Conférence · Des affiches dans la ville

Sous-titre
Cycle : L'aventure de la Belle Époque
L'art est dans la rue
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L'art est dans la rue
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Maximilien Luce
Le quai Saint-Michel et Notre-Dame, 1901
Musée d'Orsay
Don Christian Humann, 1981
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Paris et les capitales européennes à la fin du XIXe siècle : des villes qui s’affichent ? Par Christophe Charle, professeur émérite à l’université Paris Sorbonne

Cette première conférence aborde Paris et les capitales européennes à la fin du XIXe siècle et s’interroge sur ces villes qui s’affichent. Plus les capitales s’agrandissent géographiquement plus les images prolifèrent. Sur fond de capitalisme, l’essor de consommation de masse ajoute une nouvelle couche d’images sur les murs de Paris. À quel voyage le piéton des grandes villes est-il invité à prendre part ?

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Transcription Conférence · Des affiches dans la ville, Ségolène Le Men

Merci beaucoup Ségolène Le Men et merci surtout au musée d'Orsay et aux organisateurs de ce cycle de m'avoir convié et de m'avoir permis d'introduire ce cycle.

Ma conférence sera d'un thème assez général. Il s'agit de voir justement pourquoi c'est à cette époque que cette publicité par affiches se développe particulièrement dans toutes les grandes villes, et en particulier, évidemment à Paris, et de savoir aussi quelle forme elle a prise et sur quels domaines elle va porter. Évidemment, on a en tête surtout des images de la Belle époque avec des affiches très aguichantes, mais il n'y avait pas que cela. Il y avait bien d'autres types d'affiches et je vais essayer de rétablir un peu cette diversité des affiches en m'intéressant aussi, au-delà des affiches commerciales, également aux affiches politiques, puisque nous sommes dans une grande époque de conflits politiques.

Pour introduire ce sujet, je vais citer un texte d'un écrivain que vous ne connaissez sans doute pas parce qu'il a été un peu oublié, mais qui était à l'époque assez connu parce qu'il écrivait justement beaucoup de romans-feuilletons, en particulier des romans de cape et d'épée, dont certains ont été transformés en films, et j'en ai vu quand j'étais petit, mais je suis très vieux, donc c'est normal et le principal acteur qui jouait dans ces films était Jean Marais, qui est quelqu'un qui peut-être encore vous dit quelque chose comme vedette. Donc, le 27 août 1893, ce journaliste écrit dans un journal qui s'appelle Le Courrier français, je cite "Lamentable symphonie des couleurs, pauvre mur de Paris empoissé, encrassé, encanaillé, et quel débarbouillage il va falloir pour leur rendre une approximative propreté. Des affiches, il y en a pour tous les goûts et tous les dégoûts. Où sont les grattoirs sauveurs ? Ah que refleurissent vite, pour le délassement de nos yeux, les harmonieuses affiches aux teintes claires épinglées au mur, pareilles à des papillons, soucieuses d'art, amoureuses de couleurs vivantes, couronnées de lumière éclatante".

Alors évidemment, il faudrait un long commentaire de ce texte qui est évidemment très engagé. Mais pour le situer, il faut évidemment rappeler que nous sommes en 1893 qui est une année électorale et que donc Paris a été couvert d'affiches électorales et ce sont évidemment ces affiches affreuses que dénonce cet auteur qui est de sympathie anarchiste, donc qui a horreur des élections et qui rêve à la place d'avoir ces belles affiches que vous connaissez tous, notamment de Chéret, qui ont de jolies couleurs et de jolis personnages. Donc ce texte nous montre bien que c'est devenu un enjeu social comme on dit aujourd'hui, ou sociétal, puisque ça envahit l'espace, ça couvre les murs et tout le monde prend position par rapport à ce sujet.

Deuxième idée que je voudrais développer, c'est qu'évidemment ça n'est pas né de rien et c'est un peu ça que je vais essayer de retracer devant vous. Quelles sont les origines et pourquoi est-ce que c'est à ce moment-là que les affiches, notamment en couleurs, prennent cette extension et deviennent si importantes dans la vie urbaine de tous les jours ?

Troisième idée, ces affiches ont des fonctions évidemment très différentes. Certaines ont une finalité commerciale. Il s'agit évidemment de faire de la publicité pour des produits nouveaux, des produits qui commencent à se développer à cette époque, et ça nous introduit à une autre problématique, une problématique économique, c'est-à-dire, nous sommes entrés ou commençons à entrer à la fin du XIXᵉ siècle, à Paris, en tout cas dans la société dite de consommation. Donc, il faut stimuler la demande, il faut susciter le consommateur, il faut le séduire, il faut l'attirer.

Enfin, troisième thématique pour que ces affiches soient présentes, pour que ces affiches soient disponibles, surtout pour qu'elles soient agréables à regarder, il faut une série de transformations techniques, économiques, industrielles. Il faut du papier adapté, donc il faut inventer un nouveau type de papier, le papier industriel à base de bois et non plus à base de chiffons. Il faut des machines capables de produire ce papier et surtout de le transformer en grandes feuilles qu'on peut coller sur les murs. Et puis il faut évidemment des nouvelles techniques pour rendre ces affiches agréables à regarder, notamment en introduisant la couleur. Donc vous voyez cette banalité des affiches, elle a demandé des changements très importants de toutes sortes et c'est un peu cela que je voudrais analyser dans cette conférence.

Alors, pour le faire, nous avons évidemment un certain nombre de sources visuelles, puisqu'un certain nombre de ces affiches ont été conservées, ont été gardées, maintenant sont collectionnées. Il y a eu des musées qui ont été créés pour les conserver. Mais il faut bien voir, et c'est un peu ce que j'ai découvert en préparant cette conférence, que la diversité des affiches qui étaient vraiment vues par les habitants de Paris ou d'autres grandes villes à la fin du XIXᵉ siècle, nous a un peu échappé dans la mesure où ce qu'on a conservé, c'est évidemment ce qui est le plus beau, ce qui est le plus joli, ce qui est le plus agréable et ce qui est le plus original. Et il y a des masses d'affiches qui ont totalement disparu parce qu'elles n'avaient aucun caractère intéressant, où elles étaient d'une grande banalité. Et c'est celle-là que dénonçait ce journaliste dans le texte que j'ai cité en introduction. Donc je vais évidemment m'appuyer sur ce que je peux trouver, donc les affiches qu'on a conservées. Mais il faut bien avoir en tête que beaucoup d'autres affiches beaucoup plus banales ont disparu et que ça fausse évidemment notre image. Et c'est sans doute ça qui justifie ce thème de la Belle époque parce qu'en fait, la Belle époque n'est pas une belle époque, comme vous le savez bien, mais c'est une époque où on a reconstruit un peu à partir de ces images beaucoup plus flatteuses que la réalité.

Alors mon plan va être très simple. Donc trois points principaux : une révolution urbaine, qu'est-ce qui fait que maintenant on a besoin de ce support dans la ville ? Comment l'installe-t-on dans la ville ? Comment se développe-t-il dans la ville ? Et pourquoi précisément dans cette période ? Une deuxième thématique : ces affiches, il faut les produire, il faut les diffuser, il faut les financer. Et donc, qui sont ceux qui sont derrière ces affiches ? Ça suppose des moyens économiques, des moyens techniques et surtout des produits qui doivent prendre place sur ces affiches. Enfin, troisième thématique, les affiches de la fin du XIXᵉ siècle sont très originales par rapport même à celles que nous voyons encore aujourd'hui sur nos murs parce qu'elles développent une esthétique particulière et qu'on a réussi à mobiliser, pour les produire, des nouveaux artistes ou en tout cas des techniciens et dans certains cas, même des artistes qui se sont attachés à les rendre agréables à regarder parce qu'ils avaient le souci de toucher un public nouveau et de le séduire par des moyens originaux. Ce sont donc les trois points que je vais maintenant développer.

Alors, une révolution urbaine, ce sont des choses bien connues, la deuxième moitié du XIXᵉ siècle se caractérise par la multiplication des villes, par leur grossissement, par leur extension et évidemment, ces villes sont des foyers de consommation, sont des marchés, ce sont dans ces villes où s'installent les entreprises, les commerces et les industries, mais c'est aussi dans ces villes qu'affluent les consommateurs. Donc c'est un espace privilégié pour pouvoir installer ce nouveau dispositif commercial des affiches de publicité. Alors cette carte, évidemment, est un peu sélective puisqu'elle a sélectionné uniquement les villes de plus de 50 000 habitants, Mais vous voyez quand même, sans faire un très long commentaire, qu'il y a une énorme croissance de ces villes et qu'elles sont presque réparties, pas équitablement, il y a quand même un petit déficit dans le sud de l'Europe et dans les parties orientales, mais toute l'Europe du Nord-Ouest, l'Angleterre a été mis en grisé parce qu'il y a tellement de villes de plus de 50 000 habitants qu'on n'arrivait pas à les mettre, mais on voit bien qu'il y a une concentration de la population dans des zones privilégiées. C'est là justement que va se développer ce marché de la publicité et ce marché des affiches.

Pour être plus précis, voici l'augmentation de la population des principales capitales. Vous voyez que c'est assez spectaculaire puisque Londres passe entre le début du XIXᵉ siècle et la fin du XIXᵉ siècle, d'un peu moins d'un million d'habitants à plus de quatre millions et demi. Paris aussi a multiplié par cinq sa population. On peut voir tous les chiffres les uns après les autres, vous le voyez. Donc a vraiment maintenant des villes de taille bien supérieure à ce qu'elles étaient au XVIIIᵉ siècle et surtout des villes qui ne sont plus à la même taille et qui donc supposent une division du travail au sein même de ces villes, entre des quartiers qui seront plutôt des quartiers commerçants, donc les quartiers où il y aura beaucoup de commerces, beaucoup d'affiches, beaucoup de population qu'il faut séduire et des quartiers plus résidentiels, plus à l'écart, mais dont il faut vraiment attirer aussi la population dans les zones centrales. Autre phénomène dans cette transformation des villes, c'est évidemment une diversification de la population, avec de nouvelles industries et de nouveaux commerces, mais aussi une diversification en termes culturels. Nous avons maintenant des populations de toutes sortes qui viennent pour certaines des campagnes, qui ne sont pas forcément très bien alphabétisées ou qui ont parfois du mal avec la lecture. Et donc l'image devient évidemment un support important pour les attirer indépendamment d'un texte qui sera forcément plus sommaire. On va voir d'ailleurs au fil du temps une simplification des messages et on s'achemine vers ce que nous appelons aujourd'hui la communication, c'est-à-dire qu'il faut trouver des mots qui frappent, des mots qui restent dans la mémoire et donc on va voir ce phénomène, et c'est lié évidemment au changement du public, c'est-à-dire au changement de la population de ces villes de plus en plus diversifiées, de plus en plus hétérogènes, et où il faut donc trouver des éléments culturels communs pour les séduire et les attirer.

Autre phénomène, évidemment, c'est le bouleversement de la trame urbaine elle-même, c'est bien connu à Paris, avec ce qu'on a appelé l'haussmannisation. Qu'est-ce qu'elle a pour effet cette transformation de la trame urbaine ? C'est une spécialisation des différentes parties de la ville, avec des endroits où se concentrent les commerces, où se concentrent certaines activités de diffusion de la culture, et inversement, des quartiers moins commerçants. Donc c'est dans ces quartiers centraux que vont se concentrer ces nouvelles affiches et ces nouvelles publicités.

Parallèlement à cette transformation urbaine, il y a aussi une transformation politique au cours du XIXᵉ siècle, c'est bien connu, en particulier dans les deux principaux pays les plus libéraux, en tout cas ceux qui vont les premiers s'acheminer vers des régimes parlementaires et libéraux, à savoir la Grande-Bretagne et la France. Et évidemment, ça implique des campagnes électorales puisque maintenant il y a une compétition électorale. On est plus dans des pouvoirs monarchiques, autoritaires qui ne discutent plus avec la population, on a des représentants élus et évidemment, ces représentants, pour se faire élire, vont avoir également besoin de la publicité électorale et des affiches. Et on va le voir dans un instant, ces affiches vont elles aussi être influencées par les transformations de l'affichage commercial, puisque c'est un peu le même principe, comme on séduit le consommateur, il faut séduire l'électeur.

Dernier élément dans cette transformation urbaine, c'est évidemment la réglementation. Nous sommes dans des pays qui sont au départ presque tous des monarchies ou des empires, où le pouvoir central monopolise l'information, monopolise l'organisation de l'espace avec les espaces du pouvoir, mais à mesure que ce pouvoir va un peu en rabattre ou en tout cas se libéraliser, il va y avoir d'autres types de communication que la communication officielle du pouvoir. Et donc les murs vont devenir aussi des supports pour l'expression de l'opinion publique. Indépendamment des campagnes électorales, vous aurez des moments d'effervescence politique, en France, c'est bien connu, avec les différentes révolutions qui marquent l'histoire du XIXᵉ siècle, et à cette occasion, c'est là qu'on voit fleurir des affiches politiques qui ne sont pas forcément électorales, mais qui sont plutôt des programmes, des professions de foi et des incitations à la mobilisation.

Je vais vous montrer un premier exemple, ça, c'est plutôt à Londres, et là c'est une illustration un peu imaginaire, puisque vous imaginez bien qu'en 1835, la photographie en couleur n'existe pas, donc c'est une aquarelle, mais qui essaye de donner, et je pense qu'elle est assez séduisante, parce qu'elle peut nous donner un peu une idée de ce qu'était une rue à Londres à l'époque avec cette profusion d'affiches. Mais vous voyez, la plupart de ces affiches concernent des spectacles. Il ne s'agit pas du tout de produits de consommation ni de magasins. On est encore dans une culture où la seule chose qu'on veut attirer, c'est du public dans des théâtres, dans des cafés-concerts, dans des music-halls, et il y a les gros titres qui annoncent les différents spectacles qui se recouvrent les uns les autres, puisque ces spectacles changent assez souvent, donc il y a ce phénomène du recouvrement des affiches les unes par les autres. Et vous voyez que déjà, même pour cette période, il y a un effort pour essayer de tirer l'œil des gens avec des gros caractères et aussi avec des slogans un peu aguicheurs, et puis même des tentatives d'illustration, même si c'est assez sommaire, vous voyez ici cette affiche avec une tentative pour faire une image qui donne un au spectateur l'idée de ce qu'il va voir quand il va aller au spectacle.

Alors ce qui nous amuse aussi, c'est évidemment que nous avons un colleur d'affiches, donc il est chargé de couvrir les affiches des autres. Mais comme il y a tellement d'affiches, il faut qu'ils les mettent le plus haut possible pour pouvoir être vues de loin. Donc on voit bien déjà cette problématique. On est dans une ville assez particulière, c'est la plus grande ville d'Europe, c'est la ville la plus active sur le plan économique, donc on a évidemment déjà cette problématique de la concurrence et de la compétition pour l'espace dans la rue.

Ici, nous avons un deuxième exemple de la première moitié du XIXᵉ siècle où là on voit qu'on est au contraire, dans une affiche beaucoup plus austère, avec uniquement du texte, pas du tout d'image, pas du tout d'effort de typographie, à part quelques gros titres au début, mais après on est dans un texte assez compact. Évidemment, quelqu'un qui est spécialiste de communication politique dirait que c'est une catastrophe, ce n'est pas une affiche comme ça qui va attirer les électeurs. Le pauvre lecteur qui passe dans la rue n'a pas le temps de lire tout ce texte. Il faudrait qu'il reste un quart d'heure avant de tout comprendre. Donc on voit bien qu'on est dans les préhistoires de la communication politique et dans quelque chose où on veut vraiment affirmer ses idées, on essaye de développer son raisonnement, mais pas du tout de donner des slogans qui frappent et qui attirent. Donc on voit bien que là, on est encore dans cette préhistoire, avant ce que je vais décrire dans cette révolution des affiches de la deuxième moitié du XIXᵉ siècle.

Là, vous avez déjà une transition et ça c'est intéressant parce que c'est la première affiche électorale où le candidat, et en l'occurrence, c'est quelqu'un d'assez connu puisqu'il s'agit de Louis-Napoléon Bonaparte, plus connu aujourd'hui sous le nom de Napoléon III, qui met son portrait, enfin, c'est une gravure, c'est un portrait un peu simplificateur. Mais l'idée qu'on doit incarner la politique, c'est déjà une première idée. Et ce n'est pas un hasard puisque nous sommes dans la campagne pour la première élection présidentielle en France en décembre 1848. Et en plus, il se trouve, comme vous le savez bien sûr, vu le nom du personnage, qu'il a une hérédité très célèbre. Et vous voyez d'ailleurs que le typographe a bien joué là-dessus, puisqu'en fait le vrai nom c'est Louis-Napoléon Bonaparte, mais ce que le lecteur pressé verra, c'est Napoléon Bonaparte. Le "Louis" est un peu coincé entre les deux grandes capitales, donc le lecteur peu au courant pourrait croire qu'il va réélire Napoléon Bonaparte lui-même. Et c'est d'ailleurs là-dessus, vous le savez, que le futur Napoléon III va jouer de cette hérédité célèbre pour se faire connaître et se faire élire. Vous voyez qu'il y a déjà des composantes des nouvelles affiches politiques qui vont arriver, c'est-à-dire un slogan qui est déjà un peu mensonger en jouant sur le nom et en faisant croire qu'on parle de quelqu'un d'autre, et l'usage de l'image pour rassurer, voir qu'on a une vraie personne qui va être présente. Et à l'époque, c'est assez nouveau d'avoir l'affiche d'un candidat avec sa figure sur l'affiche. On voit bien que déjà, en tout cas dans des espaces assez particuliers, comme sont la ville de Londres ou la ville de Paris, on voit bien qu'il y a la réflexion sur le fait qu'occuper la rue, couvrir les murs, utiliser des nouveaux moyens pour se faire connaître, ça devient un enjeu important. Mais on est encore qu'aux prémices et à la préhistoire de ce phénomène.

De la même façon, je vous ai mis en parallèle des affiches publicitaires du premier XIXᵉ siècle, vous voyez une affiche de 1844. Là aussi, on voit quand même déjà des composantes de ce qui sera le futur art de l'affiche avec une illustration. Mais vous voyez, c'est une illustration assez étonnante puisqu'il s'agit d'un magasin de vêtements et qu'est-ce qu'on met comme illustration ? On vous met une représentation de la forteresse de la Bastille. J'imagine que vous savez que cette forteresse n'existe plus en 1844, puisqu'il lui est arrivé quelques petits malheurs le 14 juillet 1789, mais c'est uniquement pour illustrer le nom du magasin. Donc c'est un peu aberrant d'utiliser ce lieu qui a disparu parce que le magasin se trouve à proximité de la place de la Bastille, on est boulevard Beaumarchais. Mais en réalité, si on était un commercial d'aujourd'hui ou un publicitaire d'aujourd'hui, puisqu'il s'agit d'un magasin de vêtements, on aurait mis un modèle avec ses vêtements pour les qualités de ce qui est vendu dans ce magasin, mais pas du tout, on insiste sur la localisation. Donc il s'agit de se faire connaître finalement dans la ville et de situer où on est dans la ville pour attirer des gens venus d'une autre partie de la ville. Mais on voit bien qu'il y a quand même déjà une réflexion sur comment tirer l'œil. Et c'est vrai que la Bastille, ça peut parler à l'imaginaire des gens et de se dire, "Tiens, c'est dans cet endroit-là, je vais y aller, etc." Mais ce n'est pas le produit lui-même qui sert d'appât dans le processus.

Donc voilà un peu la préhistoire, mais vous voyez que déjà, dès la première moitié du XIXᵉ siècle, les affiches commencent à jouer un certain rôle dans la ville, et notamment aussi bien en politique que dans le commerce.

Mais évidemment, ce qui va tout changer, c'est dans la deuxième moitié du XIXᵉ siècle, les transformations économiques et les transformations techniques, ce sera mon deuxième point, et nous verrons donc quels vont être les effets de ces transformations. Le premier effet, c'est évidemment la naissance d'un nouveau type de magasin. Là, c'est des magasins bien connus, en tout cas celui de gauche, mais il y en a partout, dans toutes les grandes villes d'Europe à cette époque. C'est pour ça que je vous ai mis aussi un magasin de Vienne.

Alors ces grands magasins que nous connaissons encore, puisque certains existent toujours, il y en a beaucoup plus que ça. Il y en a plein qui ont disparu depuis et j'aurais pu vous en mettre bien d'autres. Mais surtout, ce qui est important, c'est que ces grands magasins maintenant veulent rayonner sur l'ensemble de la ville. Il ne s'agit pas simplement du magasin de quartier comme le magasin de la Bastille. Il ne s'agit pas d'attirer les gens du quartier proche. Il s'agit vraiment de rayonner à l'échelle de la ville. Et même ces grands magasins aussi souhaitent toucher une clientèle extérieure à la ville. Et donc ils vont faire des affiches aussi en banlieue ou même parfois avoir des succursales dans d'autres villes de province. Donc il faut une campagne publicitaire qui soit d'une beaucoup plus grande ampleur que ce que l'on avait quand on se contentait de coller quelques affiches dans les rues adjacentes. Ça demande évidemment une industrie, ça demande des moyens techniques, c'est-à-dire des techniques d'impression à grande échelle. Ça demande un nouveau type de papier parce qu'il s'agit de multiplier les supports pour qu'ils soient présents un peu partout, et surtout, il y a l'idée qu'il faut être visible, donc il faut mettre beaucoup d'affiches sur le même sujet les unes à côté des autres pour tirer l'œil. Tout ça demande des moyens beaucoup plus considérables que les imprimeries traditionnelles. Donc on va avoir des machines beaucoup plus modernes, on va avoir aussi un papier beaucoup moins coûteux, puisque comme on multiplie les affiches, ça coûte beaucoup d'argent, donc il faut un papier de mauvaise qualité, mais qui peut être renouvelé assez vite puisque les affiches se déchirent et ça se décolle, et puis il faut un papier qui puisse accueillir les nouveaux moyens de reproduction, et donc c'est le grand âge de la lithographie puisque la lithographie permet des affiches en couleur qui évidemment sont beaucoup plus agréables à regarder et beaucoup plus attirantes pour l'œil que les affiches en noir et blanc qu'on a vues tout à l'heure.

Alors voici un exemple justement d'un affichiste célèbre dont Ségolène Le Men vous a parlé tout à l'heure, Jules Chéret. Et vous voyez qu'on a aussi un nouveau type de produit. Dans la première partie, je vous ai montré une affiche sur des vêtements, ça c'est banal, la vente de vêtements, c'est ce qui est le plus courant dans les villes, mais là, on voit arriver de nouveaux produits avec notamment les cuisinières à gaz. Évidemment, ça peut vous faire sourire vu la technologie qui est affichée en bas, mais c'est évidemment une révolution pour les gens maintenant d'avoir une cuisinière à gaz et non plus un poêle ou un feu de bois, etc. C'est l'incarnation de la modernité d'avoir ce type d'appareil. Et vous voyez d'ailleurs que l'aimable cuisinière a mis sa plus belle robe pour attirer votre œil avec une robe qu'il ne vaudrait mieux pas utiliser pour faire la cuisine, à mon avis. Mais ça, c'est un peu toujours le mythe de la publicité. On est dans un monde idéal où tout va bien et où on ne tache pas ses vêtements.

Autre exemple, ça c'est pour illustrer l'ubiquité, la multiplicité des espaces sur lesquels on va coller ces nouvelles affiches. Alors ça, c'est un tableau célèbre du musée d'Orsay que vous pouvez voir sur place et qui m'intéresse pour deux choses. D'une part, par la date, nous sommes en 1875 et vous avez le témoignage de ça, puisque juste à l'arrière-plan, vous avez encore les ruines du palais des Tuileries incendié en 1871 et qui n'a pas encore été complètement démoli à l'époque. Et d'ailleurs, je pense que c'est pour ça que ce tableau a eu beaucoup de succès à l'époque. C'est parce qu'il rappelait un souvenir historique encore très présent dans la mémoire du public parisien. Mais ce qui m'intéresse, c'est que justement, devant ce chantier un peu encore à l'abandon, on a mis des palissades. Et vous voyez, toutes ces palissades sont recouvertes d'affiches de toutes les couleurs. Vous voyez qu'aucun espace n'est oublié. Et puis vous avez Jeanne d'Arc qui regarde ça mélancoliquement avec sa statue. Donc c'est vraiment une sorte de résumé de l'histoire de France, puisque vous avez un grand épisode de l'histoire de Paris, la Commune, vous avez un rappel de la mémoire nationale avec Jeanne d'Arc, et puis vous avez la modernité qui fait son irruption avec ces affiches collées sur des palissades devant un bâtiment historique qui n'a aucun rapport avec ces affiches commerciales.

Ces affiches, on les trouve sur les palissades, mais on les trouve aussi, vous les voyez ici, sur un mur aveugle, Dufayel, un des grands magasins oubliés qui a disparu aujourd'hui, mais qui était très important, qui se situait boulevard Barbès et qui faisait crédit. C'était ça sa grande originalité, il permettait à des catégories sociales qui n'avaient pas assez d'argent pour acheter comptant d'acheter à tempérament justement ces nouveaux objets qui allaient agrémenter le quotidien de tout un chacun. Et pourquoi Dufayel a-t-il installé son affiche ici ? Parce qu'ici, c'est l'hôpital Saint Antoine, donc vous avez des allées et venues constantes de gens qui vont voir des malades ou des médecins, ou des infirmières, etc., donc des afflux de population qui passent devant cette affiche tous les jours et qui sont en quelque sorte captifs pour voir cette affiche.

Nous en arrivons donc à mon dernier point, c'est l'invention de la couleur. La couleur, c'est évidemment une conquête qui change complètement l'allure des affiches par rapport à ce qu'on a vu. Elle permet évidemment de varier les effets typographiques, elle permet surtout d'utiliser des produits qui attirent l'œil, des couleurs chatoyantes, et puis elle va aussi permettre, bien entendu, de se différencier des autres puisque c'est le principe d'une campagne de publicité, il faut avoir une sorte de style personnel qui tranche sur les autres couleurs des autres. Alors comment va-t-on travailler ? D'abord, on utilise aussi toutes sortes de supports multiples, vous voyez même des lieux qui sont plutôt faits à toute autre fin, mais ça vous rappelle qu'après avoir soulagé votre vessie, vous pouvez de nouveau aller la remplir en buvant du café.

Vous voyez que les vespasiennes sont vraiment un espace privilégié puisque vous en avez de nouveau une ici, et là, ce qui m'intéresse, c'est parce que nous sommes dans une rue, peut-être que vous connaissez, mais ce n'est pas vraiment une des grandes rues de Paris, la rue des Carmes, c'est plutôt une rue à l'écart du Quartier latin, mais même dans des espaces comme ça, qui ne sont pas des lieux où on a beaucoup d'afflux de population, à la différence de ce qu'on a vu pour l'hôpital Saint-Antoine, on utilise tous les murs dès qu'on peut.

Ça s'explique parce que comme il y a cette profusion d'affiches qui se multiplient, le gouvernement a essayé d'endiguer ça parce que ce n'est pas très esthétique, surtout que ça salit les murs, ça se déchire, ça fait des déchets par terre. Et il y a cette fameuse loi du 28 juillet 1881, dont vous connaissez la date puisqu'elle est inscrite sur beaucoup de murs, qui interdit normalement énormément de murs pour les affiches. Mais dès que cette loi est passée, on a quand même toutes sortes de gens qui l'enfreignent et vous en avez la preuve ici, puisque ce mur n'aurait pas dû être couvert d'affiches. En tout cas, ce sont des affiches qui ne sont pas timbrées. À l'époque, on a instauré un timbre sur les affiches parce que le gouvernement veut contrôler un peu la situation. Dès qu'il y a un mur un peu à l'écart et qu'il y a une rue un peu isolée, on va en profiter parce qu'on sait qu'il n'y aura pas d'inspecteur qui va passer dans ce coin-là et il y aura quand même quelques passants qui l'auront vu malgré tout et on n'aura pas payé la taxe. Dès qu'on a comme ça un nouveau secteur qui se développe, il y a à la fois une réglementation et en même temps, bien sûr, des gens qui refusent cette réglementation.

Et là, ça va très loin, puisque, j'ai trouvé ça paradoxal, qu'on ait une impasse, on est vraiment dans un endroit où peu de gens vont aller puisque c'est une impasse. Les murs entiers sont couverts d'affiches alors que ce n'est pas là qu'on aura le plus de retour en termes de publicité auprès d'un public large, puisque vous voyez bien qu'il n'y aura pas grand monde qui va passer. Mais comme là on peut afficher en toute impunité, on s'en donne à cœur joie et jusqu'à des hauteurs tout à fait considérables. On a des affichistes qui n'ont pas peur de monter sur une échelle.

Voici maintenant un tableau statistique, enfin un graphique, qui vous permet de voir l'ampleur de l'augmentation de la consommation d'affiches en France. Bien entendu, c'est approximatif puisqu'il s'est fondé sur les timbres dont je vous parlais, qui sont payés à chaque fois qu'on doit apposer une affiche autorisée. Or, bien sûr, il y a toutes ces affiches sauvages qui ne payent pas ce timbre, mais ça donne déjà une idée de la croissance de ce marché, puisque vous voyez qu'on passe d'à peu près 1 500 000 francs pour toute la France, de dépenses en affiches, enfin 1 500 000 francs de timbres payés, donc c'est proportionnel au nombre d'affiches, et en fin de période, nous arrivons à 40 millions. Donc ça montre quand même une progression considérable. Et ce qui est aussi intéressant, c'est de voir que les petits bâtons plus foncés qui représentent les affiches à Paris, ou en tout cas dans la Seine, sont presque la moitié de l'ensemble des affiches de la France. Ça montre bien cette concentration dans des lieux privilégiés et en particulier dans les grandes villes et notamment dans la capitale. Alors je dis que c'est certainement sous-estimé puisque tout l'affichage sauvage n'est pas enregistré par ces statistiques. Mais déjà que l'affichage autorisé montre cette croissance considérable, c'est déjà un signe en soi que ça devient vraiment un enjeu économique tout à fait important et que de plus en plus d'entreprises recourent à ce type de publicité.

Je vais quand même introduire deux ou trois nuances. Tout le monde n'utilise pas les affiches parce que c'est plutôt adapté à certains types de produits. Par exemple, si vous voulez vendre des choses pour un public de luxe, ce n'est pas la peine de mettre des affiches parce que le public de luxe, lui, il est le journal ou en tout cas il peut consommer de la publicité dans les journaux. Donc ce type de produit sera plutôt dans la presse ou dans les revues. Les produits plutôt courants n'ont pas besoin de publicité parce qu'ils sont présents partout et il n'y a pas de marque spécifique pour eux. Donc c'est plutôt les produits intermédiaires qui vont utiliser ces affiches et surtout les nouveaux produits qu'on lance sur le marché, donc ces nouveaux moyens de production de cuisinières, de chauffage, de lampes, du mobilier, et puis certains types de vêtements spécialisés qui demandent un public un peu particulier. Et puis il y a tout ce qui relève de ce qu'on appelle la chimie, c'est-à-dire les parfums, les médicaments, tous ces produits qui se développent à grande échelle à la fin du XIXᵉ siècle.

Voici un exemple de publicité, toujours de Chéret, pour la confection, et vous voyez le contraste avec ce que j'avais montré tout à l'heure sur le magasin de la Bastille qui ne montrait pas les vêtements, là, au contraire, on met l'accent sur les vêtements. Et vous voyez que Chéret aime bien les femmes qui ont des robes à rayures puisque déjà la cuisinière avait une robe à rayures. Et puis l'important c'est attirer. On va donc utiliser les mêmes adjectifs qu'on utilise encore aujourd'hui, "La plus grande maison". L'idée que quand on est un grand magasin, on produit des produits de meilleure qualité avec une plus grande diffusion et que donc on a plus confiance dans ce type de magasin. Et vous voyez aussi la localisation "rue du Faubourg Montmartre", donc on est vraiment dans le centre commerçant de Paris.

Alors là, c'est un exemple italien. Je l'ai choisi justement pour montrer que ce phénomène n'est pas uniquement parisien, n'est pas uniquement français, mais c'est vraiment un phénomène qui se développe dans toute l'Europe et sur des produits assez étranges puisque là il s'agit d'une lampe à incandescence qui n'est quand même pas un produit qu'on s'achète tous les matins. Mais c'est intéressant de voir qu'on utilise quand même ce type de publicité, même pour des produits assez sophistiqués. Et ce qui est aussi intéressant, c'est de voir que les femmes servent à tout elles peuvent faire la cuisine, mais elles peuvent aussi vanter les charmes de la lampe à incandescence, ce qui ne va pas absolument de soi, en principe, surtout dans des tenues aussi légères.

Alors les femmes, encore les femmes, toujours les femmes. C'est un peu l'image de la Belle époque. Et là, on est dans les grands classiques de la consommation française, c'est-à-dire l'apéritif, le vin Mariani, c'est une sorte d'apéritif. Mais ce qui est intéressant, c'est que c'est une affiche qui est destinée à un public qui n'est pas français, vous voyez, puisqu'elle est en anglais, et que surtout, on est dans un pays où, vous devez le savoir, c'est un pays qui est très hostile à la consommation alcoolique, il y a des ligues antialcooliques extrêmement actives en Grande-Bretagne. Donc il faut essayer de montrer que c'est du vin, mais pas quelque chose de dangereux. Donc c'est tonique, on emploie cette formule, tonique, parce que ce n'est pas alcoolique, mais c'est tonique, et c'est un fortifier, donc ça vous fortifie, ce n'est pas dangereux, ça vous donne de la bonne santé. Vous voyez, il y a tout un jeu sur les mots pour essayer d'amadouer un public qui, en principe, n'est pas forcément conquis d'avance. Et ce qui va l'amadouer le plus, c'est cette Parisienne extrêmement élégante qui vous incite à boire pour oublier.

Là, on est dans d'autres types de produits. Vous voyez la bicyclette, le papier à cigarette. On est toujours dans cette société de consommation qui se développe avec des nouveaux produits techniques comme la bicyclette. C'est la grande époque de naissance et de développement de la bicyclette, 1902, et c'est d'ailleurs là où le gouvernement, qui a toujours besoin d'argent, ce n'est pas d'aujourd'hui, a établi une taxe sur les bicyclettes.

Deuxième exemple, le tabac. Là aussi, vous savez, c'est une source de recettes fiscales très intéressante. Donc papier à cigarette. Mais ce qui est toujours frappant dans toutes ces publicités, vous voyez, c'est l'usage jusqu'à plus soif de ces images idéales de femmes absolument séduisantes et qui vont vous emmener au bout du monde sur leur bicyclette.

Si vous voulez encore aller plus loin, vous avez aussi l'invitation au voyage. Je vous ai choisi une image très différente puisqu'il s'agit d'une image allemande, et vous voyez que les Allemands sont toujours sérieux. Il n'y a pas de femme qui va vous attirer, il n'y a pas de femme qui va vous attirer sur ce très beau paquebot et il s'agit quand même d'aller très loin puisqu'on va jusqu'à Rio de Janeiro. Mais on y va de plus en plus vite, en douze jours. C'est quand même incroyable. Donc on a toujours les mêmes arguments, la vitesse, l'efficacité, le confort, etc. Ce qui m'a étonné, en tout cas, si j'étais un publicitaire allemand de cette époque, je ne sais pas pourquoi j'aurais mis uniquement le bateau. J'aurais peut-être aussi mis les paysages du pays vers lequel on va. Mais là on voit qu'on insiste vraiment sur le paquebot et pas du tout sur le lieu où on va aller. Donc il y a vraiment des styles de publicité qui sont à la fois communs à tous ces pays et en même temps, à chaque fois, il y a une certaine spécificité.

J'en arrive justement à mon dernier point qui va porter sur cette esthétique spécifique de cette époque. Je vais commencer par le lieu où on pourrait imaginer que c'est là où ça va le moins changer, c'est-à-dire la politique. Et ensuite je passerai aux affiches plus commerciales. On avait vu une affiche publicitaire de 1848 qui était un peu tristounette, avec ces personnages en noir et blanc, ce texte assez compact, et là, vous avez une affiche d'une campagne électorale dans le Morbihan, région plutôt conservatrice, région plutôt hostile à la troisième République, nous sommes en 1879. C'est une élection très importante puisque c'est peut-être l'élection qui va déterminer définitivement l'établissement d'une majorité républicaine dans la France de cette époque. Et là, vous avez évidemment une affiche, un peu de comparaison très brutale entre le candidat républicain qui s'enroule dans le drapeau tricolore et l'adversaire qui est un aristocrate, comme par hasard, le comte Albert de Mun, qui lui est affublé d'une tenue qui n'est évidemment pas la sienne à l'époque, mais on l'a habillé comme s'il était encore au XVIIIᵉ siècle et il tient un drapeau à fleurs de lys, c'est-à-dire qu'il n'accepte pas le drapeau tricolore. Là on est vraiment dans la lutte des symboles. L'affiche elle-même est bleu, blanc, rouge avec du blanc, du rouge, du bleu et deux caricatures. Une caricature positive, une image positive pour le candidat qui a fait faire cette affiche et une image négative pour le candidat opposé. Donc vous voyez qu'on est déjà dans l'utilisation de ce que va faire beaucoup la publicité commerciale, c'est-à-dire la comparaison, l'opposition, le contraste et une simplification binaire. Choisissez, c'est clair, il n'y a pas de troisième voie, c'est l'un ou l'autre. C'est donc ou vous acceptez la République, ou vous allez revenir à l'Ancien Régime. C'est vraiment très martelé. On n'est pas dans la nuance ni dans la subtilité.

Alors, l'autre exemple de transformation de la campagne électorale, c'est évidemment une élection que vous avez oubliée parce que vous n'étiez pas nés, 27 janvier 1889, mais ce n'est pas si loin, c'est presque l'anniversaire aujourd'hui, et qui est une élection qui a aussi été très importante puisque c'est une campagne autour du général Boulanger, le général Boulanger, qui était un ancien ministre de la guerre, qui était devenu très populaire et qui faisait campagne pour changer la Constitution de la troisième République parce qu'il y avait eu toute une série de scandales dans les années précédentes et donc beaucoup de gens trouvaient que cette Constitution avait permis des débordements excessifs. Son slogan, c'était Dissolution, c'est-à-dire dissoudre l'Assemblée nationale, enfin la Chambre des députés plus exactement, Révision, donc révision de la Constitution et constituant une nouvelle Constitution. C'était quand même une campagne avec des enjeux très importants. Et là aussi, vous voyez l'utilisation du Tricolore, très clairement, et puis surtout des slogans martelés et très simplistes, "Plus de pots-de-vin" comme s'il suffisait de changer la constitution pour que les gens deviennent désintéressés, "Vive la République honnête, Vive la France". On est vraiment dans la campagne à l'américaine, avec des slogans extrêmement forts, extrêmement marqués et assez simplificateurs.

Alors que vont faire ses adversaires ? Il n'est pas le seul candidat dans cette élection, il s'agit d'une élection à Paris, mais il y a des adversaires. Donc là, c'est d'autres types d'exemples d'affiches de la même campagne avec d'autres couleurs, mais surtout, vous avez l'affiche de l'adversaire ici, qui s'appelait Jacques, c'était son nom de famille, il s'appelait Édouard Jacques en fait, mais on simplifie. Et vous avez "Électeurs de la Seine, Voulez-vous votez pour la République ? Votez pour Jacques." L'idée c'est que Boulanger est un ennemi de la République, alors que lui passe son temps à mettre sur ses affiches "Vive la République !", mais on dit, "Non, c'est un adversaire de la République, il veut changer la République, il veut introduire une nouvelle République qui ne sera plus la République parlementaire". On est dans un débat un peu plus complexe que dans le précédent où on avait simplement deux candidats qui s'affrontent. On est vraiment dans des luttes de principe. Et puis "Électeurs de la Seine", c'est-à-dire l'appel à la fierté puisqu'on est à Paris, c'est la capitale, c'est la ville qui a fait l'histoire de France, donc il faut que Paris se prononce pour ou contre la République. Et comme c'est Paris qui a fondé la République, la réponse est évidente.

 Autre exemple, ça c'est un troisième candidat qui est un peu en dehors de cet affrontement entre le candidat républicain et le candidat général Boulanger, c'est l'extrême gauche qui est un candidat socialiste, qui se veut socialiste et qui renvoie dos à dos les deux candidats principaux. Ce qui est intéressant, c'est de montrer que ce candidat qui se prétend révolutionnaire, il l'a mis dans son titre, il est très traditionnel finalement. C'est lui qui n'utilise pas de couleur et il a un texte beaucoup plus compact, exactement comme celui qu'on voyait en 1848, il fait des grandes phrases "Votez pour", etc., c'est vraiment très didactique. Mais ce n'est pas du tout les principes de la publicité politique moderne. Donc il est encore dans l'ancien modèle de 1848 et il est fier de rester dans ce modèle. Il refuse les slogans un peu simplificateurs que ses adversaires ont adoptés dans cette lutte. Donc, on voit bien que la transformation du paysage publicitaire général influe sur la politique, mais il y a encore des gens qui restent réticents face à ce changement.

Ça c'est un autre exemple où là, le candidat Jacques met un peu plus de contenu avec le triomphe du mensonge, l'indiscipline, le désordre, les affaires. On est toujours dans le pour, le contre, mais avec des phrases un peu plus sophistiquées que dans les précédentes.

Dans un texte qui est assez souvent cité et qui est paru dans une des grandes revues de l'époque, La Revue des Deux Mondes, Georges d'Avenel a justement essayé de faire un peu un bilan de ce qu'était l'affiche moderne, et c'est pour ça que je cite ce texte, parce que ça montre bien qu'il y a une prise de conscience à la fin du XIXᵉ siècle qu'on est vraiment entré dans une nouvelle ère, une ère où l'affiche devient très importante. "Multiple et tenace, l'affiche ne vous arrête point dans votre marche, elle ne vous interrompt pas dans vos pensées ; mais elle vous rend obligatoire la lecture d’un, deux ou trois mots. C’est le crieur de rue qui se fait entendre par les yeux, à 50 mètres de distance. Le placard racoleur, qui s’épanouit au grand jour de la ville sur le mur salpêtre, n’a pas besoin de boniment". "Tous s’accordent, au reste, à bannir sans pitié les fioritures et les arabesques", donc il a bien compris la simplification, "qui communiquent du fondu à la composition. Ils recommandent des caractères très simples, lisibles à grande distance ; peu de teintes, leur abondance atténue l’intensité du choc visuel. L’affiche qui descend sur le trottoir doit être « faite, » comme la tête d’une femme de théâtre qui, pour aborder la rampe, exagère les traits et les nuances de sa figure et substitue un heurté savant à l’harmonie naturelle de son visage." L'affiche, c'est finalement l'entrée dans la société du spectacle, puisqu'on reprend les mêmes principes que ce qui fait recette sur une scène de théâtre.

Tout ça montre bien que les contemporains ont compris qu'ils avaient changé d'époque, qu'ils étaient entrés dans la nouvelle ère de la société de consommation. Donc cette société de consommation, on peut en avoir une idée à travers cette statistique qui est tirée d'une thèse consacrée à Jules Chéret sous la direction de Ségolène Le Men, qui montre quelles sont les affiches qu'on commande en priorité à Jules Chéret qui est le plus grand créateur d'affiches de cette époque. Vous voyez, le plus gros commanditaire, ce sont les grands magasins. Ensuite vient le livre et la presse, puis, en troisième position, nous avons les produits de consommation, chimie, équipements, alimentation, énergie et puis en fin de parcours, le tourisme, puisque ça, ça concerne évidemment des catégories plus modestes. On voit bien un nouveau type de marché qui se met en place, un nouveau type de consommation qui est mis en avant, mais avec des inégalités flagrantes selon les secteurs.

Je vais maintenant vous montrer un certain nombre d'exemples de ce type. Là, vous avez évidemment ces affiches pour les événements culturels avec cette exposition "Les arts incohérents", c'est une exposition d'artistes un peu d'avant-garde et ils ont choisi un graphisme assez étrange avec un homme qui s'en va dans la lune avec des caractères qui sont complètement désarticulés, qui dégringolent. Là, ils sont en rupture tout à fait esthétique, avec ces affiches bien cadrées, bien simples, bien lisibles. On est vraiment là dans un petit marché de niche, comme on dit aujourd'hui.

Deuxième exemple, complètement différent, il s'agit de la publicité pour un roman populaire qui va paraître en feuilleton, ou plutôt en fascicules. Là, au contraire, on insiste sur des gros caractères très simples, et surtout une image très forte avec des couleurs très voyantes. Et encore, l'utilisation de la femme comme produit d'appel. Ici, on remonte dans l'échelle sociale, au contraire, on est plutôt dans les produits de luxe avec la poudre de riz, les produits de beauté et surtout on utilise, c'est pour ça qu'on voit le lien avec la société du spectacle, l'image de l'actrice célèbre Sarah Bernhardt, c'est censé être la poudre de riz de Sarah Bernhardt. Je ne sais pas si c'est vrai, mais en tout cas, on s'en réclame. Peut-être touche-t-elle des royalties pour qu'on utilise son image, je ne sais pas. En tout cas, j'imagine que ça ne s'est pas fait uniquement par hasard cette référence à la plus grande star de l'époque. Vous voyez, on est dans la continuité avec ce qu'on montre aujourd'hui quand des stars de cinéma ou autres utilisent leur notoriété pour vanter tel et tel produit de beauté ou tel ou tel parfum sur les affiches, dans les kiosques ou ailleurs. Les arguments sont très différents de ce qu'on voyait tout à l'heure. Là, c'est l'élégance et évidemment l'habillement extrêmement chic avec des gants noirs qui remontent presque jusqu'au milieu des épaules, etc.

Continuons notre petit parcours. Là, c'est intéressant parce que c'est encore le luxe. On est déjà dans le luxe avec le champagne. Mais ce qui est intéressant, c'est l'auteur, c'est-à-dire que c'est l'appel à un artiste. Il s'agit de Pierre Bonnard, que vous connaissez évidemment, puisqu'il est éminemment présent dans le musée où nous sommes. Il a fait ça quand il était jeune, il avait 34 ans et c'était évidemment pour gagner sa vie. Ce n'était pas parce qu'il avait une vocation d'affichiste qui se déclarait. Et vous voyez, il utilise moins les codes publicitaires puisqu'il y a une ligne beaucoup plus courbe, il y a une image de la femme un peu abstraite, en tout cas pas du tout le réalisme de l'image que je vous ai montrée tout à l'heure pour le roman-feuilleton, et l'utilisation d'une gamme de couleurs très spécifique, jaune et orange pour changer et pour évoquer la couleur du champagne. Là on est dans une sophistication très originale, et justement, ces échanges entre la sphère artistique et la sphère commerciale qui commencent.

Là, nous sommes dans ce qui est caractéristique aussi de la Belle époque, c'est la multiplication des spectacles et notamment des petits établissements de spectacle, les cabarets autour de Montmartre et qui ont besoin de se faire connaître et d'essayer d'attirer le public en dehors du quartier et qui vont là aussi jouer sur des affiches assez voyantes, avec des couleurs très pétaradantes et l'utilisation d'images étranges, un âne, un chat... Ce ne sont pas des choses qu'on voit dans les affiches commerciales habituelles. On voit bien la volonté de se distinguer du tout-venant.

Je termine par ce qui a été aussi la grande transformation de la fin du XIXᵉ siècle, c'est la multiplication des expositions et à l'occasion de ces grandes expositions, des attractions pour attirer le public. Là aussi, comme il y a une compétition entre toutes sortes d'attractions, il faut faire des affiches pour attirer les gens vers ces attractions. Donc là, vous avez un ballon qui sert à des projections cinématographiques, c'est quand même assez complexe comme attraction, et on fait rêver les gens en leur promettant une sorte de voyage en ballon imaginaire avec ces projections cinématographiques sur le ballon.

Est-ce que pour autant tout le monde est acquis à ces affiches, même si elles sont envahissantes, même si elles sont maintenant un peu partout, même si elles utilisent des tas de procédés pour attirer le public, il y a aussi des moralistes qui s'inquiètent. Ils s'inquiètent et vous avez ici une citation, je vais gagner du temps en ne la lisant pas puisque vous pouvez la lire vous-même, qui s'inquiètent des effets négatifs de ces publicités, notamment sur le jeune public puisque vous avez vu cette profusion de jeunes femmes souvent un peu décolletées, qui peuvent donner des idées malsaines à la jeunesse. Mais il y a aussi, surtout, sans doute, le fait que ça transforme complètement l'espace public, qu'on ne contrôle plus rien puisque ces affiches maintenant sont collées n'importe où. Et puis on parle de tout, il n'y a pas de censure de contenu. Donc on peut avoir des produits qui peuvent être nocifs. Je vous ai parlé tout à l'heure de ce vin Mariani, évidemment, ça peut inciter à une consommation excessive, le tabagisme, etc., toutes sortes de maladies sociales qui peuvent être encouragées par ces affiches. Donc les moralistes s'inquiètent. "Quelle folie, quelle imprudence quand on songe à tous les enfants ignorants et si désireux de savoir qui circule dans nos rues et dont la première éducation se fait surtout par les yeux !" Je lui laisse la responsabilité de cette phrase. Alors cette civilisation du déferlement d'images est donc née il y a 170 ans.

C'est toujours la nôtre. J'arrive à ma conclusion. Elle a colonisé d'autres espaces que la rue. Elle s'immisce dans nos téléphones, nos ordinateurs. Les cookies fondent sur leur proie encore plus sûrement que le distributeur de prospectus ou d'autocollants qui vous tendait la main. Certains consommateurs nantis de T-shirts tagués par des marques ou des événements commerciaux sont devenus les héritiers des hommes-sandwichs qui déambulaient mélancoliquement sur les boulevards. Ce sont maintenant les artistes qui investissent la rue avec le street art après avoir tenté de grignoter quelques honoraires en s'embauchant dans la publicité. Un artiste contemporain, Jacques Villeglé, à l'apogée des Trente Glorieuses, a utilisé ces couches d'affiches, ces couches d'affiches collées ou déchirées comme un palimpseste pour ausculter notre société et sa course sans fin à la nouveauté. Le déchet déchiré de la ville qui s'affiche et promu œuvre d'art dans un recyclage sans fin.

Merci de votre attention.

Corps de texte

À l’occasion de l’exposition « L’art est dans la rue » (18 mars - 6 juillet 2025), le cycle de conférences L'aventure de la Belle Époque aborde les nouvelles imageries urbaines de la période que connaît la France de la fin du XIXe siècle au début de la Première Guerre mondiale. Le cycle bénéficie d’une interprétation en langue des signes française.

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Dans le prolongement de l’exposition « L’art est dans la rue », un cycle de conférences tout public aborde sous un angle neuf et dynamique les nouvelles imageries urbaines de la période que connaît la France de la fin du XIXe siècle au début de la Première Guerre mondiale. Les invités interrogent, sous l’angle de l’histoire de l’art, de la littérature et des images, les médias visuels de « l’âge du papier ». Tandis que l’affiche en couleurs est exposée sur les murs de la capitale, se multiplient les signes publicitaires célébrant la fantasmagorie de la ville marchande, de la société du spectacle et des expositions universelles. Les images et les imprimés de grande diffusion contribuent à l’essor de la culture de masse et des médias.

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