Questions à Ophélie Ferlier-Bouat et Antoinette Le Normand-Romain, commissaires de l'exposition « Aristide Maillol (1861-1944). La quête de l’harmonie ».

Aristide Maillol
Méditerranée dit aussi La Pensée, entre 1923 et 1927
Musée d'Orsay
Achat après commande de l'Etat, 1923
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Thierry Ollivier
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Du 12 avril au 21 août 2022, le musée d'Orsay consacre une grande exposition rétrospective à Aristide Maillol. Enfin ! Car  depuis le centenaire de sa naissance en 1961, aucune monographie d'envergure n'avait été consacrée à l'artiste. En répondant aux quelques questions ci-dessous, Ophélie Ferlier-Bouat et Antoinette Le Normand-Romain, commissaires d'« Aristide Maillol (1861-1944). La quête de l’harmonie », nous donnent des clés pour une meilleure compréhension du travail de ce peintre, sculpteur, dessinateur qui fut un acteur majeur de la naissance de la modernité.

Quels sont les principaux apports de cette exposition à la connaissance de l’œuvre de Maillol ?

Ophélie Ferlier-Bouat / Antoinette Le Normand-Romain – L’exposition a bénéficié d’un solide travail de recherche mené avec le soutien infaillible de la Fondation Dina Vierny - musée Maillol. Trente-six carnets de dessin réapparus récemment et en grande partie inédits apportent un nouveau regard sur la genèse de certaines œuvres. Maillol est un artiste connu mais, paradoxalement, mal compris. Un examen superficiel pourrait laisser penser qu’il adopte toujours le même canon féminin dans des formules répétitives, ce qui est loin d’être le cas. Nous avons souhaité montrer qu’il approfondit un corpus réduit de formes à travers une multiplicité de déclinaisons, et dans des matériaux variés. Méditerranée, dont le modèle était apparu en 1905 comme le manifeste d’un renouveau de la sculpture face à l’expressionisme de Rodin, constitue le cœur de l’exposition. Grâce à un partenariat exceptionnel, la Fondation Oskar Reinhart de Winterthur (Suisse) a accepté de prêter cette sculpture en pierre, commandée en 1904 par le comte Harry Kessler, grand mécène de Maillol : on la voit, pour la première fois à côté du marbre du musée d’Orsay commandé par l’État français en 1923. Leur rapprochement met en évidence une profonde évolution due autant au changement de matériau qu’aux dix-huit années qui les séparent. 

Maillol a-t-il toujours eu une vocation de sculpteur ?

Antoinette Le Normand-Romain – Maillol se destine d’abord à la peinture. Frais émoulu de l’enseignement reçu notamment à l’École des beaux-arts de Paris, il passe de l’influence de Courbet (Autoportrait, 1884) à celle de Cézanne, manifeste dans ses paysages. Sa rencontre avec Gauguin (vers 1889) joue un rôle primordial : il privilégie la simplification formelle et comprend qu’il doit suivre une voie propre. Ses tableaux les plus aboutis possèdent une planéité et un caractère décoratif marqués. Ils attestent de son goût pour l’art « primitif », du Quattrocentro (Première Renaissance italienne) et de l’art gothique. En 1890, Maillol se tourne vers la broderie, conçue par lui et exécutée par des ouvrières, qu’il pratique jusqu’en 1904 sans s’interdire d’autres formes d’art : bois sculptés en taille directe, puis céramiques et statuettes modelées. Il a une grande curiosité pour les matériaux – et est en cela représentatif de la fin du XIXe siècle, expérimentant par exemple des colorants naturels pour teindre les laines de ses broderies. Ses œuvres sont caractérisées par une recherche d’archaïsme, mais aussi de simplicité et de probité artistique qui font sa marque. À Banyuls (Pyrénées-Orientales), vers 1895-1896, Maillol commence à modeler des statuettes dans une argile blanche locale. La jouissance qu’il éprouve à pétrir la terre, ainsi que la présence quotidienne de Clotilde Narcis, une de ses brodeuses, qui partage bientôt sa vie, le conduisent à adopter la sculpture comme principal moyen d’expression.

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Aristide Maillol
La femme à l'ombrelle, vers 1892
Musée d'Orsay
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Pourquoi cette omniprésence du nu féminin dans son travail ?

Ophélie Ferlier-Bouat – Le nu féminin apparaît vers 1895 dans l’art de Maillol, alors qu’il a déjà trente-quatre ans : les modèles parisiens sont trop chers et les jeunes filles de Banyuls inquiètes pour leur réputation. Les choses changent avec l’arrivée de Clotilde : « Je relève les jupes de ma femme et je trouve un bloc de marbre », aurait-il dit. Elle pose pour les premiers grands chefs-d’œuvre sculptés, Méditerranée, La Nuit, L’Action enchaînée, déjà caractérisés par une synthèse des volumes : « Ce que je veux, dit Maillol, c’est que la jeune fille de qui je modèle la statue représente toutes les jeunes filles. » Dès 1904, son mécène le comte Kessler, collectionneur d’origine allemande mais grand admirateur des artistes français, l’interroge sur l’absence de figures masculines dans son art. La raison serait pécuniaire : « Eh, parce que je n’ai pas de modèle. Rodin, lui, peut se payer autant de modèles qu’il veut, mais nous autres artistes nous devons ordinairement nous servir de nos femmes. » Son mécène lui procure un modèle, le jeune Gaston Colin, qui pose pour le relief Le Désir ou encore la statuette du Cycliste. Et, sans doute pour faire plaisir à Kessler, Maillol décrète : « C’est bien plus facile. Chez un homme, il y a toujours quelque chose, un muscle, où se rattraper. Chez les femmes, il n’y a rien, pas de formes, il faut tout inventer. » C’est pourtant au nu féminin qu’il se consacre. Il l’aime plein et dense, en harmonie avec ce qu’il considère être le « type méditerranéen généreux et structuré. »

Comment travaillait Maillol ?

Ophélie Ferlier-Bouat – Maillol dessine beaucoup : sur le vif d’après un modèle aperçu dans la rue et lors de véritables séances de pose, mais le plus souvent de mémoire. « Presque tous mes dessins ont été faits de mémoire. Il faut toujours travailler de mémoire. » De nombreux carnets de dessins, parfois de dimensions très modestes, montrent tout ce qui attire son attention, figures nues et habillées, répétées, déclinées, positionnées en miroir, mais aussi bicyclettes, animaux ou feuillages, à côté de notations de noms d’artistes, de collectionneurs, de fournisseurs ou de modèles. Puis il modèle « comme s’il caressait les formes avec ses doigts » dans la terre fraîche, des années plus tard parfois, de nouveau avec et sans le modèle, ce qui l’aide à prendre le recul nécessaire. Trois sculptures seulement sont fidèles au modèle, Jeunesse, Le Cycliste et Harmonie, la dernière, restée inachevée. Le retour à la nature est alors nécessité davantage que choix : « Maintenant que je n’ai plus de mémoire, je ne puis rien faire sans le modèle », dit-il en 1941. Maillol prend un grand plaisir à modeler dans la terre fraîche, par ajout de couches successives. La terre originale est ensuite moulée en plâtre, mais est toujours pour le sculpteur en cours d’élaboration : il continue à affiner les volumes, voire à modifier la position des membres sur le plâtre qu’il retravaille « à frais ». Vient ensuite la réalisation de l’œuvre définitive, en pierre ou en métal.

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Aristide Maillol (1861-1944)
Le Dos de Thérèse, vers 1920
Paris, Fondation Dina Vierny musée Maillol
© J.-A. Brunelle

Pierre, bronze, plomb, que cherche Maillol dans ces différents matériaux de la sculpture ?

Antoinette Le Normand-Romain – Contrairement à la plupart des sculpteurs de son temps, Maillol ne s’est pas formé dans l’atelier d’un aîné comme assistant ou praticien chargé de tailler les sculptures en pierre ou en marbre. Il aurait appris le métier « sur le tas » en taillant la pierre de Méditerranée en 1905. Il reproche au marbre « une sorte d’éclat trop riche ». Même si certaines pierres trop friables éclatent sous l’effet des coups de ciseau, il les préfère « pour je ne sais quel velouté, gras et doux, agréable à l’œil, pour certaine souplesse, aussi, plus docile à l’action du ciseau ». Plutôt que le marbre italien immaculé et fin de Carrare, il choisit le marbre rose brut français du Canigou (massif des Pyrénées-Orientales) pour le Monument à Cézanne, ou encore des pierres pour La Montagne et Île-de-France. Le face-à-face des deux Méditerranée souligne bien l’importance du matériau dans le rendu final et la perception de l’œuvre. Dès avant 1905, les œuvres de petite dimension, destinées aux collectionneurs, sont fondues en bronze sous l’égide du marchand et éditeur d’art Ambroise Vollard. Plusieurs fondeurs sont mis à contribution. Soucieux de perfection, Maillol n’hésite pas à reprendre lui-même la ciselure. Pour les œuvres destinées à être placées en extérieur, il privilégie le plomb, admiré dans les sculptures des jardins du château de Versailles : sa matité permet en effet de conserver la clarté des formes modelées. Maillol entre ainsi dans une violente colère lorsqu’il découvre qu’Eugène Rudier a fondu en bronze le groupe des Nymphes de la prairie, profitant de son absence de Paris pendant les années 1940-1944.

 

Quelles ont été les principales commandes publiques pour Maillol ?

Antoinette Le Normand-Romain – À plusieurs reprises, Maillol est chargé de réaliser des monuments aux grands hommes, généralement destinés à l’espace public de leur ville natale. L’initiative en revient le plus souvent à des comités composés de personnages influents. Mais au lieu du portrait attendu, Maillol propose des allégories féminines qui déroutent. C’est le cas de L’Action enchaînée (1907) pour le Monument à Auguste Blanqui (Puget-Théniers, Alpes-Maritimes), ce révolutionnaire surnommé « L’Enfermé » en raison de ses nombreuses années de détention. Cette puissante allégorie féminine nue fit scandale. Maillol doit souvent faire face à la frilosité et l’incompréhension des comités : le Monument à Cézanne, dont le projet est lancé en 1907 pour Aix-en-Provence, n’est inauguré qu’en 1929 dans un tout autre lieu : le jardin des Tuileries de Paris ! Maillol drape cette Renommée demi-allongée et tenant une palme à bout de bras pour l’adapter au Monument aux morts de Port-Vendres, en Roussillon (1923). Les monuments aux morts des villes voisines, Elne (1921) et Céret (1922), sont également issus de figures antérieures. Banyuls, sa ville natale, où il passe les mois d’hiver, ne fait appel à lui qu’en 1933. S’il réalise encore le monument du musicien Claude Debussy (Saint-Germain-en-Laye, 1933), la reconnaissance de l’État français par des commandes est tardive : Méditerranée en marbre (1923-1927), La Montagne en pierre pour l’Exposition universelle de 1937 ; Maillol a alors 76 ans !

 

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Aristide Maillol
Ile-de-France, vers 1925
Collection Musée d'Orsay - Musée d'Art et d'Industrie André Diligent - La Piscine, Roubaix
Achat, 1933
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Adrien Didierjean
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Comment définir l’art de Maillol ?

Ophélie Ferlier-Bouat – Maillol admire ce que l’on appelait alors l’art primitif au sens large : l’art égyptien, l’art grec archaïque et classique et en particulier les sculptures d’Olympie. Dans l’art moderne, son admiration se porte vers Paul Cézanne qui possède selon lui « ce sentiment de l’ensemble qui fait l’unité ». Il cherche l’unité, la simplicité, la synthèse, mais aussi l’architecture des formes : « Le sculpteur, c’est un homme amoureux de formes. […] Et au-dessus des formes, il y a encore l’architecture, ce qui réunit les formes. » Il obtient ces qualités par un long travail de mémoire et de maturation du motif. Cet éloignement du particulier pour atteindre une forme d’universalité le conduit à concevoir ses sculptures d’abord dans leur beauté formelle, sans se soucier du sujet : il présente la future Méditerranée sous le simple titre de Femme au Salon d’Automne de 1905, dans une volonté délibérée de ne laisser aucun sujet interférer avec l’affirmation d’une esthétique de la forme pure. L’écrivain André Gide est celui qui a le mieux compris ses recherches. Il écrit à propos de Méditerranée dans son compte rendu du Salon d’Automne de 1905 : « Elle est belle ; elle ne signifie rien ; c’est une œuvre silencieuse. Je crois qu’il faut remonter loin en arrière pour trouver une aussi complète négligence de toute préoccupation étrangère à la simple manifestation de la beauté. »

Comment Maillol est-il perçu au xxe siècle ?

Antoinette Le Normand-Romain – Considéré comme le chef de file de la sculpture française, Maillol est mis à l’honneur par le gouvernement de Vichy. S’il ne s’intéresse pas à la politique, il est profondément germanophile : les Allemands ont été ses premiers mécènes dès le tout début du siècle. Pendant la guerre, il reçoit ceux qui se présentent à son atelier de Banyuls, où il se retire pendant le conflit. Il accepte de revenir à Paris en 1942 pour l’inauguration de l’exposition consacrée à Arno Breker, le sculpteur officiel du IIIe Reich, il veut en effet en profiter pour franchir la ligne de démarcation et vérifier l’état de son atelier de Marly-le-Roi (Yvelines). Sa réputation est à juste titre entachée par ce voyage. Après-guerre, cet épisode fâcheux et son esthétique le desservent : son œuvre est perçue comme l’aboutissement d’une longue tradition qui n’a pas su se renouveler. Quelques voix s’élèvent cependant pour prendre sa défense : « Un homme vraiment libre », titre la revue Arts au moment du centenaire de sa naissance en 1961. « Son art ne milite pas, ne cherche pas à prouver. Il existe, peut-être commence-t-il seulement à exister et j’imagine que dans un siècle on ne s’étonnera pas que telle de ses œuvres soit née la même année que telle de Picasso. » Maillol est très présent à Paris de nos jours grâce à l’action de Dina Vierny, son dernier modèle : on doit à son initiative l’ensemble des jardins du Carrousel.

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Aristide Maillol
Montagne, en 1937
Collection Musée d'Orsay - Musée des Beaux-Arts, Lyon
Achat après commande de l'Etat, 1937
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / René-Gabriel Ojéda
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