issus des collections des musées d’Orsay et de Bordeaux, qui a pu voir jusque-là ses peintures abouties, dispersées entre collections particulières et musées aux États-Unis et en Europe ? Nous avons donc souhaité donner un aperçu de la complexité et de la richesse de l’œuvre de Rosa Bonheur et accorder une grande place au dessin, à la base de son travail.

En 1848, Rosa Bonheur reçoit une commande de la Seconde République : ce sera le Labourage nivernais. Quel impact cette œuvre a-t-elle eu sur sa carrière de peintre ?

Leïla Jarbouai – Ce grand tableau au format quasi panoramique, inspiré à la fois par les frises monumentales et par les peintures d’histoire, représente un sujet rustique, politique (il valorise les terroirs et la richesse agricole de la République) mais avec une portée universelle. C’est le labourage qui creuse «les sillons d’où sort le pain qui nourrit l’humanité tout entière », selon les mots de Rosa Bonheur. Pour préparer ce tableau ambitieux, elle se rend sur le terrain, en Nivernais : elle observe les animaux, les modes d’attelage, les paysans, et la terre qui a une place si importante dans sa peinture. Ensuite, dans son atelier, alors à Paris, elle élabore une composition très construite, en double diagonale. Le ciel bleu, le défilé oblique et dynamique des bœufs, et la terre cohabitent harmonieusement. Elle renverse cependant le rapport de forces entre humains et animaux : les paysans à l’arrière-plan sont presque flous, tandis que toute son attention se porte sur les spécificités des bœufs. On reconnaît trois races différentes, dont deux ont aujourd’hui disparu, ce qui constitue un précieux témoignage de la diversité des animaux, aujourd’hui menacée du fait de la standardisation des races d’élevage et de la course à la rentabilité. Tout le tableau s’articule autour d’un centre : l’œil du charolais-nivernais qui nous interpelle et nous interroge. Qui est le véritable travailleur de la terre ? Est-ce une révolte muette du monde animal que donne à voir l’artiste ? Le tableau est le grand succès du Salon de 1849 et deviendra une des œuvres les plus célèbres de Rosa Bonheur, la consacrant plus grande artiste animalière de son temps.

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Rosa Bonheur
Labourage nivernais, dit aussi Le sombrage, en 1849
Musée d'Orsay
achat après commande de l'Etat, 1849
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Michel Urtado
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Rosa Bonheur a-t-elle une approche singulière de l’art animalier ?

Leïla Jarbouai – Oui, et c’est ce qui fait la force et l’originalité de son travail. Elle s’inscrit dans une histoire et une tradition picturales, par l’étude des maîtres anciens au Louvre, en particulier les Écoles du Nord, les Flamands et les Hollandais. Elle est adepte d’une peinture lisse au service de l’exactitude illusionniste de la représentation. Mais si l’on regarde attentivement ses tableaux, on remarque qu’elle utilise des empâtements pour donner une matérialité à la terre, à l’écorce, aux poils des animaux. Elle joue sur les différents degrés de précision, laissant des zones floues, en détaillant d’autres. C’est surtout dans son approche des animaux qu’elle est singulière : si beaucoup d’artistes animaliers vivaient avec des animaux, peu ont réuni une telle diversité d’espèces autour d’eux et se sont autant imprégnés au quotidien de la présence d’animaux vivants. 1850 Premier voyage dans les Pyrénées avec Nathalie Micas, où elle se rendra plusieurs fois. 1853 Elle expose au Salon Le Marché aux chevaux. 1854 Dans un registre de vente tenu par Nathalie Micas, apparaissent les noms de Gambart, Tedesco et Goupil, trois marchands de tableaux qui deviendront les marchands attitrés de Rosa Bonheur. 1855 À l’Exposition universelle de Paris, La Fenaison en Auvergne reçoit une médaille d’or et rejoint la collection du musée du Luxembourg, alors musée des artistes vivants, à Paris. Fin des envois au Salon car: « L’ardeur de M. Gambart et des Tedesco était telle qu’ils attendaient à peine que mes œuvres fussent achevées pour les expédier en Angleterre, mais surtout en Amérique.» Premier voyage au Royaume-Uni, où son marchand et éditeur Ernest Gambart a organisé une tournée du Marché aux chevaux. L’accueil est triomphal. 2 Elle travaille sur le vif, d’après des animaux en liberté ou en semi-liberté, ce qui constitue une grande différence par rapport aux peintres qui étudient d’après des spécimens naturalisés et dans les ménageries où les animaux sont réduits à la passivité, le regard absent. Rosa Bonheur cherche la rencontre, l’échange : il y a une réciprocité entre la peintre et ses modèles, qui sont aussi ses muses et ses amis. Enfin, elle refuse l’anthropocentrisme d’un Desportes (1661-1743) peignant un renard « rusé et malin », ou d’un Oudry (1686-1755) exaltant le « sentiment maternel» de la lice (chienne de chasse destinée à la reproduction), ou même d’un Landseer (1802-1873) qu’elle admirait. Rosa Bonheur respecte beaucoup l’altérité radicale de ces êtres singuliers et sensibles, sans chercher à les humaniser.

Le dessin, virtuose chez Rosa Bonheur, est-il seulement au service de sa peinture ?

Leïla Jarbouai – Le dessin est au cœur de la vie et de l’œuvre de Rosa Bonheur. C’est son premier langage, son premier moyen d’expression et de transcription du monde. Elle raconte qu’elle dessinait avant d’écrire. Plus tard, ce sera en effet dans le but de peindre. Son père, désireux de lui donner une formation d’excellence, se conforme à la méthode académique : d’abord manier la ligne, puis s’attaquer à la peinture. Rosa Bonheur, devenue directrice de l’école gratuite de dessin pour jeunes filles à Paris, répète à ses élèves : « Avant de prendre les pinceaux, assurez d’abord votre crayon, devenez fortes dans la science du dessin.» C’est un manifeste classique mais aussi féministe puisque le dessin est associé à la science, à un savoir, et fait entrer les femmes artistes dans la « grande » histoire de l’art, dans la lignée des maîtres de la Renaissance chez qui le dessin est la base indispensable, la matrice des autres arts, un moyen de connaissance. En outre, par le dessin, Rosa Bonheur se constitue un immense répertoire du vivant. C’est le garant de la vérité de sa peinture par le rapport au temps spécifique qu’il induit : il porte la trace d’un moment de vie, d’une rencontre précise entre l’artiste et son modèle. L’animal dessiné n’est pas figé, il est saisi sous différents angles. Le dessin témoigne du temps que l’artiste a passé avec l’animal. Rosa Bonheur confie ainsi à la peintre Anna Klumpke (1856-1942), qui est aussi sa biographe, au sujet de sa lionne Pierrette : « Je l’ai dessinée plus d’une fois, aussi s’est-elle vite habituée à me voir et montrée de plus en plus caressante à mon égard. » La qualité de la relation se construit par le dessin.

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Rosa Bonheur
Dix-neuf études de cerfs, entre 1822 et 1899
Collection Musée d'Orsay - Musée national du château de Fontainebleau
Don Mme Anna Klumpke, 1900
© photo : droits réservés
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Une section de l’exposition est consacrée à l’atelier de Rosa Bonheur au château de By, à Thomery. Comment y travaillait-elle ?

Leïla Jarbouai – Les esquisses et dessins que Rosa Bonheur considérait comme son travail le plus précieux sont présents tout au long du parcours de l’exposition. Le grand succès du Marché aux chevaux et de ses œuvres de manière générale lui permet d’acquérir en 1859 un domaine à la lisière de la forêt de Fontainebleau, le château de By à Thomery. C’est exceptionnel à cette époque qu’une femme d’origine modeste puisse, par le fruit de son travail, devenir propriétaire d’un bien. Rosa Bonheur cherche à s’éloigner des importuns et à se rapprocher de la nature. Elle s’installe à By en 1860, avec son amie Nathalie Micas (1824-1889), la mère de celle-ci, et de nombreux animaux. Elle y vit et y travaille jusqu’à sa mort en 1899. Elle dessine sur le vif dans 1862 Rosa Bonheur est élue membre de l’Académie des Beaux-Arts de Milan, membre de l’Académie de Pennsylvanie à Philadelphie, et de la Société des artistes belges. 8 juin 1865 L’impératrice Eugénie se rend à By pour remettre à la peintre, qui a alors 43 ans, la Légion d’honneur, déclarant que «le génie n’a pas de sexe ». 1867-1888 Rosa Bonheur participe à l’Exposition universelle de Paris (1867). Le Roi de la forêt est exposé à Anvers (1879). Elle se passionne pour la faune de la forêt et pour les fauves, jusqu’à en accueillir au château de By. Le Lion chez lui est exposé à Londres et présenté à la reine Victoria, puis au prince et à la princesse de Galles (1882). 1889 À 67 ans, l’artiste perd sa compagne Nathalie Micas. Elle se passionne pour la troupe du Wild West Show de Buffalo Bill, lors de l’Exposition universelle de Paris. 5 son parc : chiens, chevaux, moutons, chèvres, et des animaux plus inattendus, isards, laies, cerfs, lionnes et lions… Elle peut ainsi étudier ses modèles dans leurs mœurs et se faire apprivoiser d’eux. Rosa Bonheur pratique aussi l’aquarelle dans la forêt où elle se promène chaque jour. Dans sa demeure, elle fait installer un atelier qu’elle surnomme le « sanctuaire », lieu où elle peint ses toiles, d’après les dessins et études réalisés parfois bien avant son installation à By. Elle a par exemple ramené de son voyage en Écosse, en 1856, de nombreuses études qui lui servent durant les décennies suivantes pour réaliser de grandes compositions. De même pour ses études des Pyrénées. Elle conserve ses dessins dans de grands cartons, classés par animal, et y pioche au gré des sujets qu’elle veut peindre. Dans ce « sanctuaire », elle peint sous le contrôle des animaux qu’elle a aimés et qui, une fois morts, sont naturalisés. Leur regard de verre surplombe le chevalet, tel un rappel de la fidélité qu’elle leur doit dans sa peinture.

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George (1865-1951) Achille-Fould
Rosa Bonheur dans son atelier, 1893
Bordeaux, Musée des Beaux-Arts
Mairie de Bordeaux / Lysiane Gauthier

Peut-on parler d’une fascination réciproque entre les États-Unis et Rosa Bonheur ?

Sophie Barthélémy – Oui, tout à fait. Bien que les États-Unis soient restés un pays rêvé et fantasmé pour Rosa Bonheur qui ne put jamais s’y rendre, l’artiste voua toute sa vie une admiration sans bornes à cette jeune nation, alors encore en friche. Symbole du Nouveau Monde, terre de liberté et d’émancipation féminine, le continent nordaméricain avait tous les atouts pour séduire la peintre en quête d’indépendance. L’œuvre coloré du célèbre peintre George Catlin (1796-1872) lui révéla très tôt la beauté sauvage des grandes plaines ouestaméricaines et la relation harmonieuse unissant les autochtones à la faune locale, notamment aux bisons. L’amitié légendaire avec Buffalo Bill et les acteurs de son Wild West Show, installé à Paris en 1889, l’année même de sa rencontre avec la peintre californienne Anna Klumpke, conforta définitivement cette américanophilie. Les Américains eux-mêmes furent des ambassadeurs de la première heure de Rosa Bonheur, déjà plus célèbre de son vivant outre-Atlantique qu’en France. Largement diffusées par la gravure et la presse illustrée, ses œuvres trouvèrent des débouchés très lucratifs sur le marché de l’art américain, tel Le Marché aux chevaux offert au Metropolitan Museum of Art de New York en 1887 par le milliardaire Cornelius Vanderbilt II.

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© Sophie Crépy