100 œuvres qui racontent le climat · Entretien avec Servane Dargnies-de Vitry, conservatrice Peinture et commissaire du projet

Sous-titre
Une opération nationale
Nature peinture
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Sophie Crépy

Dans cet entretien, Servane Dargnies-de Vitry, conservatrice Peinture au musée d'Orsay, nous dévoile « 100 œuvres qui racontent le climat », opération nationale dont elle est la commissaire. Elle y souligne le rôle que les musées peuvent jouer dans la sensibilisation aux enjeux environnementaux et rappelle l'engagement historique des artistes pour la protection de la nature, notamment celui des paysagistes du XIXᵉ siècle.

Corps de texte

Pourquoi avoir choisi le thème du climat pour cette première opération « Cent œuvres racontent… » ?

Parce que cela nous semble essentiel de faire comprendre le plus largement possible ce fait scientifique qu’est le dérèglement climatique, et que nous pensons que nos œuvres d’art peuvent parler du climat de manière inédite. Si les œuvres d’art sont régulièrement ciblées par les jets de soupe d’activistes écologistes, c’est parce qu’elles incarnent ce que nous estimons, valorisons et protégeons collectivement, en tant que société. Or si l’idée qu’une œuvre d’art puisse disparaître ou être altérée nous heurte, à juste titre, pourquoi ne montrons-nous pas la même inquiétude ou le même émoi face à la crise climatique ? Face aux effets dévastateurs du dérèglement climatique qui menace nos conditions de vie et peut-être la vie elle-même, quel sens accorder au musée ? Le patrimoine naturel et le patrimoine culturel sont intrinsèquement liés. Serions-nous encore capables de remplir notre mission de conservation du patrimoine dans un climat hostile ? Rien n’est moins sûr car le changement climatique amplifie d’ores et déjà la vulnérabilité des œuvres d’art. Les variations brutales de température ou de taux d’humidité favorisent l’apparition de moisissures et accélèrent la détérioration des matériaux sensibles ; les tempêtes, les inondations ou les mégafeux mettent en péril les bâtiments et les collections qu’ils abritent. La question, pour les musées, n’est donc pas de choisir entre les œuvres et notre avenir, mais plutôt de contribuer à la création d’un futur viable qui permette la transmission des œuvres de l’humanité aux générations futures. C’est notre mission même.

Claude Monet, Coquelicots
Claude Monet
Coquelicots, 1873
Musée d'Orsay
Donation Etienne Moreau-Nélaton, 1906
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Quelles actions le musée peut-il mettre en place ?

Comme pour toute institution, entreprise ou individu, le musée doit contribuer à l’atténuation par des actions concrètes visant à réduire son empreinte carbone et à repenser la durabilité de ses activités : écoconception des expositions, transport responsable des œuvres, réduction de la consommation en énergie, etc. Mais il peut aller plus loin et aussi agir sur le terrain des idées. Car en dépit du consensus scientifique sur le dérèglement climatique et son origine anthropique, le déni, la peur ou l’ignorance, paralysent encore l’action. Les scientifiques eux-mêmes le reconnaissent : la bataille pour le climat est désormais culturelle. Si les chiffres peinent à mobiliser, l’art, la littérature et le cinéma peuvent encore susciter des émotions, façonner des récits pour transformer les consciences.

Or l’engagement des artistes en faveur de la nature n’est pas nouveau. Les paysagistes du milieu du XIXe siècle en France, pionniers dans leur façon de peindre le vivant, ont aussi été les premiers à plaider pour la protection de la nature. En 1852, Théodore Rousseau écrivait à l’administration impériale pour demander que l’on préserve de toute exploitation une partie de la forêt de Fontainebleau. Cela aboutit quelques mois plus tard à la création de la première réserve naturelle au monde, sous le nom de « réserve artistique » : des hectares de forêt protégés parce qu’ils étaient des sujets de tableaux. Ce point de départ donne un sens tout particulier à la démarche présente du musée d’Orsay.

 

Constantin Meunier
Au pays noir, vers 1893
Musée d'Orsay
Achat, 1896
© GrandPalaisRmn (musée d'Orsay) / René-Gabriel Ojéda
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Théodore Rousseau
Intérieur de forêt, entre 1836 et 1837
Collection Musée du Louvre, Paris - Musée d'Orsay
Achat par l'intermédiaire de Charles Pillet à la vente Edwards, 1881 ; Dépôt du musée du Louvre, 1986
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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N’y a-t-il pas un risque d’anachronisme dans l’interprétation que nous faisons aujourd’hui des œuvres du XIXe siècle ?

Il faut bien entendu prendre garde à ne pas prêter aux artistes des intentions qu’ils n’auraient pu avoir. Toutefois, nombre de problèmes actuels trouvent leur source dans la période couverte par les collections du musée d’Orsay, et l’on peut regarder les œuvres avec cela en tête. De 1848 à 1914, la France, et plus généralement le monde connaissent des bouleversements profonds, inséparables de la révolution industrielle. Ces mutations ont fait entrer l’humanité dans « l’Anthropocène », soit une nouvelle ère géologique définie par l’impact déterminant des activités humaines sur la planète. Depuis le milieu du XIXe siècle, l’humanité n’a cessé de brûler toujours plus de combustibles fossiles, d’abord du charbon, puis du pétrole et du gaz, augmentant massivement les émissions de gaz à effet de serre. Cette période est devenue une référence pour mesurer, le réchauffement climatique : l’évolution de la température moyenne annuelle mondiale est représentée selon l’écart existant entre la moyenne des températures entre 1850 et 1900. Cette moyenne de 13,7°C a atteint 14,9°C en 2020, et pourrait, selon les projections du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), s’élever à 16,7°C en 2100, soit un écart de +3°C par rapport aux niveaux préindustriels. Ce réchauffement entraînant la fonte des calottes glaciaires et une augmentation du niveau des océans, est réputé avoir des conséquences irréversibles.

Les artistes du XIXe siècle ne pouvaient pas être conscients de tout cela. Néanmoins, les œuvres, par elles-mêmes, ont quelque chose à dire de la crise écologique et climatique. Elles peuvent être les supports visuels d’un récit scientifique, mettant en lumière des enjeux climatiques.

Claude Monet, Les charbonniers dit aussi Les déchargeurs de charbon
Claude Monet
Les charbonniers dit aussi Les déchargeurs de charbon, vers 1875
Musée d'Orsay
Dation, 1993
© Musée d'Orsay, dist. GransPalaisRmn / Patrice Schmidt
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Parmi les œuvres du musée, quelles sont celles qui peuvent amener une réflexion sur l’effet de serre ?

L’effet de serre en lui-même n’est pas un phénomène visible ou visuel. En revanche, les facteurs d’émissions de gaz à effet de serre sont représentables et apparaissent dans les œuvres à partir du XIXe siècle, sous l’effet de l’industrialisation : locomotives fumantes, ponts métalliques, cheminées d’usines sont les premiers marqueurs visuels d’un monde qui s’engage vers une dépendance croissante aux énergies fossiles, en abandonnant progressivement les énergies naturelles – vent, eau, traction animale. La deuxième moitié du XIXe siècle inaugure aussi une forme de proto-mondialisation où les distances se réduisent grâce au chemin de fer et à la navigation à vapeur. D’autres œuvres montrent l’exploitation accrue des ressources naturelles pour soutenir la croissance économique et l’expansion phénoménale des villes. De nombreux artistes représentés dans les collections d’Orsay – peintres de Barbizon, réalistes, naturalistes, impressionnistes, etc. – ont en commun de s’être attachés à saisir la réalité du monde sans l’idéaliser. Ils ont ainsi, par leurs œuvres, ouvert de véritables fenêtres sur cette époque.

En dehors des causes, comment aborder le dérèglement climatique à partir des œuvres du musée d’Orsay ?

Dans le champ des sciences du climat, il arrive que des œuvres d’art soient étudiées et scrutées en tant que documents ou archives pour comprendre les climats passés. Pour le public, certaines œuvres du musée d’Orsay peuvent aussi aider à prendre conscience de la fragilité de ces paysages qui ont inspiré les artistes du XIXe et du début du XXe siècle. De nombreux sites et écosystèmes – un lac en Turquie, un verger en Normandie, un glacier dans les Alpes – sont menacés de disparition à cause de facteurs variés, aggravés par le dérèglement climatique. Les œuvres d’art, en montrant ce qui pourrait disparaître, ont cette faculté de mobiliser l’âme face au défi climatique.

Léon Gimpel, La Mer de Glace
Léon Gimpel
La Mer de Glace, 1911
Musée d'Orsay
Don de la société des Amis du musée d'Orsay, 2005
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Certaines œuvres sont-elles emblématiques de signes avant-coureurs des menaces pesant sur la biodiversité ?

L’ours blanc – immortalisé par le sculpteur François Pompon – incarne à lui seul les défis environnementaux. Mais cette figure archétypale ne doit pas occulter d’autres espèces essentielles et souvent invisibles : les pollinisateurs, les vers de terre, ou encore les poissons, comme la truite de la Loue, peinte par Gustave Courbet en 1873, aujourd’hui menacée. Notre dépendance à la biodiversité est absolue, pour respirer, pour nous nourrir, pour réguler le climat, et même pour le « service culturel » qu’elle rend en tant que sujet de nombreuses œuvres d’art auxquelles nous tenons – qu’il s’agisse des Coquelicots de Monet ou des portraits d’animaux de Rosa Bonheur. L’art façonne notre vision esthétique et culturelle de la nature. De plus, au-delà de ces services rendus, la protection de l’environnement et des écosystèmes revêt une dimension éthique. La nature n’est pas seulement un « bien » à transmettre : il s’agit également de protéger les autres espèces pour elles-mêmes, indépendamment des bénéfices que l’humanité peut en tirer, au moment où la disparition des espèces, animales ou végétales, se poursuit à un rythme alarmant, 10 à 100 fois supérieur au taux naturel d’extinction (avant l’influence humaine).

François Pompon, Ours blanc
François Pompon
Ours blanc, entre 1923 et 1933
Musée d'Orsay
Achat après commande de l'Etat, 1927
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Stéphane Maréchalle
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Dans quelle mesure la contemplation des œuvres peut-elle contribuer aux solutions pour l’adaptation au changement climatique ?

Certains artistes de la période couverte par les collections du musée ont témoigné d’événements météorologiques violents ou exceptionnels, tels que les tempêtes ou les inondations, ou, en s’éloignant de l’hexagone, d’aires géographiques où règne la sécheresse ou le grand froid. Ces vues singulières n’ont hélas plus un caractère d’étrangeté. Mais, au-delà des constats alarmants, il faut aussi nourrir les générations futures avec espoir et gratitude envers ce qui nous entoure. Dans cette perspective, les œuvres d’art deviennent des guides précieux car elles nous incitent à observer le passé pour comprendre les défis du présent. Ces réflexions issues de l’observation font émerger, en fin de compte, une vision à la fois critique et optimiste du rôle des musées dans un monde en transition, non plus seulement comme lieux de conservation du patrimoine, mais aussi comme acteurs de changement.

Édouard Baldus
Inondations du Rhône en 1856, à Avignon, 1856
Musée d'Orsay
Don de la société des Amis du musée d'Orsay, 1988
© Musée d'Orsay, dist. GransPalaisRmn / Alexis Brandt
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Gustave Guillaumet
Le Sahara dit aussi Le désert, 1867
Musée d'Orsay
Don famille de Gustave Guillaumet, 1888
© GrandPalaisRmn (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski
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