Questions à Paul Müller, commissaire de l'exposition « Modernités suisses »

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JASMIN FREI © www.day-night.ch / jasmin Frei

Le musée d'Orsay présente du 2 mars au 27 juin 2021 une exposition dédiée à la génération de peintres suisses qui s'affirme autour de la fin des années 1890 et renouvelle profondément l'art de son temps. Par leur peinture, Cuno Amiet, Giovanni et Augusto Giacometti, Felix Vallotton, ou encore Ernest Bieler ou Max Buri, guidés par la figure tutélaire de Ferdinand Hodler, se font les hérauts des « Modernités suisses » présentées dans cette exposition. Rencontre avec son commissaire, l'historien de l'art Paul Müller.

Il y a 16 artistes et 75 œuvres présentés dans l’exposition. Certains sont peu connus en France. Comment l’expliquez-vous ?

Le Musée d'Orsay a consacré des expositions à Ferdinand Hodler en 2007 et Félix Vallotton en 2013. En dehors de ces artistes, seul Giovanni Segantini est probablement connu d'un plus large public en France. L'histoire de l'art ne s'est longtemps intéressée qu'aux centres d'art tels que Paris, Vienne et Berlin, et à leurs grands noms. On ne s’intéresse aux artistes moins connus que depuis peu. Giovanni Giacometti en est un bon exemple : il était peu connu en France, contrairement à son fils Alberto, qui travaillait à Paris.

Félix Vallotton (1865 - 1925)
Coucher du soleil, ciel orange
Kunst Museum Winterthur © Suisse, Winterthur, Kunst Museum Winterthur © SIK-ISEA, Zurich / SIK-ISEA, Zurich

On note chez ces artistes un souci de la couleur, de la touche, de la matière même parfois. Comment ce travail s’inscrit-il dans la quête de modernité ?

Au XIXe siècle, les peintres suisses, comme partout ailleurs en Europe, reproduisaient des thèmes picturaux avec un mimétisme fidèle, selon les codes établis depuis la Renaissance. Vers la fin du siècle, ils commencèrent à employer leurs propres moyens artistiques. Ce changement fut motivé par leur conviction qu'en procédant ainsi l'effet rendu par la peinture serait accentué en comparaison d'une reproduction imitative conventionnelle du thème. Cette émancipation des moyens artistiques du thème pictural est un aspect essentiel de la modernité.

Giovanni Giacometti
Vue de Capolago, vers 1907
Musée d'Orsay
achat
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Le paysage, sujet très présent dans l’exposition, tend parfois vers la recherche de l’Arcadie. N’est-ce pas opposé à l’idée de modernité ?

En effet, de nombreux peintres nés vers 1870 cherchent leurs sujets loin des centres urbains. L'homme est souvent absent de ces paysages reculés. S'il y apparaît, il est en parfaite harmonie avec la nature. Sujets urbains ou usines industrielles, la représentation des ouvriers dans leur environnement ne devient populaire qu'auprès de la génération de peintres suivante. Dans le cas des pionniers du modernisme présentés dans l'exposition, l'idée de modernité se réalise par le biais de la recherche de nouveaux moyens picturaux, plutôt que dans le choix des sujets.

Quel a été le rôle de Ferdinand Hodler pour la jeune génération des peintres suisses ?

On peut présenter Hodler comme un bâtisseur de ponts entre la peinture du XIXe siècle et le modernisme. Il a libéré les genres picturaux traditionnels de l'histoire, du genre, du portrait et du paysage des formules conventionnelles et du poids de l’histoire. Cependant, sa peinture était trop indépendante pour qu'une « école Hodler » puisse se développer. Pour ce qui est de son influence sur les jeunes artistes, on peut dire qu’il a plutôt servi de modèle, leur permettant de lutter contre les attentes d'un public conservateur et de suivre leur propre voie.

Ferdinand Hodler
Portrait du jeune Werner Miller, 1899
Musée d'Orsay
Achat en vente publique, 2018
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Quelle a été l’influence de la peinture moderne française sur ces artistes qui, pour certains, se sont formés en France ? Comment s’en sont-ils détachés ?

La majorité des artistes présentés dans l'exposition ont admiré dans les œuvres des impressionnistes, de Cézanne, de Gauguin et de van Gogh, l'émancipation des moyens artistiques par rapport à l'objet pictural, qu'il s'agisse de la couleur, de la forme, de la composition ou de la structure libérée de la peinture. Les peintres suisses ont chacun développé des langages picturaux individuels à partir de ces inspirations, et les ont combinés avec des sujets de leur propre vie, comme Giovanni Giacometti, qui a combiné certaines caractéristiques stylistiques de Cézanne et de van Gogh pour créer un style très personnel.

Comment la définition de l’identité nationale suisse se traduit-elle dans ces œuvres ?

Le régionalisme prononcé, avec des développements historiques et culturels différents, ainsi que le multilinguisme ont rendu difficile la formation d'une iconographie nationale en tant qu'expression de l'identité suisse. Après la fondation de l'État fédéral en 1848, la reproduction de paysages, en particulier les paysages alpins, et la représentation des coutumes et traditions de la paysannerie deviennent les moyens d’expression d’un sentiment national ; ces sujets étaient encore populaires chez les premiers pionniers du modernisme.

Cuno Amiet
Paysage de neige, dit aussi Grand hiver, en 1904
Musée d'Orsay
Acquis avec la participation de la fondation Meyer et d'un mécénat privé en souvenir de Maurice et Betty Robin, 1999
M. u. D. Thalmann, CH-3360 Herzogenbuchsee-Photo © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Y a-t-il une œuvre ou un artiste qui vous touche plus particulièrement dans cette exposition ?

On pourrait qualifier l'exposition d’« école de la vision », et de ce point de vue, j'apprécie particulièrement les œuvres de Hans Emmenegger, notamment ses Reflets sur l'eau. Emmenegger réagit de manière radicale au sujet des bateaux à vapeur sur le lac des Quatre-Cantons, qui était populaire dans le védutisme du XIXe siècle : en peignant non pas le navire mais son reflet dans l'eau, altéré par les vagues, il oblige le spectateur à s'interroger sur l'aspect visuel des choses.