Questions à Sandra Binion à propos de son film « Dans la lumière d'Harriet Backer »

Norvégiennes en scène
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S'inspirant du travail d'Harriet Backer, l'artiste Sandra Binion a réalisé un court-métrage : Dans la lumière d'Harriet Backer. Dans ce film, à partir d'une sélection de tableaux, Sandra Binion pénètre l'œuvre d'Harriet Backer, en interprète les détails, la couleur, la lumière qu'elle transpose en vidéo. Ce film sera diffusé à l'occasion du festival Norvégiennes en scène. Le dimanche 24 novembre à 14h30, Sandra Binion présentera sa réalisation aux spectateurs. Découvrons-la pour l'heure dans l'interview ci-dessous où elle répond aux questions de Scarlett Reliquet, responsable de la programmation culturelle et scientifique, musée d’Orsay et de l’Orangerie.  

Corps de texte

Comment décririez-vous l’artiste que vous êtes, les œuvres que vous avez produites ces dernières années ?

Je me considère comme une artiste multimédia. Je viens de l'art de la performance, qui m’a donné la liberté d'utiliser tous les médias que l'on souhaite pour créer une œuvre, photographier, tourner des vidéos, danser, peindre, etc. J'ai également travaillé avec de nombreux musiciens et compositeurs, en incorporant le mouvement ou la mise en scène dans des morceaux de musique interprétés en direct. Au début de ma carrière, j'ai réalisé de nombreuses œuvres liées à l'acte de peindre, par exemple en peignant mon propre corps ou en utilisant mes pieds pour peindre les traces de mes mouvements. Je suis attirée par les choses qui bougent. Plus récemment, j'ai exploré le mouvement par le biais de la vidéo principalement. Par exemple, lors de la réalisation de Distillé en 2016, j'ai travaillé avec la performeuse Eponine Cuervo Moll et tourné des scènes vidéo dans la région du Berry, dans le Centre de la France. Nous avons travaillé sur la course, la marche et la ronde. Je prenais la caméra et me déplaçais avec elle, de sorte qu'il s'agissait d'un double mouvement, celui de la performeuse, de la caméra, et de l'un par rapport à l'autre.

Pouvez-vous nous expliquer la méthode de création qui est la vôtre ?

Je dirais que mon processus de création commence souvent par quelque chose que je trouve beau, qui sort de l'ordinaire ou que d'autres considéreraient comme négligeable, mais que je considère comme quelque chose qui a une histoire que je peux admirer, et je me demande : « Pourquoi est-ce que je trouve cela si fascinant ? » Quelque chose m'attire, par exemple une draperie déchirée dans un tableau du musée du Louvre, puis je commence à remarquer des draperies déchirées conservées dans d'autres endroits : les Archives nationales, Ca' Rezzonico à Venise, un palais à Rome. Cela devient un motif et une source d’interrogation. Il m'arrive aussi de partir d'expériences passées qui ont eu un impact important sur ma vie, mais qui peuvent refaire surface des années plus tard. Par exemple, j'ai lu Madame Bovary à l'âge de 13 ans, et ce roman soulevait des questions sur le passage à l’âge adulte à travers ses personnages, mais ce n'est que cinquante ans plus tard, lorsque j'ai mûri en tant qu'artiste, que j'ai pu travailler avec les images et les lieux décrits dans le roman pour créer Distillé. Mon processus consiste donc aussi à transposer des lieux, qu'ils soient réels ou fictifs.

Est-ce que les œuvres littéraires et artistiques du passé sont votre champ d’expérimentation exclusif ? En avez-vous d’autres ?

J'ai une sensibilité particulière, peut-être une sensibilité émotionnelle, pour les choses qui nous quittent. En 2021, j'ai réalisé un projet intitulé Fleeting, dans lequel j'ai pris une racine d'hortensia du jardin de ma mère dont j’ai tiré une fonte de bronze. Parallèlement, j'avais des photographies d'une femme que j'ai observée pendant environ cinq ans, rue Chapon à Paris, et qui dormait sur le sol de son appartement encombré, comme si elle était sans abri dans sa propre maison. J'avais également trouvé une feuille complètement usée et transpercée par les intempéries dont il ne restait que les nervures, que j'ai projetée sur un petit morceau de soie, et présentée à côté d’une vidéo tournée à Kyoto d'un morceau de bâche bleue en lambeaux agitée par le vent annonciateur d’un typhon. J'ai donc rassemblé ces objets et ces images que je considère comme des moments fugaces, qu'il s'agisse d'instants ou de choses qui se détériorent, se flétrissent ou meurent, et je leur ai attribué une vraie place où ils peuvent coexister. Ainsi, en me fondant sur la nuance, j'ai créé une installation où l’on faisait l'expérience du passage du temps et de la fragilité.

“Le XIXe siècle en Europe a été une période de grande expérimentation artistique. De nombreux intellectuels remettaient en question les valeurs et mettaient à nu leurs sensibilités sans censure, ni jugement.”
Personne citée
Sandra Binion

Vous travaillez beaucoup à partir de la littérature européenne et américaine du XIXe siècle (George Sand, Gustave Flaubert, Nathaniel Hawthorne, etc..). Qu’est-ce qui vous attire exactement dans ce patrimoine littéraire ?

Il est possible que j'aie été amenée au XIXe siècle par mes études de danse, de photographie et de cinéma, parce qu'elles faisaient toutes partie de l'énergie créative de cette époque. L'exploration du XIXe siècle fait donc partie de mon propre bagage, et j'ai l'impression de continuer à être fascinée par l'inventivité et la créativité de cette époque, découvertes chez Gustave Flaubert et Nathaniel Hawthorne, tous deux lus quand j'étais jeune. Ils sont restés en moi. C'était comme s'il s'agissait de tiroirs ou de récipients dans lesquels je pouvais mettre des parties de moi-même. Par exemple, mon intérêt croissant pour les jardins est lié à l'image du jardin empoisonné de Hawthorne dans la nouvelle La fille de Rappaccini, et mon partenaire Lou Mallozzi et moi-même travaillons actuellement à une collaboration basée sur cette histoire. La littérature du XIXe siècle regorge de descriptions picturales de personnages et de lieux. Elle invite également à la recherche, m’inspire, comme l'étude des journaux de Hawthorne écrits avec sa femme Sophia Peabody, ou encore celle des lettres et des manuscrits de Flaubert, dont j’ai savouré la complexité des ratures et la violence sans fard qu'il ressentait en tant qu’écrivain, lorsqu'il parvenait à un certain degré de précision. Le XIXe siècle en Europe a été une période de grande expérimentation artistique. De nombreux intellectuels remettaient en question les valeurs et mettaient à nu leurs sensibilités sans censure, ni jugement.

Comment en êtes-vous venue à travailler sur Harriet Backer ? Est-ce une artiste que vous connaissiez au départ ? Comment analysez-vous sa peinture ?

Je ne connaissais pas Harriet Backer. Le musée d'Orsay m'a demandé de travailler en tant qu'artiste vidéo contemporaine pour créer un dialogue avec une artiste du XIXe siècle. La conservatrice Leïla Jarbouai a pensé que j'étais faite pour Harriet Backer en raison de ma sensibilité artistique, nourrie par mes origines scandinaves. J'ai tout de suite été fascinée par l'idée d'en savoir plus sur Harriet. Il n'a pas été facile de trouver des écrits sur elle aux États-Unis, mais je suis allée à la bibliothèque de l'Art Institute of Chicago pour voir les quelques livres et références qui s’y trouvaient sur l'œuvre d'Harriet. Je les ai parcourus et j'ai développé l'idée d'entrer dans ses peintures par le biais de la vidéo. Ma stratégie consistait à isoler des parties des tableaux, des détails, qu'il s'agisse d'une ombre sur un mur ou d'une femme pleurant dans son mouchoir. Je recherchais la qualité de la lumière pour laquelle elle est connue. En regardant ses peintures d'intérieur, j'ai donc suivi la lumière qui entrait par la fenêtre, frappait le sol et se répandait sur les murs et le plafond, ou la façon dont la lumière traversait les rideaux et les stores pour projeter des ombres. C'est ce qui m'a guidée. Dans les scènes extérieures, la lumière naturelle et les ombres qu'elle crée intéresse l’artiste. Dans les peintures représentant du linge qui sèche, elle utilise le blanc pour attirer et concentrer le regard. J'ai été fascinée par ses coups de pinceau qui sont devenus beaucoup plus vifs au fil des ans sous l'influence des impressionnistes. Mais il y a aussi quelque chose d'autre qui opère chez Harriet et qui me fascine, c'était le regard de la femme, la façon dont une femme peintre regarde son sujet féminin. Dans le portrait de Vedastine Aubert, vers 1910, on a l'impression qu'il y a une conversation entre Harriet et son amie pendant que l’artiste la peint, conversation qui reste en quelque sorte piégée dans le tableau. J'ai commencé à m'interroger sur les conversations qu’Harriet avait avec ses modèles, et sur la manière dont elle transcrivait ses observations et ses conversations en peinture. J'ai été fascinée par le potentiel de l’émotion tranquille qui s’en dégage. Harriet prenait son temps pour réaliser ces peintures, et je voulais utiliser l'aspect temporel de la vidéo pour donner à l'image une durée, lente et persistante.

Après avoir accepté la commande du musée d’Orsay, comment vous êtes-vous mise au travail ? Êtes-vous allée sur les traces d’Harriet Backer pour réaliser votre film ?

Après avoir commencé mes recherches sur l'œuvre d'Harriet, j'ai sélectionné 17 peintures et j'ai commencé à isoler des détails dans chacune d'elles que je voulais recréer ou mettre en mouvement dans la vidéo. J'ai travaillé avec la styliste Andrea Reynders à Chicago pour créer des vêtements pour le tournage, utilisant les couleurs des peintures et des motifs qui font écho à ceux de l'époque. J'ai décidé qu'il me fallait aller en Norvège pour capturer la lumière norvégienne, si importante pour Harriet. En fait, j'ai réalisé deux voyages en 2023, l'un en août pour capturer la lumière d'été et l'autre en novembre pour capturer la lumière d'hiver. Lorsque j'ai atterri à Oslo lors du premier voyage avec mon mari, Lou, j'ai eu des contacts avec des conservateurs, notamment Vibeke Waallann Hansen du Musée national d'Oslo qui m'a montré les peintures d'Harriet, ce qui était bien sûr essentiel. Le conservateur Knut Ljøgodt a été très perspicace et m'a présenté d'autres conservateurs et artistes, et montré des lieux où je pouvais tourner mes transpositions des peintures. Mon vieil ami Kim Søren Larsen vit près d'Oslo m’a fourni une aide inestimable. Il a été notre hôte, notre assistant de production et notre chauffeur, trouvant des lieux et des acteurs pour jouer les rôles des personnages figurant dans les peintures, y compris sa fille Anna, un modèle extraordinaire pour l'œuvre, avec un esprit fin et stimulant qui a permis à la vidéo de s'épanouir d'une manière à laquelle je ne m'attendais pas du tout. Je pensais à la citation du cinéaste Robert Bresson : « Je demande à mes protagonistes non pas de paraître un personnage mais d’être eux-mêmes sans penser une seconde qu’ils sont ce personnage. » Je cherchais ainsi des pensées qui résonnaient avec l'expérience de vie de l'interprète. Nous avons également rencontré la pianiste Anja Lauvdal et la violoniste Hardanger Frida Helene Haltli, car nous voulions enregistrer de la musique en direct dans le cadre du tournage, un aspect très important du projet. Nous avons mis en place le scénario en suivant chacune des peintures d'Harriet, et au fur et à mesure qu'elles prenaient vie, il ne s'agissait plus seulement d'une simulation des peintures, mais de quelque chose en plus. La situation du tournage était probablement identique à celle se déroulant dans l'atelier d'Harriet pourla mise en scène d'un de ses tableaux, sans excès de raffinement. Il pouvait y avoir des fils lâches provenant des bords du tissu, comme des coups de pinceau lâches, ou des gestes comme des traits de couleur. Parfois, il s'agissait d'un mouvement impliqué par une peinture, comme dans L’artiste Kitty Kielland, 1883, dans laquelle je demande au modèle d'enlever et de remettre à plusieurs reprises ses longs gants noirs. En réalisant la vidéo, je marche dans ses pas. En entrant dans l'église de Tanum, par exemple, j'ai pu recréer l'une de ses scènes à l'endroit exact où elle avait peint ; et en sortant de l'église, j'ai été frappée par la vue des bancs et des hautes fenêtres qu'elle a peintes dans Intérieur de l'église de Tanum, 1892, en fait, ma peinture préférée de l'exposition. Le sens de l'architecture dans sa peinture est extrêmement fort, et il est en corrélation avec le mien, avec la façon dont vous sentez votre corps dans l'espace. J'ai donc eu l'impression de vivre à la lisière de sa vie et de ses sujets de préoccupation.

Qu’est-ce que vous avez retiré de votre enquête sur l’artiste norvégienne et de vos contacts avec les personnes rencontrées en Norvège pour ce projet ?

Harriet est une artiste connue en Norvège, c'est l'une des principales femmes artistes de ce pays. Toutes les personnes avec lesquelles j'ai travaillé et celles que j'ai rencontrées connaissaient donc Harriet Backer. Nous nous sommes d’abord rendus sur sa tombe, où Lou a réalisé des relevés par frottages de son nom gravé dans la pierre. C'était très important pour moi de lui rendre visite dans sa dernière demeure, puis de découvrir sa vie par moi-même. Outre les peintures d'Harriet, j'ai été invitée à regarder ses dessins, ce qui était important pour moi. C'était une dessinatrice hors pair. Il y a un dessin d'une femme aux yeux fermés, qui n'est pas une personne endormie, mais une personne qui pense et ressent. On sent le talent d'Harriet. J'ai même pu voir sa boîte de peinture et ses chiffons de peinture. Elle connaissait très bien les couleurs. C'était formidable de sentir que d'autres personnes, des artistes et des conservateurs, et en particulier des femmes, étaient très enthousiastes à propos d'Harriet et de l’exposition actuelle qui lui est consacrée. C'était merveilleux d'en apprendre plus sur Harriet et sa sœur, la célèbre compositrice et pianiste Agathe Backer Grøndahl ; de savoir qu'elle voyageait avec elle pour des concerts en Europe, et de penser à leurs aventures au XIXe siècle ; de penser à son déménagement à Paris pour étudier l'art sérieusement et dessiner d’après modèle vivant masculin ce qui était interdit à une femme artiste dans la plupart des endroits et de l’imaginer ensuite se rendre dans les galeries et les musées avec ses amis, d’être au cœur de leurs discussions enthousiastes, confrontés non seulement à l'histoire de la peinture, mais aussi à des contemporains comme Monet et Cézanne. J'ai découvert qu'Harriet avait des manières simples, un amour de la nature, de sa Norvège natale et de la spiritualité. Mais elle était très cosmopolite et sa vie a été nourrie par les liens qu’elle a tissés avec un petit cercle d'amis fidèles - artistes, compositeurs, écrivains - dotés d'une grande curiosité intellectuelle. Je suis très heureuse d’être partie prenante de l'attention que reçoit Harriet aujourd’hui.

Vous venez depuis longtemps au musée d’Orsay, quoique vous habitiez Chicago. Pouvez-vous nous indiquer un lieu que vous aimez particulièrement au musée d’Orsay, une œuvre favorite ?

Mon œuvre préférée au musée d'Orsay est L'asperge de 1880 d'Édouard Manet. Ce que j'aime dans ce tableau, c'est sa palette pâle, très pâle mais belle, ivoire, lavande. C'est aussi un tableau esquissé, avec de superbes coups de pinceau. L'unique tige d'asperge est posée sur le bord de la table, à la fois souvenir et oubli. Je vibre avec les coups de pinceau et l'objet singulier. Cela m'émeut vraiment. Magnifique ! L'histoire de ce tableau est que le collectionneur d'art Charles Ephrussi avait demandé à Manet de peindre une botte d'asperges pour 800 francs français. Manet lui a envoyé le tableau et Ephrussi l'a payé 1000 francs. Manet a donc réalisé en plus ce petit tableau représentant une seule pousse d'asperge et l'a envoyé au collectionneur en guise de cadeau, accompagné d'une note indiquant qu'il s'agissait de la seule pousse manquante dans la botte d'origine. Il s'agit donc d'une sorte de plaisanterie entre les deux hommes.

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