Une formation privilégiée dans la haute bourgeoisie
Berthe Morisot naît en 1841 et grandit à Paris dans une famille très aisée de la haute bourgeoisie. Son père, Edme Tiburce Morisot, est préfet du Cher avant de devenir conseiller à la Cour des Comptes. La fratrie se compose de trois filles et un fils : Yves, Edma, Berthe et Tiburce.
Jusqu'en 1897, les femmes ne peuvent pas passer l'examen d'entrée de l'École des Beaux-Arts. Les sœurs Morisot bénéficient donc d'un enseignement privé, rendu possible par leur milieu social. Leur père fait même construire un atelier dans le jardin familial. Yves abandonne rapidement la peinture, tandis qu'Edma et Berthe poursuivent leur apprentissage avec plusieurs professeurs : Geoffroy Alphonse Chocarne, puis Joseph Guichard, ami de Corot, et enfin Corot lui-même.

Portrait de Madame Edma Pontillon, née Edma Morisot, soeur de l'artiste, 1871
Musée d'Orsay
Legs Mme Pontillon, 1921
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Adrien Didierjean
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Guichard met en garde leur mère : « Avec des natures comme celles de vos filles, ce ne sont pas des petits talents d’agrément que mon enseignement leur procurera ; elles deviendront des peintres. Vous rendez-vous bien compte de ce que cela veut dire ? Dans le milieu de la grande bourgeoisie qui est le vôtre, ce sera une révolution, je dirais presque une catastrophe. »
En effet, dès 1864, Berthe et Edma exposent au Salon, la plus prestigieuse manifestation artistique de l'époque. Mais en 1869, Edma se marie et abandonne ses ambitions artistiques, malgré un talent souvent jugé supérieur à celui de Berthe par leurs professeurs. Sa pratique restera dès lors strictement privée et amateure. En 1870, 1872 et 1873, Berthe fait ses envois seule au Salon.
Les défis d'une femme artiste
En 1868, Berthe Morisot rencontre Édouard Manet au Louvre, alors qu’elle copie un tableau de Rubens. Manet, déjà connu pour ses œuvres alors jugées scandaleuses comme Olympia et Le Déjeuner sur l’herbe, devient un ami proche et un mentor. Il peint quatorze portraits de Berthe mais ne la représente jamais en train de peindre. Cette invisibilisation de son rôle d'artiste contribue à cantonner son image à celle de muse, plutôt que de créatrice à part entière.
À l'été 1871, des tensions familiales émergent. Sa mère, qui avait initialement soutenu ses ambitions artistiques, commence à s'inquiéter de sa situation. Dans une lettre à Edma, elle écrit : « Je suis donc un peu déçue de voir que Berthe ne trouvera pas à se caser comme tout le monde. » Elle ironise même sur son statut d'artiste : « M. Degas est venu un instant hier, il a fait des compliments, lui qui ne regardait rien, il avait une velléité d'amabilité ! La voilà passée artiste au dire de ces grands hommes ! »
Berthe elle-même confie à Edma : « Ma mère m'a dit poliment hier qu'elle n'avait aucune confiance dans mon talent et qu'elle me croyait incapable de jamais rien faire de sérieux. Je vois qu'elle me croit folle à lier lorsque je lui dis que j'ai bien la valeur d'une demoiselle Jacquemard… »

Berthe Morisot au bouquet de violettes, 1872
Musée d'Orsay
Achat avec la participation du Fonds du Patrimoine, de la Fondation Meyer, de China Times Group et d'un mécénat coordonné par le quotidien Nikkei, 1998
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Le balcon, entre 1868 et 1869
Musée d'Orsay
Legs Gustave Caillebotte, 1896
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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L'aventure impressionniste et le mariage
Au printemps 1874, Berthe Morisot participe à la première exposition impressionniste, organisée avec Monet, Degas, Renoir, Pissarro, Sisley, Cézanne et Guillaumin. Elle est alors la seule femme du groupe à exposer sous son nom (une autre femme expose sous pseudonyme). Cette participation inquiète son ancien professeur Guichard, qui écrit à sa mère : « Un serrement de cœur m'a pris en voyant les œuvres de votre fille dans ce milieu délétère. Manet avait raison de faire obstacle à son exposition [...] il faut absolument qu'elle rompe avec cette nouvelle école dite de l'avenir. »
La même année, Berthe épouse Eugène Manet, frère cadet d’Édouard. Ce mariage tardif, à 33 ans, est atypique pour l'époque, mais il lui permet de concilier vie familiale et carrière artistique. Eugène la soutient activement, s'occupant de l'intendance lorsque Berthe expose.

Jeune femme se poudrant, 1877
Musée d'Orsay
Legs Antonin Personnaz, 1937
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Maternité et création artistique
En 1878, Berthe donne naissance à sa fille Julie Manet, qui deviendra le grand amour de sa vie. Cependant, la maternité se révèle ambivalente pour elle. Cette dualité transparaissait déjà dans Le Berceau (1872), une œuvre dans laquelle elle représente sa sœur Edma veillant sur son enfant. L'intimité protectrice des voiles contraste avec une certaine mélancolie dans la posture de la mère.

Le berceau, 1872
Musée d'Orsay
Achat, 1930
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Michel Urtado
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En 2019, l'exposition Berthe Morisot (1841-1895) au musée d'Orsay soulignait comment l’artiste détourne les clichés liés à la maternité. Si elle peint souvent des enfants, ses propres portraits de Julie la montrent rarement en tant que mère. C'est davantage la nourrice ou une jeune femme qui accompagne l'enfant, soulignant une forme de délégation du rôle maternel. Plus frappant encore, Morisot peint à plusieurs reprises Eugène Manet en train de veiller sur Julie, inversant les rôles traditionnels.
Au-delà des stéréotypes de genre, l'ambiguïté du style Morisot
Linda Nochlin, pionnière de l'histoire de l'art féministe, s'est questionnée sur le caractère soi-disant « féminin » de l’œuvre de Morisot. Elle souligne que ni la touche impressionniste ni les scènes domestiques ne sont spécifiques aux femmes : « Les femmes se sont tournées vers les scènes de la vie domestique ou vers les enfants, mais Jan Steel aussi, et Chardin, et les impressionnistes - Renoir ou Monet tout comme Morisot ou Cassatt. » L'exposition de 2019 mettait d'ailleurs l'accent sur la radicalité de Morisot, notamment dans son traitement du fini et du non-fini. Sa touche rapide, presque esquissée, a souvent été qualifiée de « féminine », alors qu'elle traduit une recherche artistique assumée dans la veine de l’impressionnisme.
Ses amis impressionnistes Monet, Renoir, Degas ainsi que le poète Stéphane Mallarmé, avec lequel elle a jusqu’à la fin de sa vie une grande complicité, organisent en 1896, pour le premier anniversaire de sa disparition une exposition monographique de son travail à la galerie Paul Durand-Ruel.
Pour l’occasion, Mallarmé signe la préface du livret d’exposition : « Plus, pourquoi — il faut regarder les murs — au sujet de celle dont l’éloge courant veut que son talent dénote la Femme — encore, aussi, qu'un Maître : son œuvre, achevé, selon l’estimation des quelques grands originaux qui la comptèrent comme camarade dans la lutte, vaut, à côté d’aucun, produit par un d’eux et se lie, exquisement, à l’histoire de la peinture, pendant une époque du siècle. » En creux apparaît déjà la critique de ramener Morisot à sa féminité. Il la place du côté des « maîtres », égale à ses camarades de l’avant-garde impressionniste. En ce sens, Mallarmé exauce les vœux de celle qui écrivait dans ses carnets les mots suivants : « Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu un homme traitant une femme d'égale à égal, et c'est tout ce que j'aurais demandé, car je sais que je les vaux. ».

Jeune femme en toilette de bal, 1879
Musée d'Orsay
Achat, 1894
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Les derniers mots
La lettre de Mallarmé annonçant son décès témoigne de la discrétion qui a marqué toute sa vie : « Je suis le messager d'une très affreuse nouvelle ; notre pauvre amie, Mme Eugène Manet, Berthe Morisot, est morte. Sa discrétion a voulu qu'aucune lettre de faire-part ne fut envoyée. »
Ses dernières pensées furent pour sa fille Julie, comme en témoigne sa touchante lettre d'adieu :
“Ma petite Julie,
Je t’aime mourante, et je t’aimerai encore morte. Je t’en prie ne pleure pas, cette séparation était inévitable, j’aurais voulu aller jusqu’à ton mariage – travaille et sois bonne comme tu l’as toujours été, tu ne m’as donné un chagrin dans ta petite vie. Tu as la beauté, la fortune, fais-en bon usage. Je crois que le mieux serait de vivre avec tes cousines rue de Villejust, mais je ne t’impose rien. Tu donneras un souvenir de moi à tante Edma et à tes cousines, à ton cousin Gabriel les bateaux en réparation de Monet. Tu diras à M. Degas que s’il fonde son musée il choisira un Manet – un souvenir à Monet et Renoir et un dessin de moi à Bartholomé. Tu donneras aussi aux concierges.
Ne pleure pas je t’aime encore plus gaie je t’embrasse
Jeannie je te recommande Julie. ”
Une reconnaissance tardive
Malgré son rôle central dans l'impressionnisme, la reconnaissance institutionnelle de Berthe Morisot a été tardive. Le musée d'Orsay, qui abrite la plus riche collection impressionniste au monde, n'avait jamais consacré d'exposition monographique à son œuvre avant 2019. Cette sous-représentation s'explique en partie par la dispersion de ses œuvres : 40 % des toiles exposées lors de l'exposition temporaire du musée d’Orsay proviennent de collections privées.
Après la mort de Morisot en 1895, sa fille Julie Manet et son mari Ernest Rouart ont œuvré pour faire entrer ses œuvres dans les musées. Ils ont offert plusieurs tableaux à des institutions régionales entre 1905 et 1907. En 1993, la famille fait don de 36 tableaux et d'une cinquantaine de dessins et de pastels au musée Marmottan Monet, devenu une référence pour l'œuvre de Morisot.

Louise Riesener, 1888
Collection Musée d'Orsay - Musée des Beaux-Arts, Limoges
Legs Mme Raymond Escholier, 1969
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Tony Querrec
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