Entretien avec Paul Perrin, commissaires de l'exposition « Caillebotte, peindre les hommes »

Paul Perrin
© Musée d'Orsay / Allison Bellido

Paul Perrin, commissaire de l'exposition « Caillebotte, peindre les hommes », nous parle du travail de cet artiste d'une radicale modernité. L'exposition, du 8 octobre 2024 au 19 janvier 2025 au musée d'Orsay, explore la prédilection de Gustave Caillebotte pour les figures masculines.

Transcription
Transcription écrite

Entretien commissaires - Paul Perrin
Caillebotte
Peindre les hommes

Paul Perrin :

L'idée de cette exposition est née il y a un peu plus de deux ans, au moment où le musée d'Orsay a fait l'acquisition d'une œuvre très importante de Caillebotte qui s'appelle Partie de bateau. C’est une œuvre qui a fait l'objet d'un classement trésor national, et qui est probablement l'une des plus importantes acquisitions en termes de peinture impressionniste réalisée par Orsay ces 20 dernières années. Et donc il a semblé qu'il était temps, sans doute, pour l'institution, le musée d'Orsay, de consacrer enfin une grande exposition monographique à l'artiste. Cette exposition a pour but à la fois de présenter les chefs-d'œuvre de l'artiste à un grand public, et puis aussi de proposer une réflexion originale sur son travail et notamment sur son approche des figures masculines.

L'exposition s'appelle Caillebotte, peindre les hommes, et en effet, c'est notre sujet principal. C'est le choix que l'on a fait : s'intéresser particulièrement à la manière dont il a regardé, observé, et ensuite peint, donné à voir, certaines figures d'hommes qui sont ses contemporains.

Caillebotte est le premier à regarder, à essayer de montrer le corps de l'homme dans sa vérité, dans son réalisme. L'ouvrier, torse nu, qui rabote le parquet, c'est une manière de montrer le corps de l'homme tel qu'on ne l'avait pas encore vu en peinture à ce moment-là. Le sportif qui est en maillot blanc clair avec les bras nus pour ramer sur une rivière et en canotier, c'est aussi en fait une manière de montrer le corps qui n'existe pas dans la peinture à ce moment-là. Le vêtement sportif, notamment le maillot blanc, c'est quasiment considéré comme un sous-vêtement au 19ème siècle, donc c'est très particulier. Et puis évidemment, le nu, avec ces hommes à leur toilette qui sont vraiment inédits à ce moment-là dans l'histoire de l'art.

Ce que l'on peut dire, c'est qu'il y a chez Caillebotte le souhait de montrer le corps des hommes d'une manière nouvelle, de le dévoiler et de le montrer d'une manière qui met en valeur une forme de beauté, aussi, de ce corps masculin moderne.

Alors, le parcours est à la fois chronologique et thématique. Il suit la vie de l'artiste de la guerre de 1870 jusqu'à sa mort au Petit-Gennevilliers en 1894. Et on suit sa vie, on suit son parcours avec des regroupements thématiques importants qui permettent de dégager des idées fortes dans son travail sous cet angle des masculinités et de la représentation de l'homme, en essayant de dégager un certain nombre de lignes de force dans sa vision de l'homme moderne.

La première section, enfin la zone d'introduction de l'exposition, est dédiée à la guerre de 1870 justement à la manière dont elle a impacté, on pourrait dire, la vie de Caillebotte qui a participé à la défense de Paris pendant le siège de Paris face aux Prussiens en 1871. Ensuite on a une deuxième salle qui est dédiée à son milieu familial, à présenter la figure de son père même si elle n'est pas présente dans son œuvre mais par des photographies. Et ces premières peintures qui représentent notamment ses frères et qui sont très importantes. Le Jeune homme à sa fenêtre, le Déjeuner, qui sont ces scènes d'intimité familiale peintes dans l'hôtel familial de la rue de Miromesnil.

Nous avons ensuite une salle qui est consacrée à la question du travail, aux travailleurs. Comment Caillebotte fait entrer dans la peinture moderne impressionniste, l'ouvrier. C’est vraiment un de ses gestes les plus forts avec deux compositions très importantes : les Raboteurs de parquet d'un côté et les Peintres en bâtiment de l'autre. Deux tableaux qui sont ici mis en contexte avec un grand nombre d'études dessinées où l'on voit comment Caillebotte s'intéresse beaucoup à la représentation du geste, des postures, des silhouettes, du corps, de ses travailleurs, l'effort, la manière dont cet effort s'imprime, dont le travail s'imprime dans les corps.

Un grand espace ensuite central de l'exposition est dédié à la question de la rue, de l'homme dans l'espace public et à la manière dont Caillebotte évidemment donne à voir ces nouveaux quartiers dans lesquels il habite. Le quartier de l'Europe, de la gare Saint-Lazare, avec ces grandes compositions, la Rue de Paris, temps de pluie de l’Art Institute of Chicago notamment, qui est au cœur de cette section et qui nous montre comment l'espace public au 19ème siècle est considéré comme un espace masculin et également comment cet espace est vraiment le prolongement de la vie intime aussi de Caillebotte. Caillebotte n'est pas exactement un flâneur au sens où on l'entend parfois. Il ne va pas se perdre dans Paris à la recherche de lieux insolites. Caillebotte représente les rues qui sont le trajet entre son appartement et le café où il va retrouver ses amis pour discuter d'art. Donc c'est vraiment un Paris qui est un Paris presque intime en réalité pour lui, en tout cas très proche de lui. Cette section a un petit développement autour de la mode et de la mode masculine et de la silhouette, puisqu'on voit que ça a beaucoup intéressé Caillebotte, cette manière de représenter le costume masculin, ce costume noir bourgeois très cylindrique dans lequel le corps de l'homme disparaît un petit peu. Mais en même temps aussi ses gestes, les hommes qui marchent dans la rue, qui tiennent ces parapluies. Nous avons dans cette section à la fois de la peinture et quelques costumes anciens qui viennent en dialogue à cet endroit-là.

En transition entre l'espace public et l'espace intime, privé, une section ensuite est dédiée au balcon, ce nouvel espace parisien par excellence du balcon, de ces nouveaux immeubles haussmanniens et avec ces balcons notamment, ces balcons filants qui sont généralement au cinquième étage de l'architecture haussmannienne. Il y a des nouveaux points de vue qui naissent à ce moment-là et Caillebotte est le premier à représenter ces figures masculines dans ce nouvel espace qui est entre le public et le privé, entre l'intérieur et l'extérieur, où ces figures masculines sont à la fois dans une position de domination face à la ville, ils surplombent cette ville moderne, on a l'impression que c'est un peu leur terrain de jeu, qu'ils dominent ce monde-là, mais ils sont aussi en retrait de la foule, ils sont généralement seuls, ils ont l'air un peu pensifs, méditatifs, absorbés dans leurs pensées et à distance aussi de cette agitation, de cette cohue de la rue parisienne.

Un grand espace ensuite de l'exposition est dédié à des tableaux qui sont sans doute peints dans l'appartement de Caillebotte Boulevard Haussmann, l'appartement qu'il occupe avec son frère Martial, et dans lequel viennent ses amis qui viennent poser pour lui et là nous avons un ensemble de portraits d'hommes qui sont ses amis, ce cercle amical de Caillebotte qui vient poser pour lui, réunis autour d'un grand tableau qui est la Partie de bésigue qui montre cette société d'hommes occupés à une activité ludique, le jeu, le jeu de cartes dans cet intérieur haussmannien. Cette section sur l'appartement se décline avec un espace plus intime dédié aux nues masculins et féminins avec donc cette confrontation entre cette femme sur le canapé et cet homme à sa toilette dans un espace de salle de bain qui est probablement celle de Caillebotte lui-même qui met en scène donc cet homme en train de prendre soin de son corps si l'on peut dire dans cet espace

Enfin, pour terminer la dernière grande partie de l'exposition est dédiée à la question du sport, à la question de l'amateurisme, des passions de Caillebotte et à la manière dont il a essayé de rassembler dans sa vie et dans son art cette passion pour la peinture et ses autres passions notamment donc pour le sport. Une première salle permet de montrer tous ces tableaux peints à Yerres où sa famille avait une maison de campagne qui montre ces canotiers en train d'évoluer sur la rivière avec notamment donc la Partie de bateau qui est le chef d'œuvre de cette section. Et puis la dernière salle, elle, est dédiée à la vie de Caillebotte au Petit-Gennevilliers où il est occupé entre son jardin, sa passion pour les régates, son activité même, d'architecte naval. Il dessine des bateaux et il les fait réaliser dans un atelier qu'il finance et évidemment, la peinture, qui reste sa grande passion jusqu'à sa mort.

Il y a chez Caillebotte une volonté vraiment d'être moderne, d'être original, d'être novateur. Je pense que c'est vraiment son projet. Je pense que c'est assez délibéré chez lui cette volonté de modernité très forte qui fait d'ailleurs que ces œuvres sont assez intellectuelles, assez pensées, assez construites. Il a dans sa tête je pense une image assez précise de l'œuvre qu'il veut réaliser et ensuite il va faire les études nécessaires les dessins, les esquisses, les études de perspectives pour arriver à cette image mais qu’il a déjà en tête. Ce qui est un peu différent évidemment de l'impressionnisme de Renoir ou de Monet qui, même s'ils ont un peu une idée en tête de ce qu'ils veulent réaliser, vont d'abord se promener, regarder, chercher un motif et ensuite se poser devant le motif et chercher à rendre leur impression d'un sujet. Chez Caillebotte la vision, la composition, elle précède à mon avis ce travail-là.

Et c'est une peinture qui cherche à vous donner une forme d'immédiateté et à bousculer vos habitudes du regard. Donc il va chercher des stratégies pour vous faire rentrer dans la peinture, donner une impression de naturel, en coupant des personnages sur les bords de la composition, en décentrant ses sujets. Par exemple dans la Partie de bateau, en vous installant dans le bateau, face aux rameurs, ou alors dans la Rue de Paris, temps de pluie vous avez un personnage qui rentre dans la composition avec son parapluie qui est coupé et qui est à la même échelle que le spectateur qui regarde le tableau. Donc tout un tas de stratégies qui visent à une image rapidement lisible, efficace et aussi forte, surprenante qui ménage donc aussi beaucoup de jeux de contrastes. Des contrastes de couleurs très forts des contrastes de forme aussi, entre le vide et le plein et des dynamiques avec des lignes très poussées, des obliques, des diagonales, des perspectives aussi très fortes. Donc ces stratégies là ça lui vient de de de modèles qui sont autour de lui. Il regarde notamment évidemment ce que fait Manet, ce que fait Degas. Il regarde probablement aussi l’estampe japonaise dont on sait qu'il avait des exemplaires et il regarde aussi la photographie.

Alors c'est très difficile de choisir une œuvre tant l'œuvre de Caillebotte est riche en chefs-d’œuvre. C'est son autoportrait qui est une œuvre que j'aime beaucoup. L'un de ses autoportraits qui est présent dans l'exposition, au centre de l'exposition, et qui montre Caillebotte en train de se peindre. Il est à son chevalet, il se regarde dans le miroir et il est en train de peindre un tableau qui est celui que nous sommes en train de regarder et qui est son propre reflet. Donc c'est déjà un tableau qui est très intéressant par son dispositif scénique, on pourrait dire, sa manière dont Caillebotte se met en scène en tant que peintre. Et ça c'est très important puisque on sent qu'il y a une volonté chez Caillebotte de dire qu'il est un peintre, qu'il est un peintre important, un peintre moderne, impressionniste et pas un amateur. Et là il y a quelque chose qui est lié à son milieu social, qui est lié à sa fortune. Toute sa vie Caillebotte a essayé de dépasser un petit peu les différences entre les classes sociales et dans ce tableau aussi il y a un élément très beau, c'est, derrière lui, inversé puisque nous voyons ce qu'il voit, c'est le reflet du miroir, au-dessus d'un canapé il y a le Moulin de la galette de Renoir qu'il vient probablement d'acheter et qui est dans sa collection et qui est sans doute à ce moment-là le chef d'œuvre de sa collection. Et donc ce tableau dit qu'il est à la fois un peintre impressionniste mais qu'il est aussi un collectionneur, qu'il est dévoué à la cause de l'impressionnisme. Ce n'est pas une vision, tout à fait, je pourrais dire égoïste, il ne s'agit pas que de lui dans ce tableau, il s'agit aussi de ses amis, il s'agit aussi de cette entreprise collective. C'est assez rare, en fait, dans l'histoire de l'art, d'avoir un autoportrait où un artiste se représente avec une œuvre d'un autre peintre derrière lui qui n'est pas un peintre du passé, qui n'est pas une œuvre de deux siècles avant. C'est une œuvre d'un ami, une œuvre contemporaine, moderne. Il y a là une forme à la fois d'humilité, de fierté et de combat dans ce tableau qui me plaît beaucoup.

Dans ce tableau il y a un autre détail qui me plaît beaucoup c'est un homme sur le canapé. On ne le voit pas très bien parce qu'il est peint assez vite, il est à l'arrière-plan. Mais Caillebotte n'est pas seul dans l'atelier il y a un autre homme avec lui. Un homme qui est probablement son ami Richard Gallo, qui revient très souvent dans sa peinture, qu'il a représenté à de nombreuses reprises et qui dit aussi cette manière dont il inclue l'homme dans un espace intime qui est celui de l'atelier. Une proximité une forme de complicité et cette présence discrète qui interroge que l'on peut interpréter de manière très diverse, un ami proche, peut-être autre chose, mais en tout cas cette présence discrète toujours de ses compagnons qui nous fait dire qu'ils ont un rôle probablement très important dans son dans sa vie.

Corps de texte
“Les hommes sont au cœur de son œuvre, mais on ne s'était jamais posé la question "pourquoi ?", et quelle est la particularité de son regard. ”
Personne citée
Paul Perrin, directeur de la conservation et des collections et commissaire de l'exposition « Caillebotte, peindre les hommes »
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