Lectures · Questions à Michèle Teysseyre, autrice d'Achille L., un peintre en hiver

Un roman inspiré par Achille Laugé (1861-1944)
© DR

Après sept ans passés à Paris, le peintre post-impressionniste Achille Laugé décide de retourner dans son pays, le Languedoc, pour retrouver la lumière et la quiétude qu'il souhaite pour sa peinture, se coupant ainsi de la trépidante vie culturelle et artistique de la capitale. Dans son roman, Achille L., un peintre en hiver publié par Serge Safran éditeur, Michèle Teysseyre retrace le parcours à contre-courant de la célébrité de cet artiste, ami d'Antoine Bourdelle et d'Henri Martin, et maître dans l'art de la mise en lumière du silence et de l'immobilité dont le musée d'Orsay conserve quelques œuvres. 

Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec Achille Laugé ? Qu’est-ce qui vous a interpellée dans sa peinture ?

Tout a commencé au Musée des Beaux-Arts de Carcassonne. J’étais entrée là un peu par hasard. Dans le hall d’accueil, je suis tombée en arrêt devant le buste en plâtre d’un jeune homme. Une sculpture signée Bourdelle, d’un style que l’on aurait pu qualifier d’académique. J’ai ressenti une espèce de coup de foudre pour ce garçon au regard frémissant, à la fois inquiet et plein de fougue, contemporain. Un faune moderne. En pénétrant dans la première salle, au rez-de-chaussée, mon regard a été attiré par une toile que j’avais aperçue de loin. Un paysage du sud écrasé de chaleur – un ciel d’un bleu très pur, presque violent, un mas, des cyprès en sentinelle. Il y avait là quelque chose qui dépassait l’aspect purement descriptif de la peinture. Une espèce de hiératisme, d’évidence, de sentiment de vacuité qui me rappelait Edward Hopper. En lisant le cartel qui l’accompagnait, j’ai été étonnée par la date : 1909. Mais c’est surtout le nom de l’auteur qui m’a interpellée. Il s’agissait précisément du jeune homme dont le buste était exposé dans l’entrée.

Images
Achille Laugé
Paysage de la Gardie, près de Cailhau, 1902
Musée d'Orsay
Don Pierre Laugé, fils d'Achille Laugé, 1958
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Dans votre roman, vous vous adressez parfois directement à lui, en le tutoyant.

Oui, j’ai éprouvé une familiarité immédiate. J’avais l’impression qu’il avait des choses à me dire et réciproquement. Une vraie rencontre amoureuse. Si bien que le tutoiement s’est imposé de façon naturelle. Pendant tout le temps de l’écriture, nous avons appris à nous connaître. Dans le roman, cette proximité s’est traduite par le tutoiement, mais aussi par une forme d’interpellation plus brutale. Car le vrai sujet est un questionnement sur son parcours d’artiste.

Vous avez suivi les traces d’Achille Laugé. Comment avez-vous procédé pour reconstituer son parcours ? Quelles ont été vos sources ?

Cela s’est fait de façon fragmentaire. J’ai avancé à la manière d’un enquêteur. J’ai d’abord fait confiance à mon intuition. Je me suis mise à l’écoute de sa peinture. Dans cette salle du musée de Carcassonne où sont rassemblées ses œuvres, on trouve également celles d’anciens compagnons des Beaux-Arts : Henri Martin, Henri Marre ; sans oublier l'auteur du buste, son ami le sculpteur Bourdelle, l’auteur du buste exposé dans l’entrée. Ce qui m’a permis d’appréhender le contexte artistique du temps, mais aussi les subtiles variations de son style. C’est seulement ensuite que je me suis plongée dans sa biographie, un squelette froid qu’il faut incarner. Je me suis donc rapprochée de ceux qui, à défaut de l’avoir côtoyé, avaient rassemblé témoignages et archives photographiques. Un travail de mémoire mené notamment par Mario Ferrisi, en particulier auprès du couple d’employés polonais qui accompagnèrent Achille Laugé jusqu’à sa mort en 1944. Ces documents m’ont permis de reconstituer son quotidien, d’entrer dans l’intimité de sa vie familiale, mais aussi de sa création. J’ai également eu de longs échanges avec Nicole Tamburini, historienne de l’art spécialiste d’Achille Laugé. Notre perception du peintre s’est avérée très proche. Enfin, la visite de la grande rétrospective organisée par la Fondation de l’Hermitage à Lausanne (« Achille Laugé. Le néo-impressionnisme dans la lumière du sud », du 24/06 au 31/10/2022), dont elle a signé le catalogue, m’a révélé toute l’ampleur et la profonde originalité de son œuvre. La découverte de sa correspondance avec Bourdelle a été déterminante. Bien que lacunaire (contrairement à celles de Bourdelle la plupart de ses lettres ont disparu) elle révèle le quotidien, l’aspect pragmatique de la vie de Laugé : listes de fournitures, échanges de recettes de peinture, projets d’expositions, espoirs de commandes, soucis matériels récurrents. Je ne suis allée sur les lieux – son village natal, sa maison de L’Alouette – qu’après avoir rassemblé tous ces éléments. Peut-être par crainte de confronter la réalité à l’image que je m’en étais faite. Mais à aucun moment mon intuition ne m’avait trompée. J’ai retrouvé la solitude des chemins, l’immensité des paysages dans lesquels il a inscrit sa peinture.

Vous reproduisez quelques lettres dans le roman.

Ces lettres sont des faux, des pastiches inventés à partir de celles existantes. À l’époque, dans cette région, on parle le languedocien. Il y a une scansion particulière à cette langue, mais aussi une forme de réserve, bien éloignée des clichés sur la faconde méridionale. Étant moi-même de ce pays, j’avais tout cela dans l’oreille. Ce qui m’a permis de réinventer le ton de ses lettres et sa voix.

“En restant à Paris, il sentait qu’il allait se perdre. Parce que ce n’était pas « sa » lumière. En retournant au pays, il retrouvait sa vérité.”
Personne citée
Michèle Teysseyre

Laugé, après sept années à Paris, décide de revenir au pays. Une décision que vous questionnez : « Es-tu certain d’avoir fait le bon choix ? » lui demandez-vous. Que cherchait-il dans ce retour ? Qu’a-t-il perdu ?

Il aurait pu continuer, rester à Paris, comme l’ont fait ses amis Bourdelle et surtout Maillol, qui lui a su jouer sur les deux tableaux : son enracinement catalan (la Métairie) et sa vie parisienne (son atelier du Vésinet). Ce qu’il a découvert pendant ses années de formation – impressionnisme, divisionnisme, pointillisme, art japonais – il l’a absorbé. Puis, en bon paysan, il a créé ses propres outils, sa propre manière. En restant à Paris, il sentait qu’il allait se perdre. Parce que ce n’était pas « sa » lumière. En retournant au pays, il retrouvait sa vérité. Mais aussi ses marques (et ses futurs soutiens) : ses anciens amis de lycée – Albert Sarraut qui deviendra ministre, son frère Maurice qui dirigera le journal La Dépêche, Achille Astre qui ouvrira une galerie à Paris. On ne peut pas séparer Laugé du contexte social et politique de l’époque. Entre la fin du XIXe siècle et les débuts du XXe, le Languedoc affirme son identité culturelle et politique. C’est l’ère du radical socialisme, dont Jaurès sera le plus illustre représentant. Tous les acteurs de ce changement vont se serrer les coudes, former un « réseau » qui plus tard le soutiendra. Ce qu’il va perdre, c’est le bouillonnement culturel de la capitale. Il va se couper des bouleversements artistiques du temps. Les contraintes financières (il a une famille à nourrir) vont le pousser à faire de « l’abattage », à répondre à la demande d’un public provincial plus frileux. Tout cela est perceptible dans son travail des années 30-40. Paradoxalement, la liberté va se révéler une arme à double tranchant. Cependant, les échanges qu’il continue d’entretenir avec ses amis, notamment pendant les étés à Collioure, vont lui donner un souffle nouveau.

Laugé était proche d’artistes qui ont connu le succès tels Henri Martin ou Antoine Bourdelle. Que lui a-t-il manqué pour atteindre une telle notoriété ?

Ce qui lui a manqué, c’est une certaine habileté, l’art du salon, savoir plaire en société. Il est souvent décrit comme d’un caractère bourru. Ce n’est pas un séducteur. Pas de frasques, pas de vie sentimentale agitée. Dès son retour, il épouse une fille du pays, fonde une famille, bâtit sa maison. Une vie simple, passée dans l’atelier ou à battre la campagne, pinceaux à la main. Si bien qu’au village, on le surnommait « le fou ». Ceux du monde paysan, dont il était issu, ne pouvaient pas le comprendre. Il ne se reconnaissait pas non plus dans la bourgeoisie provinciale – encore moins parisienne – cultivée. Il se trouvait donc en perpétuel porte-à-faux. Appartenir à une école picturale ne l’intéressait pas davantage. Il traçait son sillon, travaillait en franc-tireur. Dans mon roman, je le résume ainsi : « Paysan tu es né et paysan tu resteras. Et ta force se trouve là. » Ce qui ne l’empêchera pas d’exposer dans des galeries de renom (Petit, Bernheim, etc.) mais aussi d’obtenir, grâce à ses relais parisiens, quelques commandes d’État.  

Il y a sans doute un élément qui a joué dans l’image du fou dont vous parlez, c’est sa roulotte. Pouvez-vous nous en parler ?

L’Aude est le pays du vent, ou plutôt des vents. Principalement le « cers », un vent du nord glacial (le mistral en Provence) et le « marin » (ou autan) venu du sud. Face à leur violence, peindre sur le motif devient un véritable défi. Vers 1905, Laugé, qui a le goût du bricolage, décide de construire une roulotte lui permettant de peindre par n’importe quel temps. En fait une charrette à bras équipée d’un abri pliant muni d’une fenêtre. Une sorte de tente sur roues, facile à déplacer. Lorsqu’il trouvait l’endroit propice, il montait la toile et s’installait à son chevalet. Comme Monet à Giverny dans son bateau-atelier. C’était minuscule, mais lui-même étant de petite taille, il pouvait peindre assis. Bien évidemment, les paysans qui le voyaient passer en poussant sa carriole le prenaient pour un fou.

À l’instar de Cézanne, Laugé a eu des difficultés à faire entendre à son entourage familial son choix de devenir artiste. Cela a-t-il joué dans son retour au pays ? A-t-il éprouvé le besoin de montrer qu’il avait réussi dans son domaine, la peinture ?

À son retour, Laugé semble pris d’une frénésie de portraits. Au crayon, au fusain, au pastel, à l’huile. Pour lui, une source de revenus fournis par les commandes, mais aussi une façon de démontrer le savoir-faire acquis pendant ses années parisiennes. « Voyez ce dont je suis capable », semble-t-il vouloir affirmer. Faire un portrait « ressemblant » est aussi le moyen de rendre sa démarche compréhensible, donc acceptable par un entourage familial fondamentalement hostile à ses choix – notamment son père, cultivateur, qui souhaitait le voir poursuivre des études de pharmacie. Il prend en quelque sorte sa revanche. Cela est particulièrement visible dans son autoportrait au béret blanc, où il proclame avec fierté sa qualité d’artiste-peintre. Bien différent de celui du vieil homme au béret de la fin des années 30. Entre les deux, toute une vie de bonheurs et de doutes, de défis et de renoncements.

Images
Achille Laugé
Portrait de Monsieur Jeanjean, 1899
Musée d'Orsay
Cession de la Direction générale des Douanes et Droits indirects, 1984
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Stéphane Maréchalle
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Achille Laugé
Portrait de Madame Jeanjean, 1898
Musée d'Orsay
Cession de la Direction générale des Douanes et Droits indirects, 1984
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Stéphane Maréchalle
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Votre roman est organisé entre deux lieux et deux saisons. Y avait-il cette dualité chez Achille Laugé, entre le portraitiste et le peintre de paysage ?

Dans l’un des tout premiers chapitres du roman, c’est un homme âgé qui écrit à son ami Bourdelle. J’ai situé la scène au début de l’hiver, dans l’atelier de Cailhau. Métaphoriquement, c’est aussi l’hiver de sa vie, le temps des bilans, des retours en arrière. Le titre est d’ailleurs une allusion au film (ndlr : Un singe en hiver, Henri Verneuil, 1962, adapté du roman d’Antoine Blondin, éd. La Table Ronde, 1959). Pendant la mauvaise saison, Laugé se consacre sans doute davantage au portrait, aux commandes. Mais je ne pense pas qu’il y ait une dualité en lui. Laugé est un guetteur, une sentinelle à l’affût de ce moment de grâce où tout va refleurir. Ce n’est pas une quête de l’instant, des tremblements de la lumière comme chez les impressionnistes, mais celle de l’immobilité parfaite, du soleil zénithal du printemps et de l’été. Il y a dans sa peinture quelque chose des primitifs italiens. Dans ses ciels immobiles, ses bouquets éclatants, ses paysages vides de toute présence humaine, le hiératisme de ses portraits. C’est un contemplatif, un peintre du silence.

Quel tableau en particulier indiqueriez-vous à quelqu’un qui ne connaît pas la peinture d’Achille Laugé et qui souhaite la découvrir ?

Bien sûr, je pourrais choisir un paysage de genêts ou d’amandiers en fleurs, si caractéristique de sa manière. En particulier celui de l’affiche de Lausanne, un arbre éclatant de blancheur sur un ciel d’un bleu d’enluminure. Pourtant, il est une œuvre qui à mon sens montre toute l’envergure de Laugé : le portrait à contre-jour de son épouse. Un grand format qui a été refusé au Salon (ndlr : Contre-jour. Portrait de la femme de l’artiste, 1899, musée des Beaux-Arts de Grenoble). Je ne sais pas si c’est le plus facile, mais Je le trouve saisissant. Une image frontale, où le personnage est représenté dans une attitude de statuaire. Son visage est mangé par l’ombre. Dans sa main, une baguette – probablement un bambou – tenu à la manière d’un sceptre ou d’une lance. Il y a quelque chose de guerrier, de japonisant aussi dans la coiffure, un chignon perché au sommet de la tête. Et à l’arrière, il y a le jardin qui disparaît tant la clarté y est violente. On est en plein midi. C’est une apothéose.

Et il combine donc à la fois l’art du portrait et du paysage…

Toutes les thématiques de sa peinture y sont réunies : l’éblouissement du paysage dans la lumière de l’été, le végétal dans son plein épanouissement (on croit sentir le parfum des roses trémières), l’audace du portrait à contrejour qui bouscule les codes, le hiératisme de la pose qui confère au modèle la stature d’une divinité antique. L’univers du quotidien (maison, jardin, épouse) accède à quelque chose d’infiniment plus vaste. La véritable dimension de Laugé est là. Bien loin du « petit-maître » auquel certains pourraient être tentés de le réduire.


Entretien réalisé par Jean-Claude Lalumière, éditeur-rédacteur pour le site internet du musée d'Orsay

Images
Achille L. Un peintre en hiver, Michèle Teysseyre
© Serge Safran éditeur
  • Achille L. Un peintre en hiver, roman
  • Michèle Teysseyre
  • Serge Safran éditeur, Paris, 2023
  • En librairie depuis le 3 novembre 2023