I. Sans titre, performance à la Kunsthalle Charlottenborg (1995)
Cette performance marque la véritable naissance de leur collaboration artistique. À l'époque, Ingar Dragset fait ses premiers pas dans le théâtre expérimental tandis que Michael Elmgreen, poète, commence à explorer d'autres formes d'expression artistique. Tout commence dans une boîte de nuit de Copenhague où ils se rencontrent. De leur histoire d'amour naît, un an plus tard, leur première création commune. Ils se lancent d'abord dans des performances minimalistes, autour de gestes simples comme le tricot.
«L'artisanat m'a toujours fasciné, depuis l'enfance, peut-être en raison de l'influence d'Hannah Ryggen, l'artiste majeure de ma région» se souvient Ingar Dragset. Cette créatrice de tapisseries, dont les œuvres sont conservées au Musée des Arts et Métiers de Trondheim, ville natale d'Ingar Dragset, a profondément marqué sa façon d'aborder le tricot et le tissage.
Leur performance prend la forme d'un dialogue silencieux : à une extrémité d'une étoffe blanche de 100 mètres, Ingar tricote patiemment, tandis qu'à l'autre bout, Michael défait minutieusement le travail accompli. Ce jeu de création et de déconstruction illustre parfaitement leur vision de la collaboration artistique : un va-et-vient constant qui devient source de créativité.
Installés au sol en tenue décontractée, ils bousculent déjà les codes de la galerie d'art. Cette œuvre pose les jalons de leur travail pour les trente années à venir : mettre en lumière ces petits moments du quotidien, apparemment anodins, mais qui portent en eux une signification profonde.

© Studio Elmgreen & Dragset © Adagp, Paris, 2025
II. «The Collectors» à la Biennale de Venise (2009)
Cette œuvre exceptionnelle voit le jour lorsque les deux artistes sont invités à représenter simultanément les pavillons nordique et danois à la Biennale de Venise en 2009. Situés côte à côte dans l'enceinte des Giardini, ces pavillons servent de cadre à un récit complexe qui va au-delà de leurs styles architecturaux distincts.
D'un côté, le pavillon danois présente un mélange original entre premiers élans modernistes et néoclassicisme. De l'autre, le pavillon nordique, véritable chef-d'œuvre de Sverre Fehn, incarne une élégance moderniste pure. Son design, qui rappelle les célèbres Case Study Houses de Californie, reflète parfaitement la vision avant-gardiste de l'architecture des années 1950.
La façon dont ces pavillons s'intègrent dans les Giardini inspire aux artistes une lecture particulière : «Quand on regarde l'ensemble des pavillons, on se croirait presque dans un quartier chic. On y retrouve tous les codes : des jardins soignés, et surtout cette petite compétition entre voisins : qui aura la plus belle maison, le jardin le plus spectaculaire, la voiture la plus luxueuse...» racontent-ils.
Cette observation les pousse à imaginer la vie des habitants fictifs de ces lieux. Ils créent deux univers qui se répondent : le pavillon danois abrite une famille en crise, dont les tensions se lisent à travers l'aménagement des pièces et le placement des objets. Le pavillon nordique, lui, devient la demeure d'un collectionneur gay vivant seul, dans un espace totalement décloisonné qui reflète son goût pour la transparence. L'installation prend un tournant dramatique avec la découverte du corps du collectionneur flottant dans la piscine extérieure, transformant l'ensemble en une mystérieuse scène de crime.
S'inspirant du Nouveau Roman français, cette mise en scène joue avec les codes du récit traditionnel. Au lieu d'une histoire linéaire, les artistes sèment des indices dans tout l'espace, laissant chaque visiteur libre d'imaginer sa propre version des événements.

© Anders Sune Berg © Adagp, Paris, 2025
“On a tous une certaine image de Warhol, qu'elle soit vraie ou non. À travers son œuvre, Giacometti nous apparaît comme quelqu'un de très sérieux, de très philosophe. Prenez Ulrich Rückriem, cet artiste allemand qui travaillait la pierre de façon très géométrique, avec des colonnes et des perforations. Les rumeurs parlent de son caractère excessif, vous savez, ce cliché de l'artiste allemand très expansif, toujours un verre à la main et prompt à la provocation. On s'est servi de toutes ces perceptions pour façonner la personnalité des sculptures dans le texte qu'on a écrit avec Tim Etchells.”

© Anders Sune Berg © Adagp, Paris, 2025
III. «Drama Queens» au Skulptur Projekte Münster (2007)
C'est dans le cadre du prestigieux festival Skulptur Projekte Münster que cette œuvre singulière voit le jour. En découvrant la ville de Münster, Elmgreen & Dragset sont particulièrement touchés par son architecture d'après-guerre, et notamment par son théâtre des années 50, véritable joyau moderniste. Ce bâtiment les inspire à repenser la mise en scène de la sculpture moderne d'une façon totalement inédite.
Avec la complicité du dramaturge britannique Tim Etchells, ils se lancent dans un projet ambitieux : donner vie et personnalité aux grandes sculptures du XXe siècle. Au casting, on trouve des œuvres de Jean Arp et de Giacometti, choisies pour leur présence particulièrement évocatrice. Le duo se plonge dans un travail de recherche approfondi, s'intéressant autant à l'histoire officielle qu'aux légendes qui entourent ces artistes.
«On a tous une certaine image de Warhol, qu'elle soit vraie ou non. À travers son œuvre, Giacometti nous apparaît comme quelqu'un de très sérieux, de très philosophe», explique Ingar Dragset. «Prenez Ulrich Rückriem, cet artiste allemand qui travaillait la pierre de façon très géométrique, avec des colonnes et des perforations. Les rumeurs parlent de son caractère excessif, vous savez, ce cliché de l'artiste allemand très expansif, toujours un verre à la main et prompt à la provocation. On s'est servi de toutes ces perceptions pour façonner la personnalité des sculptures dans le texte qu'on a écrit avec Tim Etchells.»
La présence de la sculpture Elegy de Barbara Hepworth prend une dimension particulière dans ce projet. En l'intégrant parmi ses homologues masculins, les artistes pointent du doigt le déséquilibre hommes-femmes dans l'histoire de l'art du XXe siècle. La sculpture devient ainsi une véritable porte-parole féministe au sein de la pièce.

© Roman Mensing / artdoc.de/ © Adagp, Paris, 2025
IV. «Van Gogh's Ear» au Rockefeller Center (2016)
Cette installation emblématique s'inscrit dans la fascination de longue date d'Elmgreen & Dragset pour les piscines et les plongeoirs, un thème qu'ils explorent depuis leurs débuts. Près de trente ans plus tôt, leur installation au Louisiana Museum of Modern Art s'inspirait déjà des tableaux de David Hockney et de sa vision idéalisée de la vie californienne (Powerless Structures, Fig. 11, 1997). Cette sculpture, un plongeoir traversant une fenêtre pour pointer vers l'océan, pose les bases de leur réflexion sur l'inaccessibilité et la communication rompue. Pour le duo, l'œuvre symbolise «le fossé entre les institutions établies et la société dans son ensemble.»
Au fil des années, leur analyse du motif de la piscine s'enrichit : «Il y a quelque chose de touchant dans cette tentative humaine de recréer la nature, un étang, une mer, un lac, de façon plus maîtrisée. C'est à la fois artificiel et fragile et les gens y ont investi tant de symboliques différentes», observent-ils. «Sans oublier la dimension sociologique : de la piscine privée comme symbole de statut social à la piscine publique qui efface les barrières de classe. C'est aussi le seul endroit où nous osons montrer nos corps, où la quasi-nudité est socialement acceptée.»
Cette exploration atteint son apogée avec leur exposition This Is How We Bite Our Tongue à la Whitechapel Gallery de Londres (2018). Ils y présentent une piscine municipale abandonnée, métaphore de la gentrification du quartier. Mais c'est avec Van Gogh's Ear que leur réflexion trouve sa forme la plus aboutie. L'installation, une piscine de jardin dressée verticalement au cœur de New York, crée un choc visuel saisissant. Arrachée à son contexte habituel, la banlieue américaine, et plantée dans l'effervescence d'un quartier d'affaires, elle devient un puissant symbole du rêve américain fracturé.
L'évolution formelle de l'œuvre illustre parfaitement leur processus créatif. Au départ, ils imaginent une piscine en forme de haricot, inspirée d'Hockney. Mais en travaillant le revers de la sculpture, ils se retrouvent influencés par les formes modernistes de Jean Arp. C'est alors qu'ils découvrent sa ressemblance inattendue avec une oreille. Cette coïncidence les amène à faire le lien avec l'histoire de l'oreille coupée de Van Gogh, créant ainsi un dialogue surprenant entre culture populaire et histoire de l'art.

Public Art Fund, NY © Jason Wyche © Adagp, Paris, 2025
“Il y a quelque chose de touchant dans cette tentative humaine de recréer la nature, un étang, une mer, un lac, de façon plus maîtrisée. C'est à la fois artificiel et fragile, et les gens y ont investi tant de symboliques différentes. Sans oublier la dimension sociologique : de la piscine privée comme symbole de statut social à la piscine publique qui efface les barrières de classe. C'est aussi le seul endroit où nous osons montrer nos corps, où la quasi-nudité est socialement acceptée.”

Courtesy : les artistes, Louisiana Museum of Modern Art © Bent Ryberg © Adagp, Paris, 2025
V. "Prada Marfa" (2005)
Prada Marfa illustre parfaitement la façon dont Elmgreen & Dragset aiment jouer avec les espaces. Leur approche consiste souvent à transformer les musées en lieux du quotidien : hôpitaux, terminaux d'aéroport, prisons ou maisons. Ici, ils confrontent deux univers que tout semble opposer : une boutique de luxe et le désert texan. En juxtaposant ainsi le symbole ultime du commerce urbain haut de gamme avec un paysage naturel sauvage, ils créent une tension visuelle et conceptuelle qui va bien au-delà d'une simple critique de la société de consommation.
Leur analyse révèle des complexités insoupçonnées : ces deux espaces, pourtant diamétralement opposés, sont tous deux devenus des produits de consommation. Comme ils le soulignent, le désert texan lui-même s'est transformé en produit culturel, façonné par la publicité, le cinéma, et les séries télé : des westerns classiques aux mythiques publicités Marlboro. Cette observation leur permet de dépasser la simple opposition nature/culture pour interroger notre rapport contemporain au monde naturel.
La boutique Prada, transplantée dans cet environnement hostile, devient ainsi plus qu'une critique du consumérisme, elle incarne ce que les artistes décrivent comme «une œuvre de land art qui ne tombe pas dans la romantisation de la nature.» Sa présence incongrue dans le paysage désertique ouvre un dialogue complexe entre consommation, préservation et dégradation.
L'installation, initialement vouée à se dégrader lentement sous l'effet des éléments, est aujourd'hui entretenue, transformant paradoxalement cette boutique de luxe en une réflexion sur la permanence et l'impermanence.

© James Evans © Adagp, Paris, 2025