Nicolas Gausserand : En découvrant « L'Addition », votre exposition au musée d'Orsay, la première chose que le visiteur voit est la plateforme. Pouvez-vous expliquer quelle a été votre réflexion pour aboutir à ce choix ? Cette plateforme est à la fois un concept et un moyen d'exposer l'art : pourquoi est-elle si importante ?
Michael Elmgreen : La richesse de la collection du musée d'Orsay peut paraître écrasante et pourrait même susciter un sentiment de nostalgie chez certains. Dans cette optique, nous avons choisi d'exposer une série de sculptures représentant la jeunesse d'aujourd'hui. Suspendues au-dessus de la nef et positionnées à l'envers, nos œuvres contrastent et dialoguent avec celles de la collection permanente du musée. Elles font référence à diverses œuvres par leur langage formel et par les postures corporelles représentées, tandis que les vêtements et, plus encore, les appareils technologiques qu'elles tiennent, les positionnent clairement comme des personnages contemporains.
Comment perçoit-on une sculpture figurative lorsqu'elle est à l'envers ? C'est une stratégie de notre part pour encourager les visiteurs à regarder l'espace dans de nouvelles perspectives. Les sculptures de la nef sont à la même place depuis des décennies. Sans les déplacer, nous voulions modifier l'expérience du visiteur dans l'espace en installant nos propres sculptures de manière radicalement nouvelle.
Nicolas Gausserand : Comment cette présentation joue-t-elle avec la masculinité ? J’aurais tendance à penser que cette notion est davantage présente dans vos sculptures précédentes, comme L'homme-sirène (Han, 2012) par exemple. Comment « L'Addition » aborde-t-elle ce sujet ?
Ingar Dragset : Au lieu de voir « L'Addition » comme une confrontation avec les œuvres des collections du musée, nous la voyons comme une réinterprétation de leur langage sculptural. La collection du musée comprend de nombreuses représentations de la masculinité qui ne sont pas les représentation héroïques et machistes souvent associées aux œuvres du XIXe siècle. Il y a beaucoup de représentations à la fois douces, poétiques et fragiles. De la même façon, toutes nos sculptures ont une dimension introspective, méditative, et représentent des personnages dont le regard se détourne de nous. Ce ne sont pas des sculptures qui entrent en conflit. Elles sont plutôt contemplatives.
Nicolas Gausserand : Il est frappant de voir comment vous avez interprété l'esthétique du musée d'Orsay dans cette exposition, y compris les socles de Gae Aulenti. Au lieu d'un socle typique, votre sculpture 60 Minutes repose sur une machine à laver. Ce n'est sûrement pas un accident en termes de forme. Pouvez-vous expliquer comment vous avez eu cette idée ?
Michael Elmgreen : La machine à laver est un appareil ménager tellement ordinaire. Bon nombre de nos sculptures sont ancrées dans des situations quotidiennes, comme attendre la fin d'un cycle de lavage. Pour les sculptures, le socle est souvent un mal nécessaire. Dans la plupart des musées, les socles ont un design uniforme. Peu importe la sculpture, peu importe son langage esthétique, le socle est le même pour toutes. Ces socles ne sont pas censés être vus car les visiteurs sont supposés se concentrer sur l'œuvre elle-même. Ici, le socle fait partie intégrante de l’œuvre. Si nous avions été plus subversifs encore, nous aurions intégré un distributeur de billets dans l'un des socles du musée. Comme ça, le visiteur remarquerait vraiment leur absence de sens.
Nicolas Gausserand : J'adore, d'ailleurs, votre œuvre qui est un distributeur de billets dans le mur de Berlin, Statue of Liberty. Souvent votre travail comporte une dimension sous-entendue.
Michael Elmgreen : La machine à laver est aussi, de manière humoristique, une allusion aux nombreuses sculptures représentant des corps nus au musée d'Orsay. Un enfant entrant dans le musée pourrait poser la question : « Mais... où sont leurs vêtements ? » Eh bien, avec la machine à laver, nous suggérons une réponse.
Ingar Dragset : La machine à laver est aussi liée au sujet de la saleté, du besoin de nettoyer, d'effacer les taches. Ce processus de nettoyage et les machines à laver elles-mêmes sont normalement cachés. Ici, c'est une partie importante de la sculpture. C'est visible. Le socle est normalement utilisé pour élever quelque chose, et dans cette sculpture, la machine à laver elle-même est élevée à un statut différent. Elle fait référence aux sculptures classiques qui représentent souvent des versions idéalisées des rituels de nettoyage, alors que 60 Minutes montre une scène quotidienne. Je suis sûr qu'il y a des exemples de ces rituels dans la collection de sculptures du musée d'Orsay. On en trouve en tout cas dans les peintures, avec les Repasseuses d'Edgar Degas par exemple.
Nicolas Gausserand : Je suis curieux d'en savoir plus sur la plateforme inversée – vous avez créé une imitation du sol en pierre en dessous, mais pas un véritable miroir de la nef des sculptures ?
Ingar Dragset : C'est une sorte de reflet déformé, ce qui est un peu une stratégie queer. C'est un principe que nous avons beaucoup utilisé dans notre art, à la fois dans les œuvres sculpturales et dans les installations. La référence pour nous est l'un de nos premiers projets, pour Portikus à Francfort : Powerless Structures, Fig. 111. Dans la galerie white cube, nous avions étiré le sol et le plafond l'un vers l'autre, créant ainsi une sorte de vague. L'espace était déformé en son milieu ; il fallait le gravir pour en faire l'expérience.
Cette idée du miroir vient aussi de notre collaboration en quelque sorte. En tant que duo, nous nous utilisons l'un l'autre comme un miroir. Parce que nous sommes deux personnes différentes, nous ne voyons jamais les choses de la même manière. C'est aussi une référence à la façon dont nous percevons souvent l'histoire. Nous interprétons les événements passés avec notre regard moderne, mais nous oublions que les perspectives étaient très différentes alors. Tous ces changements de perception nous intéressent. Et tout cela est souligné par la plateforme, qui inverse les choses sur le plan architectural.
Nicolas Gausserand : Cela me fait penser à la notion d'illusion rétrospective : la tendance à penser que ceux qui vivaient avant nous réagiraient, verraient, entendraient ou jugeraient les situations de la même manière que nous aujourd'hui. Une interprétation de l'histoire sans considérer le comportement culturel passé. D'où la nécessité pour les historiens et les historiens de l'art d'aborder ces choses avec précaution. Ce concept s'applique à tous les projets contemporains au musée d'Orsay bien sûr, mais je pense que c'est la première fois qu'un projet l'aborde de façon aussi frontale.
Michael Elmgreen : Socialement, nous vivons une période de grande nostalgie, où beaucoup semblent avoir des difficultés à accepter la réalité qui est la nôtre. Sous l’influence de certaines factions politiques, nous assistons à la résurgence des idées réactionnaires et au retour d'une certaine moralité conservatrice. Quand nous représentons ces situations quotidiennes, ces moments simples mais magnifiquement intimes, c'est aussi pour rappeler que certains épisodes de notre existence, a priori sans relief et ennuyeux, valent autant que les plus héroïques. C'est une invitation à ne pas se perdre dans un fantasme sur la gloire des temps passés. Les récits historiques sont souvent des instruments de propagande pour orienter les sentiments de fierté ou de culpabilité.
Nicolas Gausserand : Nous nous trouvons entre illusions et allusions. Dans votre œuvre, parfois le récit est très direct, presque au point qu'on ne peut pas détourner le regard, et d'autres fois plutôt fait de sous-entendus. Dirty Socks semble plus subtil. Pouvez-vous m'en dire plus sur cette œuvre ?
Ingar Dragset : Encore une fois, la réalité de la vie crée du désordre. Se salir, en soi, n'est pas un processus qui est normalement célébré. Dans notre sculpture Dirty Socks, il l'est. La position des jambes fait référence à une photographie de Peter Hujar. À la fin des années soixante-dix, il a réalisé des portraits sur les quais de New York, qui était un lieu de drague pour les hommes gays. L'activité dans cette zone est souvent associée à la propagation du SIDA, et, comme nous le savons, l'artiste et son partenaire sont tous deux morts de maladies liées au VIH. Cette magnifique série de photos porte aussi une immense tristesse et nous rappelle toutes les vies perdues, car bon nombre des personnes représentées sont mortes de complications médicales liées au SIDA. Pour nous, cette œuvre est une sorte d'hommage à la fois à Hujar et à ses contemporains. Leurs expériences ont accompagné notre jeunesse, mais leurs luttes sont venues avant nous et ont posé les fondations de la liberté dont nous jouissons aujourd'hui.
Nicolas Gausserand : C'est intéressant que vos sculptures intègrent ce qui est habituellement caché ou en arrière-plan, ce qui est « derrière le rideau. » De même, le visiteur ne voit pas tout de suite l'œuvre exposée au-dessus de la plateforme. Pouvez-vous m'en dire plus sur cette œuvre, que vous avez décrite comme une « présence scandinave » ? Je me souviens d'un clin d'œil à une peinture de Cuno Amiet présente dans la collection ?
Ingar Dragset : Oui, la peinture d'un paysage suisse Schneelandschaft fait partie de l'inspiration derrière cette œuvre.
Michael Elmgreen : Il y a un petit problème avec une exposition dans une institution comme le musée d'Orsay. Les sculptures qui sont supposé incarner une certaine forme de solitude ne seront jamais perçues comme telles, car elles sont exposées à proximité d'autres sculptures. Quand vous voyez l'exposition dans la nef, c'est comme si vous étiez sur un marché bondé. C'est presque joyeux de voir comment les sculptures « se parlent ». Je suis sûr qu'elles se parlent la nuit quand le musée est fermé, ce qui, d'ailleurs, est le principe d'une pièce de théâtre que nous avons créée en 2007 : Drama Queens.
Quoi qu'il en soit, la plateforme nous a permis de créer une scène qui donne l'illusion d'une personne dans une solitude totale. On a l'impression que l'homme marche depuis longtemps et s'est peut-être même un peu perdu.
Ingar Dragset : En ce sens, cette œuvre est typique d'Elmgreen & Dragset, avec une histoire, un avant et un après. Nous ne savons pas d'où vient cet homme, ni pourquoi il marche, ni où il va. Le paysage de neige artificielle contribue au sentiment d'isolement, et il apporte un élément naturel, pour ainsi dire, dans le musée.
Notre petite figure humaine dans ce paysage naturel surdimensionné est aussi un clin d'œil à Caspar David Friedrich, puisque 2024 marque le 250e anniversaire de sa naissance.
Nicolas Gausserand : Maintenant que vous le mentionnez, je pensais aussi à Courbet et à sa peinture Chasseurs dans la neige présente dans la collection du musée. Pour poursuivre notre itinéraire dans le musée, nous devrions parler du plongeoir. Cette œuvre rappelle certaines de vos créations précédentes. Pourquoi l'avez-vous placée au milieu de la nef ?
Ingar Dragset : Nous avons été inspirés par la hauteur de la nef qu'aucune œuvre de la collection permanente n'exploite vraiment. Nous voulions créer une situation qui attirerait l'attention du visiteur vers le haut. Le plongeoir lui-même sert de plateforme supplémentaire, invitant le public à expérimenter l'espace d'une nouvelle manière.
Michael Elmgreen : Cela présente encore une fois l'image d'un être humain en relation avec un artefact contemporain. Quand on y pense, c'est assez étonnant que le plongeoir ait jamais été inventé. Comme tous les gadgets électroniques que nous représentons, le plongeoir est un objet familier. Néanmoins, il crée un drame visuel avec le petit garçon sur le bord. Encore une fois de façon solitaire, il est confronté à une décision, celle de sauter ou pas. Va-t-il surmonter héroïquement ses peurs, comme on l'attend souvent d'un jeune garçon, ou va-t-il simplement redescendre, faisant ainsi preuve d'une autre forme de courage ?
Nicolas Gausserand : Pourquoi le thème du courage vous importe-t-il ?
Michael Elmgreen : Dans notre travail sculptural, nous cherchons souvent comment les masculinités peuvent être représentées par des images plus nuancées. Comme je l'ai mentionné, les collections du musée d'Orsay montrent des représentations fragiles, très douces et romantiques de la masculinité, mais aussi des seigneurs de guerre et des rois à cheval, l'air très impressionnant, dans des postures héroïques comme l'exige la tradition. Les situations quotidiennes auxquelles vous êtes confronté en tant que jeune garçon, confronté aux attentes de la société ou de la famille, nous intéressent. Souvent, cela représente une fraction de seconde dans notre enfance mais qui joue un grand rôle dans la définition de la personne que nous devenons plus tard dans la vie.
Nicolas Gausserand : Il est intéressant que dans sa position, perché au-dessus des autres représentations de la masculinité dont vous venez de parler, ce garçon soit sur le point de faire un choix, influencé par ces injonctions contradictoires. Pourtant la sculpture est fixée dans l'instant précis avant qu'il ne le fasse, restant ouverte à toutes les possibilités. Passons maintenant à l'adolescent avec le casque VR – également sur un socle – et au garçon dessinant sur le sol. Il y a aussi le photographe, qui pourrait être en train de prendre une photo du plongeoir.
Michael Elmgreen : Nous avons observé de nombreux groupes scolaires au musée, dessinant parfois les œuvres exposées. Ici, vous avez une sculpture réaliste d'un garçon qui semble s'être faufilé derrière la barrière de sécurité, et qui essaye de dessiner la peinture exposée sur le mur. Le photographe, avec sa surface monochrome blanche, présente un langage sculptural plus classique, mais encore une fois, avec un outil contemporain dans la main. Il prend des photos, comme beaucoup de visiteurs le font quand ils visitent les musées. Ces deux sculptures sont en quelque sorte connectées, car elles font toutes deux référence aux visiteurs.
Nicolas Gausserand : C'était mon hypothèse, qu'elles étaient connectées dans le sens où elles montrent des visiteurs en train d'apprécier l'art. Le garçon portant le masque VR, à bien des égards, vit aussi un expérience lié à l'art, bien que ce ne soit pas nécessairement l'art du musée.
Ingar Dragset : La sculpture du garçon qui dessine est aussi une œuvre sur l'enfance et sur le fait de vivre selon ses idéaux, ou plutôt de ne pas pouvoir y arriver, ce qui se traduit par la simplicité du dessin. C'est une version très naïve de la peinture devant lui, Les Romains de la décadence. Il est, bien sûr, impossible pour un enfant de saisir ce qui se passe dans la peinture, tant sur le plan historique que visuel.
Nicolas Gausserand : Je suis curieux de l'apparence de cette sculpture, qui agit presque comme un trompe-l'œil. Son apparence hyperréaliste crée un contraste intéressant avec les autres œuvres d'art, à la fois les vôtres et celles de la collection du musée.
Ingar Dragset : En utilisant une esthétique hyperréaliste, nous espérons que la sculpture sera confondue avec un véritable enfant qui a perdu la notion du temps et qui a été oublié par ses camarades de classe. Nous accordons beaucoup d'attention au placement de chaque œuvre, trouvant souvent qu'il y a beaucoup de « potentiel inexploité » dans les espaces muséaux. Nous aimons trouver ces zones inutilisées, comme derrière les barrières devant une peinture. Nous trouvons que cela ajoute à la narration d'une œuvre.
Nicolas Gausserand : En tant que visiteur de certaines de vos expositions précédentes, y compris « Bonne Chance » au Centre Pompidou Metz récemment, j'ai souvent été absorbé dans la contemplation d'une sculpture à tel point qu’il me fallait un moment avant de remarquer la suivante. C'est sans doute un exploit pour des artistes de créer ce genre « d'invisibilité ».
Michael Elmgreen : La sculpture du photographe peut produire cet effet – quelque chose que le visiteur ne découvre qu'en passant. Elle est positionnée sur une passerelle dans le musée qui n'est généralement pas utilisée pour présenter des œuvres d'art. Beaucoup peuvent donc passer à côté sans la voir. Le marcheur dans la neige n'est, lui aussi, visible que sous certains angles. De cette façon, l'expérience de chaque visiteur de l'exposition sera différente, et offre une perspective unique pour chacun.