« Cirque » : l'ultime chef-d'œuvre de Georges Seurat, dessins par Claire Le Men et texte par Ségolène Le Men


Ce premier article à quatre mains, achevé à l’ouverture de l’exposition « L’art est dans la rue » au musée d’Orsay, prolonge le dialogue d’histoire de l’art entre Claire et Ségolène Le Men initié lors de la préparation du livre Mon musée imaginaire (2023) de Claire Le Men. Il s’appuie sur l’essai de Ségolène Le Men, Seurat et Chéret : le peintre, le cirque & l’affiche.

Claire Le Men, Illustration d'après « Cirque » de Seurat, 2025
1. La carrière météorique de Seurat s’achevant sur Cirque
Né le 2 décembre 1859, Georges Seurat succombe d’une angine infectieuse (probablement d’une diphtérie qui emportera quelques semaines plus tard son petit garçon) à l’âge de 31 ans en mars 1891, trois jours après être tombé malade, alors que son dernier grand tableau Cirque se trouve exposé au Salon des indépendants. Sa famille et ses amis endeuillés s’attacheront à servir la mémoire du jeune peintre, disparu la même année qu’Arthur Rimbaud. Cette fin soudaine a fait relire différemment sa carrière alors en plein essor : l’œuvre en cours est devenu œuvre complet, sur lequel le joyeux tournoiement de Cirque rejaillit, comme un point final.
En préface à un luxueux recueil de dessins en fac-similé édité par la galerie Bernheim-Jeune en 1928, Gustave Kahn, l’écrivain inventeur du vers libre et critique d’art du symbolisme, a rappelé les débuts de Seurat dans les années où commencent les expositions de la nouvelle peinture : « à peine adulte, il avait essayé son crayon et ses pinceaux », et multiplié les lectures dès ses années de collège. Élève en 1876 à l’École Municipale de Sculpture et de Dessin que dirige Justin Lequien, il rencontre Aman-Jean qui est ensuite son condisciple à l’École des beaux-arts où il intègre la classe de Henri Lehmann, un élève d’Ingres, en 1878 : Seurat y apparaît comme meilleur dessinateur que peintre. Il part un an pour son service militaire à Brest (novembre 1878-1879) où il multiplie les lectures. Au retour, il partage l’atelier d’Aman-Jean rue de l’Arbalète avant de louer le sien rue de Chabrol (1882-1886), fréquente le Louvre et le musée éphémère de l’hôtel Drouot, visite les expositions impressionnistes et le Salon, admire Delacroix et Puvis de Chavannes. Il poursuit ses lectures en se concentrant sur les théories de la couleur. Il devient aussi, pendant trois ans, « le jeune homme fou de dessin », poursuit Kahn, transposant la formule autobiographique du « vieillard fou de dessin », l’une des signatures de Hokusai. Ses dessins stylisent les silhouettes des passants du monde urbain et de la banlieue parisienne, noyées dans la pénombre ou dans la nuit qui dissipent les formes.
Il expose un premier dessin au Salon de 1883, et commence bientôt son premier grand projet pictural, Une baignade à Asnières (1884, Londres, The National Gallery). Il y met au point, en le retravaillant, la facture du néo-impressionnisme fondée sur le mélange optique où une juxtaposition de petites touches de couleurs complémentaires papillotent et se mêlent dans l’œil du spectateur. Refusé au Salon en 1884, le tableau prend place la même année dans la première exposition de la Société des Artistes Indépendants à laquelle participent aussi Paul Signac (1863-1935) et Charles Angrand (1854-1926), ses deux grands amis.
Mais déjà, Seurat a entrepris un nouveau tableau qu’il expose sous le titre Un dimanche à la Grande Jatte (1884) (1884-1886, cadre peint vers 1888-1889, Chicago, The Art Institute), en même temps que trois marines de Grandcamp, deux bords de Seine, et trois dessins dont Une parade et La banquiste, en 1886 à la huitième exposition impressionniste, à laquelle est aussi invité Signac. Il le présente à nouveau à la seconde exposition des indépendants à l’automne, à laquelle participent Angrand, Cross, Pissarro et Dubois-Pillet, et à la suite de laquelle le critique d’art Félix Fénéon, futur détenteur d’Une baignade, parle de « méthode néo-impressionniste ». Le poète Jean Moréas publie dans Le Figaro, « Un manifeste littéraire-Le symbolisme ». Seurat participe en 1887 à la deuxième exposition des Vingt à Bruxelles où il envoie à nouveau ce tableau.
Dès lors, l’œuvre peint de Seurat est rythmé tous les deux ans de grandes toiles d’exposition, qu’accompagnent de nombreuses études préparatoires, peintes ou dessinées, auxquelles s’ajoutent les marines de Bretagne et de Normandie résultant de ses campagnes de peinture d’été :
« Une grande toile l’hiver, écrit Émile Verhaeren, une toile de recherches et si possible de conquête... [...] Seurat a ouvert la voie vers la trouvaille. [...] Il était le plus chercheur, le plus solide de volonté, le plus découvreur d’inconnu. [...] Il était concentré, ramasseur de réflexions, synthétiseur féroce, ordonnateur et compulseur de remarques pour en dégager une loi, attentif au moindre fait pour en roburer un système . » (Emile Verhaeren,« Georges Seurat », 1891)
Il laissera près de 800 dessins, parmi lesquels les admirables dessins au crayon Conté, une centaine de « croquetons » caractérisés par leur touche en « balayé » (des petites peintures sur panneaux), une trentaine de marines, et six grands tableaux qui au début du vingtième siècle vont prendre place dans différents musées à travers le monde. Seurat présente en 1888 Les Poseuses (1886-1888, Philadelphie, Fondation Barnes) et Parade de cirque (1887-1888, New York, The Metropolitan Museum of Art) à la quatrième exposition des Indépendants, puis en 1890 Chahut (1890, Otterlo, musée Kröller-Müller), et Jeune femme se poudrant à la sixième exposition des Indépendants, et enfin en 1891 Cirque à leur septième exposition.
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Claire Le Men, Illustration d'après « Cirque » de Seurat, 2025
1. La carrière météorique de Seurat s’achevant sur Cirque
Né le 2 décembre 1859, Georges Seurat succombe d’une angine infectieuse (probablement d’une diphtérie qui emportera quelques semaines plus tard son petit garçon) à l’âge de 31 ans en mars 1891, trois jours après être tombé malade, alors que son dernier grand tableau Cirque se trouve exposé au Salon des indépendants. Sa famille et ses amis endeuillés s’attacheront à servir la mémoire du jeune peintre, disparu la même année qu’Arthur Rimbaud. Cette fin soudaine a fait relire différemment sa carrière alors en plein essor : l’œuvre en cours est devenu œuvre complet, sur lequel le joyeux tournoiement de Cirque rejaillit, comme un point final.
En préface à un luxueux recueil de dessins en fac-similé édité par la galerie Bernheim-Jeune en 1928, Gustave Kahn, l’écrivain inventeur du vers libre et critique d’art du symbolisme, a rappelé les débuts de Seurat dans les années où commencent les expositions de la nouvelle peinture : « à peine adulte, il avait essayé son crayon et ses pinceaux », et multiplié les lectures dès ses années de collège. Élève en 1876 à l’École Municipale de Sculpture et de Dessin que dirige Justin Lequien, il rencontre Aman-Jean qui est ensuite son condisciple à l’École des beaux-arts où il intègre la classe de Henri Lehmann, un élève d’Ingres, en 1878 : Seurat y apparaît comme meilleur dessinateur que peintre. Il part un an pour son service militaire à Brest (novembre 1878-1879) où il multiplie les lectures. Au retour, il partage l’atelier d’Aman-Jean rue de l’Arbalète avant de louer le sien rue de Chabrol (1882-1886), fréquente le Louvre et le musée éphémère de l’hôtel Drouot, visite les expositions impressionnistes et le Salon, admire Delacroix et Puvis de Chavannes. Il poursuit ses lectures en se concentrant sur les théories de la couleur. Il devient aussi, pendant trois ans, « le jeune homme fou de dessin », poursuit Kahn, transposant la formule autobiographique du « vieillard fou de dessin », l’une des signatures de Hokusai. Ses dessins stylisent les silhouettes des passants du monde urbain et de la banlieue parisienne, noyées dans la pénombre ou dans la nuit qui dissipent les formes.
Il expose un premier dessin au Salon de 1883, et commence bientôt son premier grand projet pictural, Une baignade à Asnières (1884, Londres, The National Gallery). Il y met au point, en le retravaillant, la facture du néo-impressionnisme fondée sur le mélange optique où une juxtaposition de petites touches de couleurs complémentaires papillotent et se mêlent dans l’œil du spectateur. Refusé au Salon en 1884, le tableau prend place la même année dans la première exposition de la Société des Artistes Indépendants à laquelle participent aussi Paul Signac (1863-1935) et Charles Angrand (1854-1926), ses deux grands amis.
Mais déjà, Seurat a entrepris un nouveau tableau qu’il expose sous le titre Un dimanche à la Grande Jatte (1884) (1884-1886, cadre peint vers 1888-1889, Chicago, The Art Institute), en même temps que trois marines de Grandcamp, deux bords de Seine, et trois dessins dont Une parade et La banquiste, en 1886 à la huitième exposition impressionniste, à laquelle est aussi invité Signac. Il le présente à nouveau à la seconde exposition des indépendants à l’automne, à laquelle participent Angrand, Cross, Pissarro et Dubois-Pillet, et à la suite de laquelle le critique d’art Félix Fénéon, futur détenteur d’Une baignade, parle de « méthode néo-impressionniste ». Le poète Jean Moréas publie dans Le Figaro, « Un manifeste littéraire-Le symbolisme ». Seurat participe en 1887 à la deuxième exposition des Vingt à Bruxelles où il envoie à nouveau ce tableau.
Dès lors, l’œuvre peint de Seurat est rythmé tous les deux ans de grandes toiles d’exposition, qu’accompagnent de nombreuses études préparatoires, peintes ou dessinées, auxquelles s’ajoutent les marines de Bretagne et de Normandie résultant de ses campagnes de peinture d’été :
« Une grande toile l’hiver, écrit Émile Verhaeren, une toile de recherches et si possible de conquête... [...] Seurat a ouvert la voie vers la trouvaille. [...] Il était le plus chercheur, le plus solide de volonté, le plus découvreur d’inconnu. [...] Il était concentré, ramasseur de réflexions, synthétiseur féroce, ordonnateur et compulseur de remarques pour en dégager une loi, attentif au moindre fait pour en roburer un système . » (Emile Verhaeren,« Georges Seurat », 1891)
Il laissera près de 800 dessins, parmi lesquels les admirables dessins au crayon Conté, une centaine de « croquetons » caractérisés par leur touche en « balayé » (des petites peintures sur panneaux), une trentaine de marines, et six grands tableaux qui au début du vingtième siècle vont prendre place dans différents musées à travers le monde. Seurat présente en 1888 Les Poseuses (1886-1888, Philadelphie, Fondation Barnes) et Parade de cirque (1887-1888, New York, The Metropolitan Museum of Art) à la quatrième exposition des Indépendants, puis en 1890 Chahut (1890, Otterlo, musée Kröller-Müller), et Jeune femme se poudrant à la sixième exposition des Indépendants, et enfin en 1891 Cirque à leur septième exposition.
Claire Le Men, Illustration d’après «Parade», «Chahut» et «Cirque» de Seurat, 2025
2. Cirque : troisième volet du triptyque des spectacles de la vie parisienne
Aux variations de la lumière de plein air (Une baignade à Asnières, 1884 et Un dimanche à la Grande Jatte) et du jour de l’atelier (Les Poseuses), encore proches d’un impressionnisme revisité que transposent les petites touches juxtaposées du pointillisme, succèdent celles des lumières artificielles de l’éclairage électrique et du gaz, dans la nuit des rues ou les salles de spectacle.
Les trois derniers tableaux peuvent être appréhendés comme un triptyque dédié aux spectacles de la vie parisienne qu’affectionne Seurat, comme ses contemporains, et renvoient à l’univers du cirque et du café-concert (où se produisent souvent des saltimbanques), par ailleurs bien présent dans les dessins au crayon Conté. Dans Parade, les forains présentent ce qu’il est convenu d’appeler « la bagatelle de la porte », un défilé d’avant-spectacle accompagné de boniment et de musique, dont le but est d’attirer le public, tandis que Cirque se situe à l’intérieur de la salle, en pleine représentation : le rideau de scène, que tient un clown à perruque rouge-orangé vu de dos, est en train de se lever. Le cadre peint bleu nuit simule l’obscurité de la salle, qui contraste avec l’éclairage artificiel du cirque. Entre ces deux volets du triptyque, se place Chahut : derrière l’instrument d’un musicien vu de dos du premier plan, les danseuses de cancan se produisent, la jambe en l’air, près du groin porcin d’un spectateur qui symbolise le public en le caricaturant.
Parade de cirque et Cirque correspondent aussi à deux tempos différents, l’un statique, l’autre dynamique, ainsi qu’à deux modalités de la culture circassienne : le premier évoque les spectacles de rue populaires, en voie de disparition, qui ne sont plus autorisés qu’à périodes fixes, au moment de la foire du Trône où se déploient les attractions et les musiques de la foire aux pains d’épices. Dans un dessin préparatoire, on voit le nom du cirque Corvi, qui est un cirque itinérant d’animaux miniatures. Le second renvoie à l’architecture des cirques stables, « en dur », qui se sont construits depuis le Second Empire, tel le cirque Fernando de Montmartre que fréquentent les artistes et les écrivains, et devant lequel passe quotidiennement Seurat dans son trajet du domicile à l’atelier. Les numéros de clowns y alternent avec des performances vertigineuses d’acrobates, dont les stars sont des artistes cosmopolites, tandis que les spectacles équestres rappellent les origines nobles du cirque, venu d’Angleterre à Paris au début du XIXe siècle et associé à la civilisation du cheval. L’écuyère debout sur un cheval au galop, dans le travail du panneau, en apparaît comme une grâcieuse incarnation.
Le tableau de Seurat parvient simultanément à proposer une synthèse de l’idée de cirque, - sur ce point, l’absence d’article dans le titre du tableau a son importance - et à offrir l’effet d’un véritable spectacle, ainsi qu’en témoigne la description du tableau donnée en 1891 par Georges Lecomte:
« Autour d’une piste, un cheval galope, dégagé de tout frein, sous la pleine liberté de sa musculature. Une ballerine danse un pas ou tente des équilibres sur ce plancher mouvant. La rapidité de la rotation incline la belle et la bête vers le centre. Un clown salue le passage de l’audience par un preste saut périlleux qui dessine en belles arabesques les souplesses de son corps. Un écuyer, aux formes moulées dans un pantalon collant, tend la jambe et décrit des circuits avec son long fouet comme pour enlacer le galop circulaire. Des violons accélèrent fiévreusement la cadence et fouettent de leur rythme démoniaque cette chevauchée alerte. » Georges Lecomte, « Le Salon des Indépendants », L’Art dans les deux mondes, 28 mars 1891, p. 225.
Claire Le Men, Illustration d’après les affiches de Chéret et Gampenrieder, 2025
3. Seurat, collectionneur d’images de cirque
Seurat et sa mère avaient collectionné les affiches de Jules Chéret (1836-1932), alors considéré comme le roi de l’affiche, comme l’atteste la correspondance inédite entre Madeleine Knoblock, la maîtresse de Seurat, et Signac. De plus, un témoignage de Verhaeren confirme l’attention portée par Seurat à l’art de Chéret :
« L’affichiste Chéret dont il [Seurat] adorait le génie l’avait charmé par la joie et la gaîté de ses dessins. Il les avait étudiés, il avait voulu en démontrer les moyens d'expression et surprendre les secrets esthétiques. » (Emile Verhaeren, "Georges Seurat", La Société nouvelle, n°7, 30 avril 1891, p. 434)
On ignore quelles affiches avaient attiré ses regards. En revanche, un grand chromo reproduisant le tableau de cirque d’un peintre oublié, Karl Gampenrieder, et retrouvé par Signac dans les documents provenant de l’atelier de Chéret, offre une très probable source d’inspiration pour la scénographie du tableau de Seurat. On peut faire l’hypothèse que Seurat a plus particulièrement regardé les affiches de cirque de Chéret lithographiées en couleurs. Celle du Nouveau Cirque, situé rue Saint-Honoré, éclairé à l’électricité, et pourvu d’une piste qui pouvait se transformer en piscine, met en évidence toute la modernité du lieu. Un grand placard sans texte pour l’Hippodrome présente les acrobaties des clowns, en apesanteur dans la feuille, inspirés de la manga d’Hokusai. L’une et l’autre sont composées sur une feuille divisée à la diagonale en deux champs de couleurs contrastées, vermillon et bleu de Prusse, non sans évoquer la présentation de la couverture, inspirée du blason de la ville de Paris, du catalogue de l’exposition des Indépendants qui se tenait au pavillon de la ville de Paris.
Placées sur des chevalets ou sur des supports de fonte de part et d’autre de l’entrée des cirques, des hippodromes et des cafés-concert, qui présentent les spectacles, ces affiches détenaient pour les passants la même fonction d’attraction que le spectacle audio-visuel de la parade. Quels sont donc « les secrets esthétiques » de Chéret qu’a voulu surprendre Seurat ?
Claire Le Men, Illustrations d’après «Cirque» de Seurat, 2025
4. Ce que Seurat a retenu des affiches de Chéret dans Cirque
Le langage de l’affiche, connu de tous et directement lisible, adopte les conventions visuelles de l’imagerie. Celles-ci sont bien différentes du système pictural du tableau occidental, fondé sur la perspective depuis la Renaissance et auquel l’avant-garde cherche une alternative. Les motifs s’y trouvent agencés en silhouettes, et placés comme des découpures, par aplats, cernés d’un contour linéaire dans l’imagerie populaire gravée sur bois. Ils sont repris d’un support à l’autre, de l’image d’Épinal au chromo publicitaire, des éventails illustrés aux affiches, et déclinent inlassablement les mêmes pictogrammes de l’écuyère, du clown, de l’acrobate ou de M. Loyal, que reprend Seurat et qu’il inscrit à son tour dans la planéité de Cirque. Dans le traitement de ces motifs stylisés et stéréotypés, et en particulier ceux de l’écuyère au tutu jaune, ou du clown sauteur, Seurat reprend la façon dont Chéret a interprété sous sa signature ce langage familier.
Il s’est également intéressé à un procédé dont fait usage Chéret, chromiste accompli, celui du fond gradué : l’affiche est tirée sur un papier pré-imprimé dont les colorations changent progressivement du haut en bas de la page, en allant d’une teinte bleu sombre en haut, vers le blanc crème du papier au centre, et enfin vers un coloris de teinte chaude en bas. On s’en aperçoit notamment dans le traitement en dégradé des bancs du public à l’arrière-plan de Cirque.
Enfin, les deux artistes recourent à la « dynamogénie » des lignes dont parle Charles Henry, mathématicien qui inspire les néo-impressionnistes et dont Paul Signac illustre le traité . Chéret l’introduit dans la lettre de ses affiches où les lignes ascendantes induisent une tonalité joyeuse (ce qui est généralement le cas dans les affiches de cirque) alors qu’elle est triste lorsque les lignes sont descendantes (par exemple dans l’affiche pour La Terre, d’Emile Zola, roman qui retrace déjà le drame de la disparition de l’agriculture traditionnelle que vit le père Fouan face à la mécanisation). Chéret use aussi du jeu de la lettre et de l’image dans le continuum d’un tracé en arabesque évocateur de l’art nouveau, ou bien une ligne frénétique en zigzag dans ses affiches, ce que l’on retrouve dans les deux motifs, contradictoires et voisins, de l’éclair en zigzag et de l’arabesque de la chambrière dans Cirque. L’initiale du mot « cirque », qui est aussi celle de la signature de Chéret, se trouve, notamment dans l’affiche pour le Nouveau Cirque, magnifiée dans la piste, dont le contour est également mis en valeur dans Cirque.
Chéret et Seurat partagent ainsi l’art de synthétiser les formes, les couleurs et les lignes en mouvement dans un langage visuel tout à la fois abstrait et figuré, fusionnant lettre et image, qui résume l’expérience et le souvenir synesthésique du spectacle de cirque.
Les « notes cursives » d'Adolphe Retté, critique par ailleurs élogieux de Chéret, décrivent la « joie lumineuse », ondoyante et « circulaire » qui en résulte dans Cirque, en termes qui pourraient tout autant convenir aux affiches de Chéret :
« Quelle intense sensation de joie lumineuse, quelle ondoyante musique de lignes, le thème principal étant donné par l’écuyère qui brandit sa cravache, debout sur un cheval blanc lancé au galop. Tout concourt à l’effet cherché : la palpitante lumière orangée qui baigne le tableau, l’ordonnance du dessin tout en courbes infléchies et précipitées dans le sens du motif essentiel. Il y a là un parti pris d’atténuer l’impression brutalement directe au profit d’une synthèse, tous détails accessoires étant omis; cela ne peut que plaire . » (Adolphe Retté, « Septième exposition des artistes indépendants, notes cursives », L'Ermitage, vol. II, mai 1891)
Claire Le Men, Illustration d’après «Cirque» de Seurat, 2025
5. Portrait de l’artiste en saltimbanque
Signac, grâce auquel Cirque fut légué en 1927 au musée d’Orsay par le collectionneur américain John Quinn auquel il l’avait cédé à cette condition, a vu rétrospectivement dans cette toile devenue testamentaire le « rêve de couleur » de son ami Seurat :
« À la place du lit où le pauvre Seurat est mort, est accrochée sa dernière œuvre le Cirque. Je me le représente couché là, comme je l’ai vu, dans ce triste décor de maladie, dans cette réalité sombre, et au-dessus de lui, comme une apparition lumineuse, son Cirque, son rêve de couleurs [tel] qu'il devait lui apparaître dans son agonie » (Paul Signac, « Le néo-impressionnisme. Documents », Gazette des Beaux-Arts, janvier 1934)
Au premier plan de Cirque, le clown à la face grimée de blanc et à la coiffure rousse à trois pointes, vu de dos, avec son profil grimaçant, tient une baguette de chef d’orchestre, tout en dévoilant la scène. À la frontière du cirque et du monde du spectateur, ce personnage, qui dans le poème de Théodore de Banville Le saut du tremplin s’est envolé dans les étoiles dans l’élan d’un saut mortel, apparaît comme un autoportrait indirect de l’artiste en saltimbanque. C’est ce que confirme le « dernier dessin de Seurat », ainsi annoté par Signac, qui se concentre sur le personnage du clown, l’alter ego d’un artiste qui tire sa révérence avec ironie sous un masque clownesque.
Seurat, tout comme Chéret qui multiplie « l’imagerie des tréteaux », en revient ainsi au personnage-clé de la mythologie du cirque qui hante la littérature et la poésie depuis le romantisme, et dont Jean Starobinski a magnifiquement rappelé la portée dans Le Portrait de l’artiste en saltimbanque (1970) :
Quelle est la nature de l’attrait exercé sur les artistes, depuis près d’un siècle, par l’imagerie des tréteaux ? Cet intérêt admet, a n’en pas douter, une explication d’ordre extérieur : le monde du cirque et de la fête foraine représentait, dans l’atmosphère charbonneuse d’une société en voie d’industrialisation, un îlot chatoyant de merveilleux, un morceau demeuré intact du pays d’enfance, un domaine où la spontanéité vitale, l’illusion, les prodiges simples de l’adresse ou de la maladresse mêlaient leurs séductions pour le spectateur lassé de la monotonie des tâches de la vie sérieuse. De préférence à bien d’autres aspects de la réalité, ceux-là semblaient attendre d’être fixés dans une transposition picturale ou poétique. Mais ces raisons — dont l’implication socio-historique est évidente — ne sont pas les seules. L’élection d’un pareil thème s’explique imparfaitement par le seul attrait visuel que pouvait exercer le bariolage des tréteaux, comme une tache claire dans la grisaille d’une époque cendreuse. À ce plaisir de l’œil se joint un penchant d’un autre ordre, un lien psychologique qui fait éprouver à l’artiste moderne je ne sais quel sentiment de connivence nostalgique avec le microcosme de la parade et de la féerie élémentaire. Il faut aller, dans la plupart des cas, jusqu’à parler d’une forme particulière d’identification. L’on s’aperçoit en effet que le choix de l’image du clown n’est pas seulement l’élection d’un motif pictural ou poétique, mais une façon détournée et poétique de poser la question de l’art. Depuis le romantisme (mais non certes sans quelque prodrome), le bouffon, le saltimbanque et le clown ont été les images hyperboliques et volontairement déformantes que les artistes se sont plu à donner d'eux-mêmes et de la condition de l’art. Il s’agit là d’un autoportrait travesti, dont la portée ne se limite pas à la caricature sarcastique et douloureuse. (Jean Starobinski, Le Portrait de l’artiste en saltimbanque, 1970)