Comment est né le texte de cette pièce ? Comment l’avez-vous découvert ? Comment est venue l’envie de le mettre en scène ?
J’avais déjà travaillé avec Cyril Gély, notamment pour une pièce qu’il avait co-écrite sur un autre grand homme, Signé Dumas. Il m’a fait lire sa pièce, Dans les yeux de Monet, que j’ai tout de suite adorée et eu envie de la mettre en scène. Cyril Gély est rouennais et sa femme est peintre. Je pense que ces deux éléments, et le fait de passer souvent devant la cathédrale de Rouen ont fini par l’influencer. Pour lui le déclic a été de découvrir que Monet s’était installé en différents lieux pour peindre la cathédrale afin de bénéficier de différents angles de vue sur l’édifice et notamment au-dessus d’une boutique de lingerie et mode. Le contraste entre ce lieu et l’état d’esprit de Monet qui était alors dans le dur, en panne d’inspiration, l’a intrigué, et il a imaginé une rencontre avec une jeune modèle de la boutique, complètement novice en matière d’art, qui ne connait rien à la peinture, qui va découvrir l’un des plus grands peintres de l’histoire de l’art et lui redonner le goût de peindre.
Comment avez-vous travaillé avec l’auteur ?
On travaille beaucoup en amont, parfois sur la dramaturgie, mais la pièce est arrivée dans une version très aboutie. Je veille bien sûr à ce que l’auteur ne se sente jamais trahi par mon travail. Je lui dis donc où je souhaite amener la pièce dans mon parti pris de mise en scène. Il y a trois personnages : Monet, Durand-Ruel et la jeune modèle. C’est une pièce qui parle de la liberté de penser, de peindre. Évidemment, l’impressionnisme est un moment de liberté qui allait contre un dogme existant. Dès qu’on présente quelque chose de nouveau, cela semble suspect. La pièce traite de cela aussi pour la jeune femme qui est extrêmement moderne pour son époque. Comment en étant en avance sur son temps, ou en étant fidèle à son courant de création, on peut se sentir rejeté. C’était un des axes de travail. Et puis il y a Durand-Ruel , cet homme qui s’est extrêmement endetté parce qu’il croyait en ces peintres. Sa femme n’a rien vu de sa réussite. Elle est morte avant qu’il n'ait rencontré le succès avec les peintres qu’il représentait. Pour revenir au travail avec Cyril, il y a bien sûr des aspects du texte que je lui demande de reprendre. Nous sommes dans une grande confiance. Mais encore une fois, la pièce était très, très aboutie. Et elle présente par ailleurs l’avantage de ne jamais être didactique. On est pris dans la vie de cet homme, Claude Monet, une vie qui fait écho à de nombreux problèmes que nous pouvons rencontrer aussi : c’est un homme saisi par le doute ; il n’arrive plus à peindre, il voit tout en noir, et cette jeune femme va le ramener à la lumière.
Comment s’est fait le choix du comédien, Clovis Cornillac, pour incarner Claude Monet ?
La rencontre entre Clovis Cornillac et Claude Monet est sublime. Il a ce côté bourru et à la fois tendre, cet humour et cette force nécessaires. Il fallait un acteur capable de jouer l’ours mal léché et qu’on a envie, à la fois, de prendre dans ses bras. Il y a une dimension que je travaille toujours chez mes personnages : l’enfance. Un artiste, peintre ou comédien, recèle une part d’enfance, une forme de naïveté. Cette pièce raconte comment Monet retrouve cette part d’enfance, enfermée dans ses douleurs, par la perte de sa femme Camille notamment. Clovis Cornillac est le premier acteur auquel on ait pensé avec Cyril. Il a beaucoup aimé la pièce et nous a dit oui tout de suite. Parfois le chemin est plus long quand il s’agit de trouver l’acteur qui va porter le spectacle, mais là c’était une évidence absolue. Avec Maud Baecker, comédienne qui a beaucoup travaillé avec Alexis Michalik notamment et avec laquelle je voulais travailler depuis longtemps, et Éric Prat, un acteur à la faconde merveilleuse qui jouait dernièrement dans 20 000 lieues sous les mers de Valérie Lesort et Christian Hecq, j’ai la chance d’avoir trois interprètes merveilleux.
“Je ne voulais pas que le spectateur voie la cathédrale. Je voulais qu’il voie Monet regardant la cathédrale.”
Monet fait partie d’un mouvement, l’impressionnisme, qui a fait sortir la peinture des ateliers. Pourtant l’épisode dont s’inspire la pièce impose un huis-clos. Comment avez-vous joué de cette situation contradictoire ? Comment avez-vous restitué le fait que l’impressionnisme est la peinture du plein air et de la lumière dans un huis clos ?
Bien sûr, l’un des enjeux lorsqu’on monte une pièce sur Claude Monet, c’est de travailler les entrées de lumière, notamment ici avec une verrière par laquelle il regarde la cathédrale. Je ne voulais pas que le spectateur voie la cathédrale. Je voulais qu’il voie Monet regardant la cathédrale. La verrière est donc sur un côté de la scène. Elle n’est pas pleine face. On aurait pu imaginer une verrière ainsi avec une représentation d’une toile peinte de la cathédrale mais ce qui m’intéresse, c’est de vivre tout cela à travers le regard de Monet. La pièce se déroule en huis-clos mais Monet ne fait que regarder à l'extérieur. L’impressionnisme est une peinture de plein air mais Claude Monet avait besoin de prendre de la hauteur. S’il avait peint depuis le parvis, il se serait trouvé en contreplongée et les vues auraient été limitées. Mais si la peinture est bien évidemment au centre de la pièce, celle-ci raconte aussi l’histoire d’une amitié, de la renaissance d’un homme. On est dans l’intimité de Monet, dans ses affres. Qu’est-ce qui fait qu’il n’arrive plus à peindre ? Quel va être le déclic ? Bien sûr, la pièce prend quelques libertés. On ne recherche pas la vérité historique. Alexandre Dumas (1802-1870, écrivain) disait qu’on pouvait « violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants ». Ce qui nous a intéressé avec Cyril, ce sont les tourments du peintre confrontés au regard de cette jeune femme et à celui de son marchand d’art qui vont le ramener à la vie. Cette pièce est l’histoire d’une renaissance, d’une renaissance par la lumière. C’est donc par la lumière que j’ai travaillé les extérieurs, par ce qu’on appelle un cyclo (ndlr : cyclorama, toile cachant le fond et les côtés de la scène) derrière la verrière. J’ai travaillé l’évolution de la lumière en fonction de l’état intérieur des personnages. Il y a aussi un travail de projection sur les décors magnifiques réalisés par Stéphanie Jarre. On retrouve de nombreuses toiles de Monet : La gare Saint-Lazare, le Portrait de Camille… Pour cet aspect-là, j’ai travaillé avec un vidéaste, Mathias Delfau, avec lequel j’avais déjà collaboré pour La Machine de Turing. Cela donne un spectacle très léché esthétiquement ce qui était nécessaire avec la figure de Claude Monet. J’ai donc utilisé certains tableaux iconiques ou même des bouts de tableaux de Monet, notamment pour faire des ciels. Toutes les images sont de Monet. On traverse son œuvre, accompagné par une musique contemporaine de Monet, les Gnossiennes de Satie (Erik, 1866-1925, compositeur et pianiste).
Il s’agit d’un épisode important dans l’histoire de l’art, durant les années 1890 qui voient apparaître les séries de Monet, initiées avec celle des meules. La pièce évoque-t-elle cette obsession de l’artiste et comment elle lui est venue ?
Oui, par le personnage de Durand-Ruel. Pour lui, il s’agit d’une révolution. Cela paraissait un peu fou de faire ça à l’époque. Je crois que cette idée de série est née de la névrose de Claude Monet. C’est fascinant de voir à quel point il n’était jamais satisfait de son travail. De temps en temps, il lui arrivait d’aimer une de ses toiles mais il avait l’obsession de toujours faire mieux. Peut-être s’est-il dit qu’en réalisant une série, il parviendrait à peindre cette toile parfaite qu’il cherchait. Cyril lui fait dire dans la pièce « je peins la lumière ». Contrairement à Manet qui pour moi est davantage un peintre de la couleur, Monet se concentre sur la lumière, obsédé par la manière dont celle-ci change sur la cathédrale. Elle est là, furtive, et il faut la saisir avant qu’elle ne s’en aille. Cette obsession est intéressante. C’est aussi un formidable motif de comédie, avec Durand-Ruel notamment, qui lui est pressé, qui a engagé énormément d’argent, qui se trouve au bord de la faillite. J’ai parcouru leur correspondance où il apparait que Monet le saignait en permanence. Le rapport du peintre à l’argent est fascinant. Il était très ambitieux, voulait réussir et réclamait tout le temps de l’argent à Durand-Ruel. C’est intéressant car cela crée des énergies différentes entre l’artiste qui cherche la toile parfaite et le marchand qui veut des tableaux pour pouvoir les vendre.
Êtes-vous venu contempler les œuvres de Monet et notamment cette série des cathédrales de Rouen à Orsay pour préparer votre pièce ?
Ce qui m’a intéressé, comme pour mes précédentes mises en scène sur Dumas, Turing ou Jack London, ces grands personnages du XIXe et du XXe siècle, c’est de plonger dans leur œuvre. Je suis donc venu au musée d’Orsay, j’ai visité l’exposition « Paris 1874 », j’ai visité l’exposition virtuelle, je suis allé au musée Marmottan, à Giverny. C’était passionnant comme travail. J’ai cherché à recomposer des lumières, je me suis inspiré de tableaux de Monet pour les costumes. Il y a notamment un hommage à La femme à la robe verte. En même temps, cette pièce, et c’est la grande réussite de l’auteur, il est possible de venir la voir sans rien connaître de Claude Monet. Il y a de l’humanité, de la douleur, beaucoup de comédie aussi dans cette confrontation entre deux mondes, entre cette novice et ce vieil ours même si, on est en 1892, Monet n’a que 52 ans à ce moment-là. Et ceci est intéressant parce que les représentations que l’on a de Claude Monet, ce sont les photos de lui sur le pont à Giverny où il a plus de 80 ans. Mais là, il est dans la force de l’âge, et en plein doute. C’est un moment où il commence à ne plus voir la lumière comme il le voudrait pour peindre. Il y a aussi beaucoup de légèreté, beaucoup de vie, d’humanité dans ce spectacle avec ces trois personnages, notamment Durand-Ruel, complètement ruiné, qui continue d’y croire et qui a besoin que Monet réussisse sa série des cathédrales qui va révolutionner la peinture.
Y a-t-il une version parmi toutes les cathédrales qui a votre préférence et pourquoi ? Ou peut-être une autre œuvre de Monet ?
C’est difficile car elles sont toutes sublimes, mais j’aime beaucoup celle qu’on appelle la Symphonie en gris et rose, et celle au coucher du soleil aussi mais ce qui est beau surtout, ce sont les variations, c’est de voir les trente cathédrales de Monet les unes à côté des autres et d’observer comment la lumière évolue. Cyril m’a dit qu’une vingtaine de toiles de cette série des cathédrales avaient été rassemblées une fois à Rouen (ndlr : « Rouen, les cathédrales de Monet » - musée des Beaux-Arts - Rouen, 1994). J’ai par ailleurs appris que Clémenceau (Georges, 1841-1929, homme politique) avait recommandé à l’État français d’acheter la série complète des cathédrales (ndlr : Révolution de cathédrales, article de Georges Clémenceau publié dans La Justice, édition du lundi 20 mai 1895 : S’adressant à Félix Faure (1841-1899, président de la République), Clémenceau écrit après avoir vu l‘exposition chez Durand-Ruel, « …et songeant que vous représentez la France, l’idée vous viendra peut-être de doter la France de ces vingt toiles qui, réunies, représentent un moment de l’art, c’est-à-dire un moment de l’homme lui-même, une révolution sans coups de fusil. »). Parmi toutes les œuvres de Monet, il y en a une qui me fascine plus particulièrement, c’est Boulevard des Capucines, que j’ai pu voir dans l’exposition « Paris 1874 ». J’ai appris qu’il en existait deux. La façon dont il a représenté la foule sur le boulevard m’a captivé. Nous avons toujours deux niveaux dans les tableaux impressionnistes. Lorsqu’on s’approche très près de la toile et lorsque l’on s’éloigne. Et cet effet sur cette toile est fascinant. Monet arrive aussi à créer du mouvement dans cette foule alors que c’est une image arrêtée par essence, du génie pur.
Propos recueillis par Jean-Claude Lalumière, éditeur-rédacteur pour le site internet du musée d'Orsay
- Dans les yeux de Monet
- Théâtre de la Madeleine, Paris, à partir du 12 septembre 2024 ;
- Texte de Cyril Gély ;
- Mise en scène de Tristan Petitgirard ;
- Avec Clovis Cornillac, Maud Baeker et Eric Prat.
Les adhérents de la Carte Blanche bénéficient d'un tarif préférentiel sur ce spectacle.