Depuis le début des années 1890, l'art de Redon a radicalement changé. Il a abandonné la lithographie et le fusain de ses célèbres Noirs pour dessiner des pastels et peindre des tableaux aux couleurs éclatantes.
C'est lorsque Redon séjourne pour la seconde fois dans l'abbaye, à Pâques 1910, qu'il s'entend avec Fayet pour décorer la grande pièce carrée de près de dix mètres de côté. Deux grands panneaux de 6,5 mètres de large et 2 mètres de haut, divisés en trois parties, se feront face sur les murs latéraux, tandis qu'au-dessus de la porte sera placé un panneau d'un mètre de large.
Dans leur opposition thématique, comme dans les sujets représentés, les deux panneaux peuvent être perçus comme une synthèse de l'art de Redon. Le jaune éclatant qui domine Le Jour, l'exubérance des fleurs qui envahissent les parties latérales sont caractéristiques du Redon de la seconde période, celui qui se passionne pour la couleur.
On peut s'étonner que les Leblond aient élu Redon comme artiste de prédilection, leur sensibilité, artistique et politique, les portant plutôt vers un naturalisme solide qui, selon eux, traduit vigoureusement l'appartenance à une nation. Deux ans après l'essai de la Revue illustrée, leur livre de critique d'art, Peintres de race, ignore d'ailleurs Redon pour rendre grâce au tempérament et au style de Max Lieberman pour l'Allemagne, de Léon Frédéric pour la Wallonie, de Nicolas Tarkhoff pour la Russie, ou encore de Charles Lacoste pour la France... On y note cependant quelques détours plus spirituels et symbolistes avec Gauguin pour l'Océanie et Van Gogh pour la Hollande. Mais que Redon peut-il bien représenter à leurs yeux, lui qui invente une terre nouvelle à chaque oeuvre ?
Encore fallait-il pour que ce texte existe que les Leblond abandonnent leurs raides idéaux et acceptent la part "exotique" et "primitive" de Redon. La clef de cette union d'apparence contre-nature nous est donnée par le peintre dans une lettre à Gabriel Frizeau du 31 mars 1907 : "Leur nature de créole les aida". En effet, si les Leblond ont grandi sur l'île de la Réunion, Redon, quant à lui, est né du mariage entre un bordelais parti chercher fortune en Louisiane, et une créole d'origine française de la Nouvelle-Orléans. Il est né en France, mais avait été conçu en Amérique, voyage in utero qui a fortement marqué son imaginaire. Camille, qu'il épouse en 1880, est une créole originaire, elle aussi, de la Réunion. Ce sont ces "ailleurs" partagés qui, sans doute, permettent à Marius et Ary de comprendre la source vitale dont Redon se réclame, le paradis qu'il appelle, ainsi que la renaissance qu'il revendique.
La relation qui unit Redon et les Leblond est tout sauf feinte ou passagère. Le peintre se reconnaît entièrement dans l'article et ne manque pas d'exprimer sa gratitude, comme dans cette lettre adressée à Frizeau : "Vous m'aviez demandé mon avis sur l'écrit des Leblond. Il est beau, presque mystique, indou, d'une richesse de sens extraordinaire. […] Je le lis avec la joie d'avoir su vivre. Car c'est là le bienfait de l'effort d'avoir changé, et d'en être content. Je pourrai encore produire quelque chose, dans l'amour et la clairvoyance de plus en lucide de moi-même. Et ces jeunes fronts m'y aideront".
Les Leblond publient régulièrement des textes sur l'artiste dans les revues qu'ils dirigent jusqu'au milieu du XXe siècle. Ils lui rendent régulièrement visite dans sa villa de Bièvres et continuent après sa mort d'entretenir des relations avec Camille et Arï, le fils du couple. C'est encore eux qui se chargent en 1923 de la publication de lettres de Redon ou du catalogue de la rétrospective au Petit Palais en 1934. Et surtout, en ayant signé "Le merveilleux dans la peinture", ils sont à jamais les grands témoins des éclatements de couleurs de Redon, ceux qui ont affirmé la relation passionnelle entre la nature et l'oeuvre du peintre.
J'ai fait un art selon moi. Je l'ai fait avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde visible, et, quoi qu'on ait pu dire, avec le souci constant d'obéir aux lois du naturel et de la vie.
Caliban, fusain, avant 1890
Les yeux clos, Huile sur carton, 1890
Le chemin à Peyrelebade, Huile sur papier, non datée
Portrait d'Arï Redon au col marin, huile sur carton, vers 1897
Sommeil de Caliban, huile sur bois, entre 1895 et 1900
Baronne Robert de Domecy, huile sur toile, 1900
Parsifal, pastel, 1912