Qui était Olga Boznańska ? Quelle est sa particularité artistique ?
Leïla Jarbouai : Olga Boznańska (1865-1940) était une peintre née de mère française et de père polonais. Née en Pologne le 15 avril 1865 – l’accrochage a été réalisé à l’occasion du 160e anniversaire de sa naissance – elle a vécu entre les deux pays et est considérée comme l’une des plus importantes peintres polonaises dans son pays natal. En France, où elle a pourtant vécu plusieurs décennies et où elle a joué un rôle sur la scène artistique, elle n'a pas encore bénéficié de rétrospective permettant d'appréhender l'ensemble de son œuvre et est très peu connue.
Ewa Bobrowska : Née à Cracovie, alors sous domination de l’Empire austro-hongrois, Olga Boznańska s’installe à Paris en 1898, après un long séjour à Munich. Elle connaît déjà la capitale française, où elle a de la famille qu’elle a visitée avant de s’y établir. Son cousin, Daniel Mordant, peintre et graveur aquafortiste, bien introduit dans le milieu artistique parisien, l’informe sur la scène locale et la guide dans ses débuts.
Sa mère, préceptrice diplômée, lui dispense ses premières leçons de dessin. Olga poursuit ensuite une formation artistique, d’abord à Cracovie, puis à Munich, dans des écoles réservées aux femmes. Mais c’est à Munich qu’elle s’épanouit véritablement, grâce à la découverte de la peinture des maîtres anciens, notamment Van Dyck et les Hollandais, dont elle copie les œuvres. La ville bavaroise est aussi un centre dynamique d’art contemporain, avec de nombreuses expositions. C’est là qu’elle découvre l’œuvre de James Whistler et le japonisme, qui influenceront son travail : non seulement par l’usage de motifs comme les ombrelles et les éventails, mais aussi par la composition, inspirée des estampes japonaises.
La peintre commence, en 1896, sa carrière parisienne au Salon de la Société nationale des beaux-arts, auquel elle restera fidèle durant de nombreuses années. Deux ans plus tard, elle organise avec son cousin une exposition personnelle à la galerie Georges Thomas, avenue Trudaine. Georges Thomas, véritable découvreur de talents, semble avoir perçu le potentiel de l’artiste, qui décide peu après de s’installer définitivement à Paris, à Montparnasse.
Résidant au cœur de ce quartier cosmopolite, Boznańska s’impose comme portraitiste de renom. Polyglotte, elle reçoit dans ses ateliers successifs – d’abord au 114bis rue de Vaugirard, puis au 49 boulevard du Montparnasse – une clientèle internationale. Ses modèles, de diverses professions, sont souvent des artistes et intellectuels : peintres et sculpteurs, comme le Polonais Léopold Gottlieb, l’Italien Gennaro Favai ou le Britannique Bernard Harrison ; marchands et collectionneurs comme Georges Thomas, Louis Libaude, Feliks Jasienski, ou Angelo Sommaruga, ainsi que des hommes et femmes de lettres : Henri-Pierre Roché, Natalie Clifford Barney, Emile Verhaeren, prix Nobel de littérature Henryk Sienkiewicz, ou le critique d’art Louis Vauxcelles, et parmi les musiciens Artur Rubinstein. Aujourd’hui, ces noms sont pour la plupart oubliés, balayés par la domination des avant-gardes, mais à l’époque, ils faisaient partie des élites. L’encouragement des jeunes talents est aussi important pour l’artiste - elle enseigne à l’Académie Vitti, à l’Académie Colarossi, et accueille des élèves dans son propre atelier.
Son talent est rapidement reconnu. En 1895, le journal berlinois Bazaar la classe parmi les douze femmes peintres les plus importantes d’Europe. Elle expose régulièrement à Paris, notamment au Salon de la Société nationale des beaux-arts (elle en devient sociétaire en 1904), au Salon des Tuileries, et au sein de groupes féminins tels que Les Quelques ou Les Unes Internationales. Elle est également active au sein de la Société Femmes Artistes Modernes dans les années 1930. Son œuvre est saluée à Amsterdam, Berlin, Cracovie, Londres, Lviv, Munich, Prague, Venise, Vienne, aux États-Unis, et même au Japon. Elle reçoit de nombreuses distinctions : médaille d’or à Munich (1893), à la IIIe Internationale Kunst-Ausstellung de Vienne (1894), à la Women’s Exhibition de Londres (1900), à la Xe Exposition Internationale d’Art de Munich (1905), ainsi qu’une mention honorable à l’Exposition Universelle de Paris en 1900 – fait exceptionnel pour une femme artiste à cette époque.
Partant d’une peinture réaliste, mais toujours focalisée sur la couleur et ses harmonies, Boznańska s’inspire de la peinture française, notamment du symbolisme, puis dialogue avec Manet, Whistler et Carrière. Vers 1912-1913, elle s’inscrit dans une esthétique postimpressionniste, en regardant entre autres Vuillard, et développe un style personnel de portrait caractérisé par des poses hiératiques de modèles, dénués d’attributs qui permettraient de les identifier. Sans faire partie d’aucun courant d’avant-garde de son époque, Boznańska suit sa propre voie artistique et crée sa propre modernité marquée par une beauté raffinée et délicate. Dépassant les conventions du portrait officiel, elle invente un langage pictural unique.
Pour mieux comprendre son style, il est intéressant d’analyser ses liens avec les artistes de ce que l’on pourrait appeler « l’école internationale », qui s’est développée au tournant du XXe siècle. Il s’agit des artistes de différentes nationalités qui sont venus à Paris et à Munich depuis les pays qu’on appelle des périphéries artistiques – les Etats-Unis, la Scandinavie et l'Europe centrale et orientale. Étudiant hors de leur pays, ils ont développé un style ancré dans le réalisme, mais vivifié par des solutions impressionnistes : palette éclaircie, coups de pinceau libres, effets lumineux. Parmi eux, John Singer Sargent, Frank Duveneck et ses « Duveneck boys », mais aussi des femmes artistes comme l'Allemande Maria Slavona, l'Américaine Cecilia Beaux, la Britannique Beatrice How ou encore Margarete von Kurowski - une amie de Boznanska. Ces relations méritent certainement des recherches plus approfondies.
Le musée d’Orsay conserve trois œuvres de l’artiste : comment sont-elles entrées dans les collections nationales ? Est-ce qu’il en existe dans d’autres musées français ?
L.J : Les trois tableaux d’Olga Boznańska présents au musée d’Orsay sont entrés dans les collections publiques nationales françaises du vivant de l’artiste. Ils ont été acquis par l’Etat pour le musée du Luxembourg, musée des artistes vivants de l’époque, directement à l’artiste au moment de l’exposition de ses tableaux au Salon de la société nationale des Beaux-Arts.
E.B : Il n’y a pas d’autres tableaux de Boznańska dans les musées français. En revanche, il y en a dans des collections privées. Il faut savoir que tous les achats de l’État n’aboutissaient pas forcément. Boznańska a proposé deux de ses tableaux à l’achat en 1899 qui n’a pas abouti, puis en a refusé un en 1920.
Olga Boznańska a fait l’essentiel de sa carrière en France, à Paris. Elle a eu une production importante (plus de 1000 œuvres). Comment explique-t-on que si peu de ses œuvres soient présentes dans les collections nationales ?
L. J : Cela peut s’expliquer d’abord par son origine polonaise dans un contexte de montée des nationalismes et de classement des artistes par « écoles » malgré leur fort multiculturalisme. Olga Boznańska était franco-polonaise : de mère française et de père polonais, elle est née à Cracovie, en Pologne, et y a passé son enfance et adolescence. Elle a étudié à Munich, un centre artistique très recherché des artistes nordiques et d’Europe centrale et orientale, avant de s’installer à Paris, ayant une formation européenne. A l’époque où elle a construit son œuvre, Paris était une capitale artistique mondiale et un très grand nombre d’artistes venus des quatre coins du monde, et en particulier d’Europe, y travaillaient. Il y avait donc une forte concurrence et il était difficile de se distinguer sur une scène artistique si riche et foisonnante. Les artistes gardaient un lien avec leur pays natal et constituaient des réseaux de solidarité liés à leurs aires d’origine. Même installée en France, Boznańska continuait de faire des portraits de Polonais.e.s, de vendre en Europe et d’être appréciée à Cracovie, dont le musée d’art a la plus importante collection de l’artiste. Le passage par Paris permettait moins de se faire remarquer en France que d’acquérir une notoriété dans son pays d’origine, c’est le cas par exemple pour Harriet Backer, une peintre norvégienne récemment exposée au musée d’Orsay, dont les dix ans passés à Paris lui ont permis d’asseoir sa réputation en Scandinavie. Certains conservateurs, dont Léonce Bénédite, ont contribué à enrichir les collections étrangères, en achetant directement leurs œuvres aux artistes étrangers, mais les collections restaient avant tout dévolues à l’art français.
Cela s’explique aussi et surtout par son genre, dans un contexte misogyne et patriarcal, où les femmes étaient considérées comme mineures, procréatrices et non créatrices. Les femmes sont beaucoup moins présentes que les hommes, proportionnellement à leur production artistique, dans les collections nationales. On peut citer par exemple Mary Cassatt : on ne peut voir qu’un seul tableau d’elle dans les collections permanentes du musée d’Orsay, grâce au legs d’Antonin Personnaz ! Un seul tableau de Rosa Bonheur a été acquis par l’Etat de son vivant, le fameux Labourage nivernais ! Pour être présentes dans les collections, les femmes ou leurs descendants devaient le plus souvent offrir leurs œuvres (la majorité des œuvres de femmes sont entrées par dons, peu ont été achetés). Donc finalement trois tableaux de Boznańska, et achetés de son vivant, ce n’est pas si mal…
E. B : Si une grande partie de son œuvre est effectivement en Pologne, ses tableaux sont aussi conservés, outre au musée d’Orsay, dans des musées aux Etats-Unis, au Canada, en Belgique, en Italie, en République Tchèque, au Japon et dans de nombreuses collections privées à travers le monde.
Comment expliquer qu’elle soit si peu connue aujourd’hui malgré la renommée internationale dont elle jouissait de son vivant, et comment avez-vous redécouvert cette artiste ?
E. B : Plusieurs facteurs expliquent pourquoi certains artistes, notamment des femmes, tombent dans l’oubli. Boznańska jouissait d’une grande notoriété dans sa jeunesse et jusqu’à la Grande Guerre. Celle-ci marqua une profonde césure : son éclatement mit fin au « long XIXᵉ siècle ». Le monde d’après-guerre changea radicalement, vivant à un rythme plus rapide et selon des règles nouvelles. Par ailleurs, les atrocités de la guerre bouleversèrent profondément l’artiste, naturellement bonne et douce. Elle perdit sa confiance en l’humanité. À 53 ans, seule (elle n’avait pour seule famille qu’une sœur) et privée de ses moyens de subsistance par la guerre, il lui fut extrêmement difficile de relever les défis des « années folles » et de lutter pour conserver sa renommée. La situation d’une femme artiste mûre est souvent bien moins favorable que celle d’une jeune femme — un facteur qui, pour les hommes, joue peu.
Cependant, l’oubli de Boznańska reste relatif : elle demeure bien connue et reconnue en Pologne, son pays natal. Boznańska est morte à Paris, sous l’Occupation nazie, en octobre 1940. Elle avait légué le contenu de son atelier au Musée national de Cracovie, sa ville natale. Mais son vœu ne put être exaucé qu’à partir des années 1950, en raison de la guerre et des bouleversements politiques en Europe. Une fois arrivée à destination, son œuvre a été bien intégrée dans les collections d’importants musées locaux et présentée dans des expositions locales.
En revanche, elle a été oubliée à l’Occident, et notamment en France. À l’époque, la Pologne appartenait au bloc de l’Est. Les échanges culturels entre l’Est et l’Occident furent limités pendant toute la période communiste. Ainsi, l’œuvre de Boznańska est restée longtemps « enfermée » dans les frontières du bloc de l’Est, jusqu’aux changements politiques des années 1990. Certes, ses œuvres ont figuré dans des expositions d’art polonais présentées en Occident, sans toutefois bénéficier d’une exposition monographique. La première organisée depuis 1945, que j’ai eu l’honneur de mettre en place à Paris, s’est tenue à la Bibliothèque Polonaise en 1990, suivie d’une autre en 2002, puis en 2016 — mais jamais dans une institution publique française. Rarement promue, cette artiste n’a donc pu véritablement accéder à la reconnaissance qu’elle mérite.
L. J : Ce cas d’artiste renommée de son vivant et peu connue aujourd’hui n’est pas rare, surtout pour les artistes femmes. On pourrait même dire que c’est le cas de nombreuses artistes femmes en France. Elles ont pâti d’une histoire de l’art construite sur la succession des avant-gardes dominées par des figures de grands maîtres de génie (qu’on peut résumer par « de Cézanne à Picasso »). Des artistes traçant leur sillon personnel sans entrer dans cette logique d’avant-garde, ne pouvant être enfermées dans une case en « isme », ont été oubliées. Evidemment une autre raison est la faible considération pour les femmes par les hommes dominant la scène politique, culturelle et artistique au XXème siècle : une femme ne pouvait être une véritable créatrice, au mieux elle était une bonne imitatrice.
On en voit pour preuve le cas de Berthe Morisot, une des impressionnistes les plus radicales, considérée pourtant comme « élève » de Manet pendant la majeure partie XXe siècle. De même Mary Cassatt, malgré la richesse et la puissance de son œuvre, était vue comme « élève » de Degas. C’est aussi le cas pour les artistes qui étaient pourtant de véritables stars de leur vivant et dont les œuvres battaient des records de prix : même si son nom était connu, on n’a finalement redécouvert que récemment l’œuvre de Rosa Bonheur, qui éclipsait pourtant de son temps ses contemporains masculins dans le domaine de la peinture animalière.
Vous invitez le public à découvrir cette artiste avec ces trois portraits présentés en salle 69. Qu’est-ce qui dans la peinture de Boznańska vous semble en mesure de toucher les visiteurs ?
L. J : Dans un portrait, Boznańska cherche la présence, qui ne passe pas par les détails mais par l’intensité d’un regard. Les femmes qu’elle peint sont des individus, identifiées, en l’occurrence Janina Dygat et Elsa Sare Krause, mais elle leur donne une dimension générique, pour, au-delà de leur particularité, chercher l’intensité de leur présence, leur vitalité et leur humanité partagée par tous. Dans les trois portraits du musée d’Orsay, les modèles nous regardent droit dans les yeux, frontalement.
La peinture de Boznańska est très travaillée en matière : il y a une présence des tableaux qu’on ne peut pas imaginer avec des reproductions. L’artiste travaille à la peinture à l’huile sur carton en laissant visible ses gestes. Ce n’est pas une peinture lisse mais au contraire épaisse, rugueuse, la lumière s’accroche sur les empâtements et fait vibrer la matière, en particulier la chair, traitée avec plus d’épaisseur que les tissus et que les fonds.
E. B : Bien que souvent qualifiée de « peintre de l’âme » — une expression qui, en vérité, ne signifie pas grand-chose — Boznańska a toujours voulu s’adresser à l’œil du spectateur, susciter une émotion par les moyens propres à la peinture : la composition du tableau, la couleur, la matière picturale, et la manière dont l’artiste utilise la lumière. La maîtrise de ces éléments lui permettait de toucher le spectateur et de révéler la beauté des choses à travers le langage spécifique de la peinture.
Ses tableaux, souvent peints sur du carton — support choisi pour sa capacité à absorber l’huile et conférer à la peinture un aspect mat, proche du pastel — demandent à être regardés tels quels, sans recherche d’anecdote ni de symbolique. Le procédé employé par la peintre, long et fastidieux, aussi bien pour elle que pour ses modèles, aboutissait à des œuvres d’une grande finesse — de véritables morceaux de bravoure picturale.
Exposés dans la salle 69, au nombre de trois, ses tableaux révèlent toute leur puissance, née de leur délicatesse vaporeuse. Ils trouvent une résonance particulière dans leur voisinage : en face d’un tableau d’Eugène Carrière, peintre auquel elle a souvent été comparée, à tort ; aux côtés d’un portrait signé Aman-Jean, qu’elle connaissait personnellement, d’une maternité de Béatrice How, avec laquelle elle exposait fréquemment, et surtout, d’un petit portrait d’Édouard Vuillard, un artiste que Boznańska admirait profondément, bien qu’elle n’ait jamais eu l’occasion de le rencontrer.